L’amas ardent de Yamen Manai

L’amas ardent de Yamen Manai.

Elyzad, avril 2017, 240 pages, 19,50 €, ISBN 978-9-97358-092-4. Mais je l’ai lu en poche : J’ai lu, n° 12148, juin 2019, 224 pages, 7,10 €, ISBN 978-2-29016-508-9. Ce titre a reçu 8 prix littéraires

Genres : littérature tunisienne, roman.

Yamen Manai naît le 25 mai 1980 à Tunis (Tunisie) dans une famille cultivée (parents professeurs). Dès l’enfance, il aime la lecture et la poésie. Il étudie les nouvelles technologies de l’information à Paris et écrit en français. Ses romans – qui ont reçu plusieurs prix littéraires – sont considérés comme des contes philosophiques qui amènent les lecteurs à réfléchir (dictatures, fanatismes religieux, écologie). La marche de l’incertitude (2010), La sérénade d’Ibrahim Santos (2011) et Bel abîme (2021) plus rencontre avec l’auteur en octobre 2022.

Alors que des rois riches et puissants s’arrachent le monde (politique, économie, football), le Don, dans un petit village tunisien appelé Nawa, voit ses abeilles bien-aimées mourir… « Ce qui est arrivé n’est pas le fait d’un homme de ce village ni d’une bête des environs » (p. 22). Toute une ruche, « […] trente mille de ses abeilles. Déchiquetées pour la majorité d’entre elles. Trente mille abeilles. Ouvrières. Butineuses. Gardiennes. […] cellules profanées, […] opercules déchirés et les larves arrachées à la chaleur de leurs cocons… Le miel ? Plus une goutte, disparu, comme bu à la paille ! Et au beau milieu du saccage, la reine… Mortellement blessée […] Une colonie complète anéantie et pillée en l’espace de deux heures. Un massacre. » (p. 23).

« Quel mal étrange avait foudroyé la ruche, coupant en deux milliers de ses filles ? » (p. 24). Pour lutter contre le parasite varroa destructor, certains apiculteurs utilisent des pesticides mais le Don, non, il renforce ses ruches grâce à « l’apport de reines sauvages » (p. 45) qu’il part chercher en forêt et en montagne avec son âne, Staka. Mais ce qui est arrivé à ses abeilles, c’est autre chose et il ne sait pas quoi… « C’était la première fois de sa vie d’apiculteur qu’il était confronté à un tel phénomène. » (p. 46).

Lorsqu’il descend au village pour faire des achats, le Don ne reconnaît plus personne ! « À la vue des Nawis, il se frotta les yeux, incrédule. » (p. 58). « Mais où suis-je au juste ? se demanda-t-il. Les femmes étaient de noir nippées de la tête aux pieds, et les hommes qui avaient lâché leur barbe, étaient flanqué de longues tuniques et de coiffes serrées. […] Il courut se réfugier dans l’épicerie. Mais ce n’était pas l’apparence de l’épicière qui allait le rassurer. La bonne femme avait troqué son légendaire foulard rouge aux motifs berbères pour un voile noir satiné qui lui donnait des allures de veuve. » (p. 59). Alors, le Don se rappelle son passé d’apiculteur dans un pays qu’il a fuit, le royaume du Qafar, à cause du fanatisme et de l’hypocrisie…

« Depuis qu’il avait découvert la nouvelle dégaine de ses habitants, le Don descendait au village encore moins souvent que d’habitude. » (p. 107). Surtout, il doit s’occuper de ses nouvelles reines sauvages et veiller au confort de ses ruches. Mais, de nouveau une ruche détruite, le miel dérobé… Que se passe-t-il ? Vous l’aurez compris, c’est un frelon « aux couleurs atypiques et aux proportions gigantesques. » (p. 110).

La mondialisation et les œuvres humanitaires ont des avantages mais, entre le parasite qui arrive d’Europe et le frelon qui arrive d’Asie, c’est beaucoup pour les petites abeilles… En plus, le fanatisme religieux arrive d’Orient… Que peut faire le Don face à ces terroristes agressifs et envahisseurs ? « La nature ne pouvait accoucher d’un tel monstre du jour au lendemain. Ce frelon venait sans doute d’ailleurs. Il avait voyagé. » (p. 119). Le parallèle entre le frelon destructeur et le fanatisme importé est vraiment bien trouvé, une idée de génie !

