La résistible ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht.
L’Arche, collection du Répertoire, 1959, 112 pages, épuisé mais d’autres éditions sont parues y compris une intégrale du théâtre de cet auteur. Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui (1941) est traduit de l’allemand par Armand Jacob. Cette pièce a été écrite en collaboration avec Margarete Steffin et elle est sous-titrée Parabole dramatique.
Genres : littérature allemande, théâtre, Histoire.
Bertolt Brecht naît le 10 février 1898 à Augsbourg en Bavière dans l’Empire germanique (1871-1918). Il naît dans une famille bourgeoise (son père est propriétaire d’une fabrique de papier). En 1914, il a 16 ans et il est déjà publié. Il étudie la philosophie puis la médecine mais il est mobilisé pour la Première guerre mondiale. Cependant il n’arrête pas d’écrire, en particulier des écrits pacifistes. Après la guerre, il écrit des pièces – la plus célèbre étant sûrement L’Opéra de quat’sous – et rencontre un succès international. Mais il est devenu marxiste dans les années 20 et, avec la montée du nazisme, ses pièces sont de plus en plus souvent interdites. Bertolt Brecht et son épouse – Helene Weigel, une actrice (1900-1971) – quittent l’Allemagne et s’exilent au Danemark (tout comme Thomas Mann, il est déchu de sa nationalité allemande) puis en Suède, en Finlande et enfin en Californie aux États-Unis. Il continue d’écrire des pièces et aussi des scénarios pour Hollywood. Lorsqu’il revient en Europe à la fin des années 1940, il vit en Suisse puis en Allemagne mais à Berlin-Est où il fonde avec Helene Weigel le Berliner Ensemble. Il meurt le 14 août 1956 à Berlin-Est en RDA (République démocratique allemande, 1949-1990). Il laisse à la postérité de nombreux articles de journaux et une cinquantainre de titres (pièces de théâtre mais aussi du ballet et de la poésie).
Margarete (Émilie Charlotte) Steffin naît le 21 mars 1908 à Rummelsburg dans le Land de Berlin. Issue d’une famille d’ouvriers, elle travaille dès 14 ans (compagnie de téléphone puis théâtre et revue Rote). Grâce à Bertolt Brecht et Hélène Weigel, elle devient actrice de théâtre mais elle est aussi autrice, critique littéraire et traductrice du russe et des langues scandinaves. Elle meurt le 4 juin 1941 à Moscou (tuberculose).
Dans le prologue, le Bonimenteur fait son discours d’ouverture et parle des scandales et des gangsters qui secouent la ville de Chicago. « Chers spectateurs, nous présentons / – Vos gueules un peu, dans le fond ! / Chapeau là-bas, la petit’ dame ! – / Des gangsters l’historique drame : / Stupéfiante révélation / Sur le scandal’ des subventions ! » (p. 7) ou l’art d’alpaguer la foule ; et annonce les gangsters qui participeront au spectacle dont Arturo Ui. Le « grand style tragique » et le « réel authentique » (p. 8) seront bien sûr respectés. Musique forte et crépitement de mitraillette, l’ambiance est assurée.
C’est la crise à Chicago, les affaires ne rapportent plus, les denrées peinent à arriver, les commerces mettent la clé sous la porte (crise des choux-fleurs !) et les gangsters ne peuvent plus… travailler, les docks devant être construits manquant de budget. « Toute morale est morte. La crise est de morale aussi bien que d’argent. […] Morale, où donc es-tu au moment du malheur ? » (Mulberry, p. 12).
Notez l’humour : « J’ai couru de Caïphe à Pilate : Caïphe ? / Absent pour plusieurs jours, Pilate ? Dans son bain. / De ses meilleurs amis on ne voit que les fesses ! » (Sheet, p. 15). « L’argent est cher en ce moment. » (Flake, p. 16) et « Oui, et surtout / Pour qui en a besoin. » (Sheet, p. 16).
Pendant la conversation, apparaît Arturo Ui, pas très apprécié, « Ce type nous assiège de propositions […] / Le revolver en main. On rencontre aujourd’hui / Beaucoup d’hommes pareils à Arturo Ui, / Qui couvrent notre ville et semblent une lèpre / Qui lui ronge les doigts, et les mains et les bras. / D’où cela vient, nul ne le sait. Mais on devine / Que cela vient d’un gouffre insondable. Ces vols, / Ces rapts, ces extorsions, ces chantages, ces crimes. / […]. » (Flake, p. 17).
