Que sur toi se lamente le Tigre d’Émilienne Malfatto

Que sur toi se lamente le Tigre d’Émilienne Malfatto.

Elyzad, septembre 2020, 80 pages, 13,90 €, ISBN 978-9-97358-122-8.

Genres : littérature française, premier roman.

Émilienne Malfatto naît en décembre 1989. Elle étudie le journalisme de l’Institut d’études politiques de Paris. Elle est journaliste, photographe et autrice (elle a souvent travaillé en Irak). Que sur toi se lamente le Tigre est son premier roman (Goncourt du premier roman 2021) et son nouveau livre est Les serpents viendront pour toi, une histoire colombienne (Les Arènes, 2021).

La jeune fille a eu un seul rapport sexuel avec Mohammed avant qu’il ne parte à Mossoul et se fasse tuer… Ils devaient se fiancer… Elle a cédé à ses avances… « Ce fut sans plaisir, une étreinte terne, précipitée » (p. 14), elle n’a « pas dit non […] pas dit oui » (p. 15), elle ne savait pas, « Je me croyais protégée » dit-elle (p. 15). La jeune fille, naïve, est enceinte. De « cinq mois, peut-être » dit le médecin à l’hôpital (p. 20)… La jeune fille sait que c’est « comme une sentence de mort » (p. 20) parce que « L’honneur est plus important que la vie. Chez nous, mieux vaut une fille morte qu’une fille mère. » (p. 21).

Voilà, tout est dit et le roman raconte la dernière journée de cette jeune fille, journée durant laquelle elle se rappelle de plusieurs événements, dont la mort de son père. Mais il y a d’autres voix dans ce roman, celles des proches et celle du fleuve.

Baneen, la sœur de la jeune fille, est mariée à Amir, elle aussi est enceinte mais elle est « épouse, […] soumise, […] correcte, celle qui respecte les règles, qui ne les discute pas. Celle qui ne peut concevoir qu’on ne les respecte pas. » (p. 22). Elle ne fera rien pour sa jeune sœur, elle lui en veut même parce qu’elle est au courant de sa grossesse, elle craint son mari…

De son côté, le fleuve – le Tigre – continue son chemin, il « traverse des champs de ruines [et] longe des maisons détruites » (p. 25). En donnant la parole au fleuve, « Un géant a piétiné les quartiers. Ici même les pierres ont souffert. Le béton a hurlé, le métal gémi. La cité des hommes est devenue une fourmilière dévastée, amas de gravats sur le point de s’écrouler dans mes flots. Les hommes en noir n’ont laissé que cendres derrière eux. Mais eux aussi eux aussi sont retournés à la poussière. » (p. 25), l’autrice fait fort parce que c’est en fait très beau et poétique. Et je repère ces mots, « souffert », « hurlé », « gémi », qui me font penser que la femme enceinte elle aussi va souffrir, hurler et gémir, comme si le fleuve et elle étaient liés.

Il y a de nombreuses références à Gilgamesh et à la mythologie antique : s’étant « emparé de la vie éternelle » (p. 25), les humains ont la mort implantée en eux.

Amir va devoir donner la mort parce qu’il est « l’homme de la famille, l’aîné, le dépositaire de l’autorité masculine – la seule qui vaille, qui ait jamais valu. [Il] règne sur les femmes. » (p. 33)… Comme s’il n’y avait déjà pas assez de morts avec la guerre, les attentats (le père de la jeune fille est mort à Bagdad dans un attentat et la famille est partie s’installer à la campagne dans le sud).