Lorsque le Don se rend à la capitale pour chercher des informations sur le frelon géant et dangereux, la ville féerique a bien changé… Elle est même « méconnaissable […] triste et crasseuse » (p. 136), partout des barbelés, des poubelles, des blindés de l’armée, des inscriptions révolutionnaires ou religieuses… Et surtout « plus aucun libraire » (p. 137)… Heureusement le Don n’est pas démuni et il va découvrir qui est « vespa mandarinia, ou frelon asiatique géant […] la plus grosse espèce de frelons au monde. » (p. 154), j’en ai aperçu un au Japon et je peux vous dire que je n’en menais pas large mais il est parti dans une autre direction (ouf !). D’ailleurs, en parlant du Japon, « Seules les abeilles japonaises, les apis mellifera japonica, ont réussi à développer une technique de défense efficace, appelée l’amas ardent. » (p. 155). Alors, un voyage au Japon, ça vous plaît ? Un pays qui, comme la Tunisie, est « un savoureux mélange de tradition et de modernité. » (p. 168), je confirme. « Ces deux derniers jours, j’ai vu des costauds faire la queue derrière des gringalets pour rentrer dans des métros et des trains toujours à l’heure, j’ai vu des piétons qui s’arrêtent au feu rouge même à minuit alors qu’il n’y a pas l’ombre d’une voiture. J’ai vu des rues et des parcs étincelants de propreté. Pas un papier ni un mégot de cigarettes par terre. Dans les temples et les jardins zen, l’attention est portée jusqu’aux pétales, rassemblés en petit tas au pied de leurs fleurs. » (p. 181), je voulais noter ces phrases de Tahar parce que c’est ce que j’ai vu au Japon, et tant d’autres choses aussi, les costauds sont les lutteurs de sumô, les gringalets c’est parce que les Japonais sont petits et menus. C’est en fait un de mes passages préférés avec, plus loin, « Le Japon m’a appris sur moi-même plus que je n’ai appris sur lui » (p. 188), bon sang, qu’est-ce que c’est vrai !

L’amas ardent est un roman tragique mais aussi émouvant, tellement. En fait, j’aime bien les romans avec des abeilles, j’avais déjà beaucoup aimé Une histoire des abeilles de Maja Lunde et plus récemment Les abeilles grises d’Andreï Kourkov, si vous avez d’autres titres à me proposer. De plus, Yamen Manai a un humour bien à lui (par exemple, Mino Thor (p. 13), Abdul Ban Ania (p. 16), la bière dans le taxi collectif, les rêves de Jenna…). Et enfin, il y a a les différences et les similitudes entre les cultures tunisienne et japonaise. Tout ça fait de L’amas ardent un roman passionnant, très agréable à lire et un quatrième coup de cœur pour moi (Yamen Manai = 4 romans = 4 coups de cœur = un auteur à lire et à suivre absolument !).

Pour ABC illimité (lettre Y pour prénom), À la découverte de l’Afrique (Tunisie), Bingo littéraire d’Hylyirio (case n° 19, un roman de mon auteur préféré, 3e billet), Tour du monde en 80 livres (Tunisie) et Un genre par mois (en décembre c’est l’amour, l’amour du Don pour ses abeilles, ses filles comme il dit, et l’amour que se portent Jenna et Tahar).

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Que sur toi se lamente le Tigre d’Émilienne Malfatto

Que sur toi se lamente le Tigre d’Émilienne Malfatto.

Elyzad, septembre 2020, 80 pages, 13,90 €, ISBN 978-9-97358-122-8.

Genres : littérature française, premier roman.

Émilienne Malfatto naît en décembre 1989. Elle étudie le journalisme de l’Institut d’études politiques de Paris. Elle est journaliste, photographe et autrice (elle a souvent travaillé en Irak). Que sur toi se lamente le Tigre est son premier roman (Goncourt du premier roman 2021) et son nouveau livre est Les serpents viendront pour toi, une histoire colombienne (Les Arènes, 2021).

La jeune fille a eu un seul rapport sexuel avec Mohammed avant qu’il ne parte à Mossoul et se fasse tuer… Ils devaient se fiancer… Elle a cédé à ses avances… « Ce fut sans plaisir, une étreinte terne, précipitée » (p. 14), elle n’a « pas dit non […] pas dit oui » (p. 15), elle ne savait pas, « Je me croyais protégée » dit-elle (p. 15). La jeune fille, naïve, est enceinte. De « cinq mois, peut-être » dit le médecin à l’hôpital (p. 20)… La jeune fille sait que c’est « comme une sentence de mort » (p. 20) parce que « L’honneur est plus important que la vie. Chez nous, mieux vaut une fille morte qu’une fille mère. » (p. 21).