De son côté, le vieil Hindsborough, élu à la mairie, a raflé la mise et Hindsborough Junior est ravi ; le vieux représente un peu Dieu le père et Junior est d’ailleurs écrit le Fils et réponds la plupart du temps « Oui, Père. », c’est le côté irrévérencieux de Bertolt Brecht. Mais tout le monde est corruptible…
Quant à Arturo Ui, par manque de travail, ses hommes deviennent oisifs et cela « surtout leur fait beaucoup de mal. » (Roma, p. 23) et il déprime… « La gloire du gangster ne dure qu’un matin. / Le peuple est inconstant, et déjà il se tourne / Vers les vainqueurs nouveaux. […]. » (Ragg, p. 26).
Le lecteur va donc croiser Hindsborough, Gobbola, Gori… des noms qui ressemblent à von Hindenburg, Goebbels, Göring… À la fin de chaque scène, un panneau explicatif apparaît et, à la fin de la scène IV, il y est écrit : « Dans le cours de l’automne 1932, le parti d’Adolf Hitler et les S.A. sont à la veille d’une banqueroute et menacés de dissolution. Les élections de novembre sont très défavorables aux nazis. Par contre le nombre des voix qui se sont portées sur les deux partis ouvriers, communiste et socialiste, s’est accru considérablement. » (p. 30). Vous voyez le parallèle entre Arturo Ui et Adolf Hitler et entre les Gardes du Corps d’Ui et les S.A. ? Mais, tout comme l’ascension d’Arturo Ui, celle d’Adolf Hitler était résistible, c’est-à-dire qu’elle aurait vraiment pu être évitée.
Lorsque Arturo Ui et son fidèle lieutenant Ernesto Roma font irruption dans sa maison, le vieil Hindsborough est sous le choc. « Ainsi, de la violence ? » (p. 34) mais Roma lui répond « Oh que non, cher ami ! Juste un peu d’insistance. » (p. 34) ou le nouveau langage. Tiens, que vous disais-je ci-dessus : Ui vient ‘prier’ le vieil Hindsborough bien qu’il « n’aime pourtant guère prier » (p. 35). Bref, Ui a « pris [sa] décision », il veut être « protecteur. Contre toute menace. Par la force qu besoin. » (p. 35), ben voyons, il annonce la couleur ! « Payer ou bien fermer. Tant pis si quelques faibles / Risquent de succomber : c’est la loi naturelle. / […] moi qui vous respecte à l’extrême […] » (Ui, p. 36). Extrême, le mot est dit… et Ui ne s’arrête pas là… « (Hurlant :) En ce cas je l’exige / En tant que criminel ! Je possède les preuves ! / […] Je vous préviens ! Ne me poussez donc pas / À des extrémités funestes ! […]. / Plus d’amis ! C’est de l’histoire ancienne ! Vous n’avez plus d’amis aujourd’hui, et demain / Rien que des ennemis. S’il est pour vous sauver / Quelqu’un, c’est moi, Arturo Ui ! Moi, moi ! » (Ui, p. 37). Le personnage vociférant, rugissant est, je trouve, très ressemblant. En plus, il veut se donner un air respectable et apprend à bien se tenir, bien marcher, bien parler et même à bien s’asseoir pour plaire « aux petites gens » (p. 53), tout un programme qui malheureusement fonctionne… Arturo Ui est prêt, bien entouré quoique de peu d’hommes au début, il va dénoncer la délinquance, expliquer que c’est « le chaos qui règne » (p. 56), faire peur sous prétexte de la défense « des citoyens honnêtes » (p. 56), du travail et de la paix alors qu’il n’appelle qu’à la haine de l’autre. Voilà, tout est clair, le sort en est jeté, la messe est dite… Vous savez que Hitler aimait les enfants, eh bien voilà une petite orpheline avec sa maman, jeune veuve, qui vient témoigner pour Arturo Ui, un bienfaiteur selon la maman mais elle s’emmêle les crayons : sa fille a d’abord six ans et, dans la phrase suivante, elle a cinq ans (Fleur des Quais, p. 61), MDR, bonjour la crédibilité ! Quant au feu inopiné et au procès fantoche contre Fish, un ouvrier au chômage, c’est… sans commentaire ! La peste noire est là et va tout contaminer… Tout ça pour des choux-fleurs (enfin, dans la pièce de Bertolt Brecht), je ne mangerai plus les choux-fleurs de la même façon après avoir lu ce texte !