Les chapitres alternent entre ceux de la jeune fille (caractères normaux) puis ceux de ses proches (Baneen, Amir, Hassan, Ali…) et ceux du Tigre, oui le fleuve (caractères italiques). Ces chapitres sont tous très courts et le lecteur oscille entre le côté dramatique des humains et le côté poétique (voire lyrique) du fleuve même si le texte est également dramatique. Mohammed, le fiancé disparu, aussi prend la parole : « Je suis mort et ma mort en entraînera d’autres. La femme que j’ai voulue pour mon plaisir. Mon enfant qui ne naîtra pas. Ma jouissance a été leur châtiment. Dans ce pays de sable et de scorpions, les femmes payent pour les hommes. » (p. 40-41). Qui pourra faire quelque chose pour la jeune fille ? Sa sœur aînée Baneen qui a pitié d’elle mais qui lui en veut de connaître son secret ? Son petit frère Hassan qui est jeune et impuissant face aux traditions et à l’honneur de la famille ? Sa mère qui est absente car en prière à Najaf sur ta tombe de son défunt mari ? La mère est consciente qu’une prison a été bâtie autour d’elle avec « les règles imposées, […] les interdictions et les obligations, sous les voiles et les frustrations » (p. 56) et qu’elle a fait de même pour ses filles… « Si j’ai un jour rêvé, je ne m’en souviens plus. Notre monde n’est pas fait pour les rêves. » (p. 56). Ali, « l’autre frère. Le moderne, le modéré. Celui qui ne tuera pas. » (p. 68) mais qui se sent lâche parce qu’il « désapprouve en silence. » (p. 68), parce qu’il est représentatif de « la majorité inerte […] l’homme banal et désolé de l’être. […] le frère […] qui aime et qui comprend. […] qui condamne les règles mais ne les défie pas. […] complice par faiblesse. » (p. 68), « le frère ouvert, tolérant, presque libéral. Un homme bien. » (p. 69) mais impuissant.

La jeune fille, on ne connaîtra pas son prénom… parce qu’en plus d’être victime de la barbarie du mâle dominant, elle est condamnée à être effacée, oubliée… Est-ce qu’un jour l’humanité gagnera contre ces absurdités, contre ces folies ? Je publie ma note de lecture exprès ce mardi 8 mars parce que le 8 mars est la Journée internationale des femmes (et par extension la Journée du droit des femmes et la Journée contre les violences faites aux femmes). Ce 8 mars 2022, le thème (défini par ONU Femmes) est « l’égalité des sexes aujourd’hui pour un avenir durable », c’est loin d’être gagné…

Que sur toi se lamente le Tigre a reçu plusieurs prix littéraires : Goncourt du Premier Roman 2021, Prix Hors Concours des Lycéens, Prix Ulysse du livre, Prix Zonta Olympe de Gouges, Mention spéciale des lecteurs Prix Hors Concours, lauréate du Festival du Premier Roman de Chambéry 2021 et finaliste du Prix Régine Desforges mais ce n’est pas pour cette raison qu’il faut le lire… Il faut le lire parce que c’est un roman intime, émouvant, bouleversant, et que cette histoire de fiction est malheureusement l’histoire de beaucoup de jeunes filles et jeunes femmes dans cette partie du monde…

Après Bel abîme de Yamen Manai, je me prends à nouveau une grosse claque (littéraire et émotionnelle) grâce à Elyzad, extraordinaire maison d’éditions basée à Tunis.

Vous trouverez d’autres avis (enthousiastes) sur Bibliosurf. Si vous l’avez lu, déposez votre lien en commentaire ! Alex, Domi c lire, Ju lit les mots, Mes échappées livresques, Mumu, Usva, Yv, Zazymut

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 29, un livre sur un thème, une cause qui me tient à cœur, 2e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 50, un livre dont le titre comporte le nom d’un fleuve ou d’une rivière), Petit Bac 2022 (catégorie Lieu pour le fleuve Tigre) et Un genre par mois 2022 (le genre de mars est historique et je considère que ce roman est aussi historique avec ses allégories antiques de Gilgamesh, avec le fleuve qui a vécu toute l’histoire de l’Irak et avec la guerre en Irak).

12 réflexions sur “Que sur toi se lamente le Tigre d’Émilienne Malfatto

    • Tout lecteur ne peut qu’apprécier ce roman malgré la violence qui s’en dégage car ce récit fictionnel n’est malheureusement que trop vrai… Je te conseille d’autres titres des éditions Elyzad en particulier ceux de Yamen Manai ❤

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    • Merci ClaudiaLucia, je note mais pas pour le mois de mars qui est super chargé en fait (Europe de l’Est, Mexique, LC du Cousin Pons de Balzac, etc., c’est la folie !).

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