Voilà, tout est dit et le roman raconte la dernière journée de cette jeune fille, journée durant laquelle elle se rappelle de plusieurs événements, dont la mort de son père. Mais il y a d’autres voix dans ce roman, celles des proches et celle du fleuve.

Baneen, la sœur de la jeune fille, est mariée à Amir, elle aussi est enceinte mais elle est « épouse, […] soumise, […] correcte, celle qui respecte les règles, qui ne les discute pas. Celle qui ne peut concevoir qu’on ne les respecte pas. » (p. 22). Elle ne fera rien pour sa jeune sœur, elle lui en veut même parce qu’elle est au courant de sa grossesse, elle craint son mari…

De son côté, le fleuve – le Tigre – continue son chemin, il « traverse des champs de ruines [et] longe des maisons détruites » (p. 25). En donnant la parole au fleuve, « Un géant a piétiné les quartiers. Ici même les pierres ont souffert. Le béton a hurlé, le métal gémi. La cité des hommes est devenue une fourmilière dévastée, amas de gravats sur le point de s’écrouler dans mes flots. Les hommes en noir n’ont laissé que cendres derrière eux. Mais eux aussi eux aussi sont retournés à la poussière. » (p. 25), l’autrice fait fort parce que c’est en fait très beau et poétique. Et je repère ces mots, « souffert », « hurlé », « gémi », qui me font penser que la femme enceinte elle aussi va souffrir, hurler et gémir, comme si le fleuve et elle étaient liés.

Il y a de nombreuses références à Gilgamesh et à la mythologie antique : s’étant « emparé de la vie éternelle » (p. 25), les humains ont la mort implantée en eux.

Amir va devoir donner la mort parce qu’il est « l’homme de la famille, l’aîné, le dépositaire de l’autorité masculine – la seule qui vaille, qui ait jamais valu. [Il] règne sur les femmes. » (p. 33)… Comme s’il n’y avait déjà pas assez de morts avec la guerre, les attentats (le père de la jeune fille est mort à Bagdad dans un attentat et la famille est partie s’installer à la campagne dans le sud).

Les chapitres alternent entre ceux de la jeune fille (caractères normaux) puis ceux de ses proches (Baneen, Amir, Hassan, Ali…) et ceux du Tigre, oui le fleuve (caractères italiques). Ces chapitres sont tous très courts et le lecteur oscille entre le côté dramatique des humains et le côté poétique (voire lyrique) du fleuve même si le texte est également dramatique. Mohammed, le fiancé disparu, aussi prend la parole : « Je suis mort et ma mort en entraînera d’autres. La femme que j’ai voulue pour mon plaisir. Mon enfant qui ne naîtra pas. Ma jouissance a été leur châtiment. Dans ce pays de sable et de scorpions, les femmes payent pour les hommes. » (p. 40-41). Qui pourra faire quelque chose pour la jeune fille ? Sa sœur aînée Baneen qui a pitié d’elle mais qui lui en veut de connaître son secret ? Son petit frère Hassan qui est jeune et impuissant face aux traditions et à l’honneur de la famille ? Sa mère qui est absente car en prière à Najaf sur ta tombe de son défunt mari ? La mère est consciente qu’une prison a été bâtie autour d’elle avec « les règles imposées, […] les interdictions et les obligations, sous les voiles et les frustrations » (p. 56) et qu’elle a fait de même pour ses filles… « Si j’ai un jour rêvé, je ne m’en souviens plus. Notre monde n’est pas fait pour les rêves. » (p. 56). Ali, « l’autre frère. Le moderne, le modéré. Celui qui ne tuera pas. » (p. 68) mais qui se sent lâche parce qu’il « désapprouve en silence. » (p. 68), parce qu’il est représentatif de « la majorité inerte […] l’homme banal et désolé de l’être. […] le frère […] qui aime et qui comprend. […] qui condamne les règles mais ne les défie pas. […] complice par faiblesse. » (p. 68), « le frère ouvert, tolérant, presque libéral. Un homme bien. » (p. 69) mais impuissant.