Chicago (dans les années 20 et 30, une ville industrielle, à forte croissance démographique, à forte immigration, à forte ségrégation aussi, à fortes tensions sociales, à fort chômage et à forte délinquance, et donc capitale du crime et de la prohibition) était idéale pour symboliser l’Allemagne. Quant à Cicero (une ville en banlieue de Chicago, fief d’Al Capone), elle est dans la pièce plus « discrète » mais représente bien l’Autriche, qui préfère se taire et faire profil bas. Et Ui n’en a pas finit, « […] Et j’ai, moi, de plus vastes projets / Pour l’avenir. » (p. 76). Même le complot contre Hitler, je veux dire contre Ui, et l’envahissement des territoires voisins y sont !
Je sais que j’ai déjà crié au génie pour Klaus Mann (Correspondance avec Stefan Zweig et Contre la barbarie) mais Bertolt Brecht est très bon aussi, excellent même ! Une partie des vers est en alexandrins (dont j’ai parlé récemment, décidément mes lectures sont liées !) et Brecht fait preuve de beaucoup d’humour dans cette pièce épique et je comprends pourquoi elle est sous-titrée Parabole dramatique. Elle raconte, en la personne d’Arturo Ui (on appelle ça la distanciation), l’ascension d’Adolf Hitler au pouvoir (entre 1929 et 1938), ascension qui aurait pu être évitée mais on ne peut refaire l’histoire… Par ce principe de distanciation, l’auteur met en parallèle le trust des choux-fleurs en crise et la crise économique mondiale qui éreinte l’Allemagne entre les deux guerres, la destruction des commerces à Chicago et la Nuit de cristal (destruction des magasins juifs), l’incendie de l’entrepôt (et des maisons avoisinantes) et l’incendie du Reichstag, entre autres.
Comme les écrivains engagés de son époque, Bertolt Brecht appelle à toujours rester attentif, vigilant car le monde n’est pas à l’abri de telles idées et de tels gangsters. L’auteur pense à cette pièce dès 1934 (entretien avec Walter Benjamin, 1892-1940), l’écrit en 1941 alors qu’il est en exil en Finlande (en trois semaines seulement mais y apporte quelques modifications ensuite). Elle a été traduite en anglais et lue à New York en 1941 (peu de succès) puis jouée en 1958 à Stuttgart et en 1960 à Paris. La pièce a été régulièrement joué entre 1960 et 2017.
Je vous conseille fortement cette lecture, même si vous n’aimez pas spécialement lire du théâtre, parce que c’est une lecture indispensable. Je vous invite aussi à regarder / écouter la vidéo de la Compagnie Brasse de l’air ci-dessous.
Cette lecture est pour Les classiques c’est fantastique puisque, pour le mois de novembre, le thème est titre-prénom (un classique qui comporte un prénom dans son titre) et Les feuilles allemandes mais elle entre aussi dans 2022 en classiques, Petit Bac 2022 (catégorie Prénom pour Arturo) et ABC illimité (j’hésite entre la lettre B pour prénom ou nom et la lettre R pour titre… allez va pour B et le nom).
Un fabuleux auteur si typique de la république de Weimar. La pièce est une dénonciation fabuleuse de la démagogie et du populisme. Effectivement une lecture/réflexion incontournable aujourd’hui.
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Tout à fait Crémieu-Alcan, merci pour ton commentaire (dommage, je n’ai pas trouvé de Brecht sur ton blog).