La jeune fille, on ne connaîtra pas son prénom… parce qu’en plus d’être victime de la barbarie du mâle dominant, elle est condamnée à être effacée, oubliée… Est-ce qu’un jour l’humanité gagnera contre ces absurdités, contre ces folies ? Je publie ma note de lecture exprès ce mardi 8 mars parce que le 8 mars est la Journée internationale des femmes (et par extension la Journée du droit des femmes et la Journée contre les violences faites aux femmes). Ce 8 mars 2022, le thème (défini par ONU Femmes) est « l’égalité des sexes aujourd’hui pour un avenir durable », c’est loin d’être gagné…

Que sur toi se lamente le Tigre a reçu plusieurs prix littéraires : Goncourt du Premier Roman 2021, Prix Hors Concours des Lycéens, Prix Ulysse du livre, Prix Zonta Olympe de Gouges, Mention spéciale des lecteurs Prix Hors Concours, lauréate du Festival du Premier Roman de Chambéry 2021 et finaliste du Prix Régine Desforges mais ce n’est pas pour cette raison qu’il faut le lire… Il faut le lire parce que c’est un roman intime, émouvant, bouleversant, et que cette histoire de fiction est malheureusement l’histoire de beaucoup de jeunes filles et jeunes femmes dans cette partie du monde…

Après Bel abîme de Yamen Manai, je me prends à nouveau une grosse claque (littéraire et émotionnelle) grâce à Elyzad, extraordinaire maison d’éditions basée à Tunis.

Vous trouverez d’autres avis (enthousiastes) sur Bibliosurf. Si vous l’avez lu, déposez votre lien en commentaire ! Alex, Domi c lire, Ju lit les mots, Mes échappées livresques, Mumu, Usva, Yv, Zazymut

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 29, un livre sur un thème, une cause qui me tient à cœur, 2e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 50, un livre dont le titre comporte le nom d’un fleuve ou d’une rivière), Petit Bac 2022 (catégorie Lieu pour le fleuve Tigre) et Un genre par mois 2022 (le genre de mars est historique et je considère que ce roman est aussi historique avec ses allégories antiques de Gilgamesh, avec le fleuve qui a vécu toute l’histoire de l’Irak et avec la guerre en Irak).

Bel abîme de Yamen Manai

Bel abîme de Yamen Manai.

Elyzad, septembre 2021, 120 pages, 14,50 €, ISBN 978-2-49227-044-4.

Genres : littérature tunisienne, roman.

Yamen Manai naît le 25 mai 1980 à Tunis (Tunisie) dans une famille cultivée (parents professeurs). Dès l’enfance, il aime la lecture et la poésie. Il étudie les nouvelles technologies de l’information à Paris et écrit en français. Ses romans – qui ont reçu plusieurs prix littéraires – sont considérés comme des contes philosophiques qui amènent les lecteurs à réfléchir (dictatures, fanatismes religieux, écologie). Du même auteur, les deux très beaux romans, La marche de l’incertitude (2010) et La sérénade d’Ibrahim Santos (2011) et L’amas ardent (2017) que je n’ai pas encore lu. PS : rencontre avec l’auteur en octobre 2022.

La voix est celle d’un adolescent de 15 ans arrêté pour avoir tiré avec un fusil sur quatre hommes (qu’il a blessés). « Mon avenir était déjà condamné bien avant tout ça. Pourquoi ? Parce que je suis né ici, dans ce pays, parmi ces gens, parmi vous. » (p. 12). En prison, il répond aux questions de son avocat, maître Bakouche. Puis à celle d’un psy, le docteur Latrache. « Qu’on reprenne les choses dans l’ordre ? Quel ordre donnez-vous aux choses ? Dans ce pays sens dessus dessous, vous me semblez bien sûr de vous. » (p. 17).

Comme pratiquement tous les enfants qu’il connaît, il est battu dès l’enfance, par son père, professeur à l ‘université, par sa mère, par son grand frère… « Mais quand Bella est arrivée dans ma vie, je rêvais qu’elle était à mes côtés. » (p. 28). Enfin un peu d’amour dans sa vie.

Ce récit, dur, poignant, c’est « une déferlante de violence » (p. 31-32), « une folie contagieuse » (p. 32) parce que cet ado sensible (à la cause animale et à l’écologie, mais pas que) raconte des scènes de violence vraiment atroces comme ce caméléon jeté vivant dans un feu (p. 33) ou la façon dont les animaux du zoo sont traités (p. 35-36) ou la façon dont les enfants sont maltraités par tous (parents, frères plus grands, professeurs…).

Et malgré toutes ces horreurs, il développe de l’humour. « Vous connaissez Tchekhov, monsieur Bakouche ? […] Non, ce n’est pas la marque d’une vodka, c’est un écrivain russe. » (p. 38).

Mais, le drame… « Bella était mon amie. Bella était mon amour. Bella était tout ce qui a compté et qui ne comptera plus. » (p. 44).

Ce roman raconte la violence de tout un pays, la violence d’humains imbus d’eux-mêmes et de leur petit savoir, la violence que supportent les mal-aimés, ceux qui ne mouftent pas, ceux qui baissent la tête, ceux qui se laissent martyriser parce qu’il n’ont pas d’autres solutions… Bien sûr, tout cela est affreux mais l’auteur et le narrateur ado insistent bien sur Bella, c’est elle l’élément central, l’élément déclencheur, et si j’ai pleuré c’est sur son funeste sort… pas sur les humains.

Cet ado, malheureux comme les pierres, qui n’a pas sa langue dans sa poche, est d’une grande lucidité. « C’est grâce à Bourguiba. […] Mais si c’est un homme qui a libéré toutes ces femmes, c’est qu’elles n’étaient pas prêtes. Il fallait que ces femmes se libèrent elles-mêmes et d’elles-mêmes. » (p. 68-69). « J’espérais que ma mère se libère bien davantage. Ce n’est pas parce qu’elle travaillait qu’elle était libre. Sa vie était une forme d’esclavage. […] J’aurais tant aimé qu’elle se soulève, qu’elle se dresse contre les abus du paternel, pas forcément ceux qu’il commettait à mon égard, mais déjà ceux qu’il lui faisait subir. J’aurais aimé qu’elle lui réclame sa part de bonheur, d’amour […]. » (p. 70).

Bel abîme est le premier roman de cette rentrée littéraire d’automne que je lis. Il est construit comme un monologue puisque l’adolescent (dont on ne connaît pas le (pré)nom) répète les questions qui lui sont posées (par l’avocat ou le psy) avant d’y répondre (sincèrement et en dénonçant la violence et l’injustice). Ce roman court (à peine plus de 100 pages) est d’une rare intensité et suscite une grande émotion tant il est bouleversant.

Une lecture pour Challenge de l’été #2 (Tunisie) et À la découverte de l’Afrique (Tunisie). Elle l’a lu et aimé : Usva.

Willis from Tunis – 10 ans et toujours vivant ! de Nadia Khiari

Willis from Tunis – 10 ans et toujours vivant ! de Nadia Khiari.

Elyzad (site en cours de maintenance… voir la page FB), décembre 2020, 296 pages, 27 €, ISBN 978-9-97358-126-6.

Genre : bande dessinée tunisienne.

Nadia Khiari naît le 21 mai 1973 à Tunis (Tunisie). Elle étudie les arts plastiques à Aix en Provence (France) et devient professeur d’arts plastiques à Tunis. Elle est dessinatrice, peintre et elle crée le chat Willis from Tunis en janvier 2011.

Willis from Tunis est un matou qu’utilise Nadia Khiari pour commenter avec humour la révolution sur les réseaux sociaux. Je n’ai malheureusement pas lu ses précédents tomes auto-édités : Chroniques de la révolution (2011), Willis from Tunis 2 (2012) et Manuel du parfait dictateur (2015). Mais je pense que ce n’est pas gênant pour lire 10 ans et toujours vivant.

Donc je découvre Willis même si j’avais lu quelques articles sur lui et son autrice car ils furent largement plébiscités et récompensés. Nadia Khiari, c’est « une sorte de Louise Michel, porte parole de la société civile tunisienne… Et porte parole des femmes » (Plantu dans sa préface, p. 7). Siné dit que Nadia est « couillue » et que Willis est « anar, mal embouché, alcoolo, volontiers libidineux, révolutionnaire et n’a peur de rien non plus ! » (p. 65). Quant à Nadia Khiari, voici ce qu’elle dit : « La révolution, c’est bon mais c’est long. » (p. 9), eh oui, 10 ans après, Willis et son humour grinçant sont toujours là.

Cette bande dessinée épaisse (presque 300 pages) est un florilège des dessins parus entre le 13 janvier 2011 (le tout premier) et le 23 août 2020, et pour chaque début d’année, l’autrice publie un article qui résume la situation.

Quelques extraits.

2011. « Après l’ivresse de la révolution… La gueule de bois de la révolution… Merde… Merde… Meeeerde… » (18 novembre 2011, p. 35).

2012. « Hé patron, y a un artiste qui nous aime pas ! Faut vite le coffrer !! – Il a atteint au sacré ? – Non. – Il paye ses impôts ? – Oui. – Il picole ? – Non. – Des chèques impayés ? – Non. – Une vie sexuelle débridée ? – Non. – Il fume des pétards ? – Non. – T’es sûr que c’est un artiste ? » (30 juin 2012, p. 53).