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Merci pour ce compliment (perfide ?). Je ne pense pas être compétent pour traiter de ces très grands auteurs. A mon goût, je préfère Grand peur et misère du IIIe Reich : des petites pièces pour un théâtre de rue forcément ouvrier…
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Non, pas de perfidie du tout, mais vu ton commentaire, j’ai été ‘déçue’ de ne pas trouver ce titre ou un autre titre de Bertolt Brecht sur ton blog. Je pense que, lorsque nous lisons, nous avons le droit de donner notre avis, notre ressenti, à notre niveau, quel que soit notre ‘niveau d’études’. Je note Grand peur et misère du IIIe Reich (merci) mais pas pour tout de suite, j’ai beaucoup de livres en attente… Bonne continuation à toi et à ton blog 🙂
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C’est mon syndrome de l’usurpateur : je ne touche pas à la « très grande » littérature. Un point de vue personnel qui ne débouche nullement sur un jugement d’autrui. C’est mon point de vue et d’autres ont raison de ne pas le partager. Au plaisir de nouvelles rencontres littéraires !
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Mais comment savoir si c’est de la ‘très grande littérature’ avant d’avoir lu ?
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La notoriété… Flaubert, Hugo, Proust…
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Oui, c’est sûr mais combien de grands lecteurs (je dis ça pour les lecteurs qui lisent beaucoup) n’apprécient pas ces auteurs ? J’ai récemment présenté Hernani de Victor Hugo pour un challenge Classiques dont le thème était Hugo vs Proust, par contre je ne me sentais pas du tout de lire Proust et d’en parler…
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Voilà : ce sont de grands auteurs. Après on aime ou non. En ce qui me concerne j’aime certains de ces auteurs, mais je n’en parlerai pas sur mon blog.
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C’est ton choix, je comprends, c’est quand même dommage pour toi et tes lecteurs…
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Ouah toute une merveille ce livre… irrésistible… même… 😉
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Oh oui, j’ai lu plusieurs livres sur la Seconde guerre mondiale pour ce mois Les feuilles allemandes, correspondance, recueil d’essais et articles, théâtre et un roman de la rentrée littéraire.
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j’avais commencé à le lire il y a très longtemps et abandonné en espérant le voir plutôt sur scène, il faudrait que j’insiste un peu plus!
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Oui, parce que la pièce a été jouée jusqu’en 2017 et plus depuis… Mais, peut-être que tu peux vois une captation sur internet ?
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je vais chercher!
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Super !
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Une pièce emblématique de Brecht.
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Oui, je suis très contente de l’avoir lue, surtout après les deux livres de Klaus Mann !
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A l’époque où je lisais Brecht, j’aimais son humour.
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J’ai découvert ça et j’ai beaucoup apprécié 😉
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Je découvre ce titre d’un auteur qui m’intimide quelque peu (en fait, je crois que les auteurs allemands m’intimident souvent !). Peut-être un jour, qui sait !
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Ne te laisse pas intimider, L’ourse, c’est vraiment très bien et il y a même de l’humour 🙂
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Entendu, merci pour tes encouragements ! 🙂
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Bonne future lecture, je viendrai lire ton billet lorsque tu l’auras publié 😉
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Oui, me connaissant, ce ne sera pas pour tout de suite, je te préviens ! ^^
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Pas grave ! Bonne semaine 🙂
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Du théâtre dans les classiques, merci ! Et pas n’importe lequel. J’ai plusieurs fois lu Bertolt Brecht et en suis ressorti chaque fois impressionné. Et ta chronique complète est passionnante à lire, bravo !
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Merci Des livres, j’avais déjà présenté du théâtre le mois dernier avec Victor Hugo, peut-être plus abordable mais Brecht est vraiment un génie !
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Je me le note. 😘
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Tu fais bien, Lydia, une excellente pièce ; bonne soirée de dimanche et caresses à Max 🙂
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J’en ai lu d’autres de Brecht mais pas celle-ci.
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Oh, quels titres as-tu lus ?
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J’avais lu « Mère courage et ses enfants » et « Le Cercle de craie caucasien ».
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Merci Lydia, je les note au cas où je les trouve ; bonne semaine 🙂
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J’ai eu la chance de voir « Arturo Ui » joué au théâtre il y a quelques années, c’était tellement bien ! Du coup, j’ai maintenant envie de redécouvrir le texte, à l’écrit, cette fois 😉
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Quelle chance de voir cette pièce au théâtre ! J’espère que la lecture te plaira tout autant !
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