2013. « Un cocktail molotov, c’est comme une bouteille à la mer… Mais dans ta gueule !! » (25 juin 2013, p. 81).

2014. « Que peut-on espérer en 2014 ? – Fais un vœu. – Fais pas chier. » (1er janvier 2014, p. 95).

2015. « En cas de crise, trouvez un bouc émissaire. – Les femmes sont la cause de nos problèmes, de la décadence, du chômage ! – Alors, pourquoi on en veut 4 ? » (24 décembre 2015, p. 146).

2016. « Couvre feu en famille… – Pourquoi vous m’avez fait naître dans ce monde de merde ? Hein ? – On t’a fabriqué pendant le couvre feu de janvier 2011… On y croyait encore. » (23 janvier 2016, p. 155).

2017. « Plus de la moitié des jeunes Tunisiens veulent émigrer… Et les autres… – Mais maman, donne moi mon passeport !! – Jamais ! Tu es à moi ! À moi !! » (29 mars 2017, p. 181) mais je ne résiste pas à en mettre un deuxième : « 35 % des jeunes sont au chômage… – Une solution, M. le président ? – Qu’ils vieillissent. Vite. » (5 mai 2017, p. 183).

2018. « ‘Utopie’ = mot inventé par Thomas More, en 1516, dans son livre ‘Utopia’ et signifie ’lieu qui n’est nulle part’. – Je connais, j’y vais tous les ans en vacances. » (5 octobre 2018, p. 2015).

2019. « T’as entendu les révélations sur les tentatives de coup d’État ? – Oui, c’est fou ! On aurait donc un État ?! » (4 septembre 2019, p. 241).

2020. « Aujourd’hui, je vois tout en noir… Fais-moi rire STP. – Il faut faire confiance à l’État. – Hahahahaha » (25 avril 2020, p. 275).

En fait, en lisant, je me suis dit que j’allais choisir un dessin par an mais j’étais limitée car il fallait que le texte soit compréhensible (et amusant) sans le dessin. C’est pourquoi je vous invite à découvrir vous-mêmes cette excellente bande dessinée inspirée et drôle.

Que je mets dans La BD de la semaine et les challenges BD et Des histoires et des bulles (catégorie 19, une BD de plus de 200 pages mais elle aurait pu entrer dans la catégorie 8, une femme scénariste et illustratrice et dans la catégorie 13, des animaux comme personnages). Plus de BD de la semaine chez Stéphie (lien à venir).

La sérénade d’Ibrahim Santos de Yamen Manai

[Article archivé]

La sérénade d’Ibrahim Santos est un roman de Yamen Manai paru aux éditions Elyzad en août 2011 (273 pages, 18,90 €, ISBN 978-9973-58-035-1).

Mieux vaut tard que jamais ! Vous rappelez-vous de ma note de lecture de La marche de l’incertitude de Yamen Manai ? C’était en février 2012 et j’avais beaucoup aimé ce premier roman de l’auteur. Eh bien, j’avais reçu La sérénade d’Ibrahim Santos… en même temps… Alors, avec énormément de retard, je remercie encore Libfly !

Yamen Manai est né en 1980 à Tunis. Il a fait ses études en France et vit à Paris. Il est ingénieur en nouvelles technologies de l’information. La sérénade d’Ibrahim Santos est son deuxième roman. Pour le plaisir, je remets la photo de l’auteur (ci-dessous).

Puerto Novo, Caraïbes. Santa Clara, ville de la canne à sucre et du rhum, a été fondée il y a plus de 300 ans par… des ivrognes qui avaient embarqué avec eux quelques prostituées ! Un jour, le Président-Général Alvaro Benitez qui gouverne le pays « d’une main de fer depuis une vingtaine d’années » goûte du rhum de 15 ans d’âge de Santa Clara (ah, quel rhum !) mais il ne trouve pas la ville sur sa carte pourtant récente. « D’où vient ce putain de rhum ? » (pages 11 et 12). Tout est alors mis en œuvre pour trouver Santa Clara.

Pendant ce temps, à Santa Clara, la gitane Lia Carmen Sangalo voit dans son marc de café de sombres présages. « Il n’y a plus rien à faire […]. Les dés sont jetés et le pire est à craindre. » (page 18). Or, à Santa Clara, personne – même le maire José Ricardo Silva – ne sait que la Révolution a eu lieu et qu’un nouveau pouvoir est en place depuis 20 ans. Tout le monde est heureux et, chaque soir, c’est la fête sur la place principale avec les sérénades d’Ibrahim Santos qui prédit avec son violon le temps du lendemain.

Mais le capitaine Manuel Jésus del Horno, ayant découvert Santa Clara avec ses deux lieutenants, annonce aux habitants que dans trois jours arriveront pour goûter le rhum et décider du sort du village le Premier ministre, Alfonso Benitez, frère du nouveau Président, et le Ministre de l’agriculture, Alvaro Uribe qui a créé une Académie agricole. « La situation à laquelle nous sommes confrontés ici est très sérieuse, annonça sèchement le capitaine Manuel Jésus del Horno. Il y a une vingtaine d’années, la Révolution menée par notre Général Alvaro Benitez et ses fidèles compagnons a mis fin à la dictature du Général Burgos. Une nouvelle ère d’égalité, de devoir et de justice a alors commencé, et grâce à Dieu, elle perdure encore. […] Tout le pays a célébré la Révolution, hormis ce patelin perdu ! » (page 30).

« L’hymne a changé, le drapeau a changé, la maxime de l’État a changé. Le nom des rues, le nom des écoles… Il faut tout reprendre, tout réapprendre, et nous ne disposons que de trois jours. Est-ce que c’est compris ? » (page 32). Ibrahim Santos doit écouter les trois militaires chanter le nouvel hymne national pour en trouver les notes et s’entraîner à le jouer avec ses musiciens. C’en est presque burlesque…

Mais, après la visite des deux ministres, Uribe envoie son poulain : Joaquín Calderon, un orphelin qui est le premier sorti Major de promotion de l’Académie agricole. Les habitants voient le jeune ingénieur agricole comme « un vautour menaçant qui convoite la terre chérie des paysans ! » (page 147).

Pourquoi changer les méthodes d’aimer la terre ? Ils avaient « des pratiques centenaires, héritées de leurs ancêtres, qui n’avaient jamais été dictées par des militaires ou des politiciens. » (page 154). Pour affirmer leur autorité et éviter la rébellion (tu parles !), les militaires confisquent les instruments de musique considérés comme antirévolutionnaires et placent Calderon à la tête de la mairie.

Vous vous en doutez, tout ça va mal se terminer ! La population de Santa Clara vivait bien, la famille, le travail, la fête : c’était une vie insouciante et calme. Le maire et le prêtre avaient chacun leur place et il y avait même Eddie Tortino, l’idiot du village qui jouait de la trompette. Mais tout va changer le jour où le gouvernement, le ministère de l’agriculture et les militaires viennent mettre leur grain de sel. Calderon, l’ingénieur envoyé par Uribe avec la mission de mettre l’agriculture aux nouvelles normes, a de la technologie chimique (désherbant, engrais) et installe le progrès (nouvelle rhumerie, cuves en inox, baromètre) mais il ne connaît pas la terre, le terroir, il ne l’aime pas comme les gens qui ont toujours vécu à Santa Clara depuis plusieurs générations. « Le rhum qui en sortira aura le goût du sang que le maire a fait couler. Là sera le moment des comptes. » (page 197).

Pas sûre qu’en remplaçant un dictateur quel qu’il soit par un autre dictateur, on arrive à quelque chose de mieux, même si c’est soi-disant pour le bien du peuple. « On parviendra à l’autosuffisance, même s’il faut pour cela que le peuple arrête de manger » (page 71) : voici l’objectif du Président-Général Alvaro Benitez !

Ainsi, ce roman dénonce la dictature, toutes les dictatures où qu’elles soient dans le monde. Partout où des gens n’ont plus de liberté, plus le droit de dire ou même de penser, partout où ils sont obligés de faire ce qu’ils ne veulent pas, il en faut qui se lèvent et qui risquent leur vie pour changer les choses !

Et pour Santa Clara, ils sont là et j’ai bien apprécié que l’auteur fasse des flash backs pour raconter leur passé, parce que ce sont des êtres qui ont une histoire, une vision différente de la vie, un don, un espoir qui emporte tout le monde avec eux.

Un mot que je ne connaissais pas : angélophanie (page 89). C’est la vision ou l’apparition d’un (ou de plusieurs) ange(s).

Ma phrase préférée. « Peu importe d’où viennent les hommes, tant qu’ils vont de l’avant. » (page 122).

La sérénade d’Ibrahim Santos a reçu trois prix littéraires en 2012 : Prix Alain-Fournier, Prix de la Bastide du Salon du livre de Villeneuve-sur-Lot et Prix Biblioblog. Et il les mérite ! Ce « conte, avec une pincée de réalisme magique » (dixit la 4e de couverture) est un grand récit poétique et philosophique qui fait la part belle à la musique et qui dénonce le totalitarisme (pas seulement la dictature en Tunisie mais toutes les dictatures). D’ailleurs, sur la page de titre, l’éditeur a ajouté : « À tous les dictateurs du monde, regardez donc défiler les heures à vos montres d’or et de diamants. Les peuples vous arracheront leurs rêves, les peuples sonneront votre glas. »

Une lecture pour les challenges Amérique Centrale, Amérique du Sud (l’histoire se déroule aux Caraïbes et l’auteur s’est inspiré de Cuba), Des contes à rendre, Des livres et des îles (Caraïbes), Littérature francophone (Tunisie), Petit Bac 2013 (catégorie Prénom) et Tour du monde en 8 ans (Tunisie).

La marche de l’incertitude de Yamen Manai

[Article archivé]

La marche de l’incertitude est un roman de Yamen Manai paru aux éditions Elyzad (Tunisie). D’abord paru en 2008 (Elzévir), ce roman est repris par Elyzad dans une « édition revue par l’auteur » en poche en novembre 2010 (162 pages, 6,70 €, ISBN 978-9973-58-029-0). Il a reçu le Prix Comar d’Or 2009 (Tunisie) et le Prix des Lycéens Coup de cœur de Coup de soleil 2010 (France).

Yamen Manai est né en 1980 à Tunis. Il a fait ses études en France et vit à Paris. Il est ingénieur (nouvelles technologies de l’information) et La marche de l’incertitude est son premier roman. Du même auteur : La sérénade d’Ibrahim Santos (2011).

Marie Rimbaud a 15 ans, elle est amoureuse d’un garçon de son collège qui ne lève pas la tête des livres, elle devient anorexique. « Elle fanait comme une fleur qui perdait chaque jour un nouveau pétale. » (page 11). Sa mère l’emmène consulter un marabout africain qui leur vend un œuf spécial. Mais l’œuf est mangé en omelette par le beau-père de Marie et la mère, désespérée, envoie sa fille dans un internat. Pour conjurer sa peur du surnaturel, de l’irrationnel, l’adolescente se lance à fond dans l’étude des mathématiques au point d’obtenir plusieurs diplômes et de grandes fonctions.

Christian, orphelin adopté par un colonel à la retraite, a fait des études scientifiques. S’il réussit dans ses recherches sur l’antimatière, il sera nobélisable, mais en attendant il a besoin d’aide. Son professeur lui donne le numéro d’une « brillante mathématicienne » qui pourra résoudre son équation.

Ne pensez pas que les mathématiques et les sciences rendent ce roman compliqué et rébarbatif ! Au contraire, tout coule de source ! Et l’auteur, qui se définit comme un humaniste raconte très bien, avec son écriture fine et délicate, l’histoire de chacun et comment elle interfère dans l’histoire des autres. Car si le hasard fait que Marie et Christian se revoient 11 ans après leur première rencontre, il touche aussi d’autres personnes qui leur sont proches ou pas (encore). Il y a le colonel Boblé qui a élevé Christian comme un fils sans savoir d’où il venait ; Marcel un ouvrier d’usine qui part à la retraite et qui va ouvrir un magasin de fleurs ; Rima qui vit seule depuis que Milan Maratka, un peintre tchèque ayant vécu à Paris dans les années 70, l’a abandonnée pour retourner dans son pays ; Moussa qui a 20 ans et quitte subitement Tunis pour Paris.

La marche de l’incertitude est un beau roman sur l’amour. Il met en avant le hasard qui fait les rencontres, les séparations et les retrouvailles. Marie, Christian et les autres vont de l’avant : ils marchent, mais ils ne se connaissent pas et ne connaissent pas leur avenir : ils sont dans une perpétuelle incertitude. Les relations qu’ils vont tisser les uns les autres vont rendre cette incertitude obsolète et l’amour possible.

D’ailleurs, j’aime beaucoup la couverture, avec ce point central bleu (les yeux de Marie) et ces itinéraires, ces vies, qui l’entourent, se croisent, se perdent et se retrouvent, un jour, quelque part, plus loin, ailleurs. « Il repensa longuement au regard bleu de l’amour. Oui, c’est dans un tel regard que la magie les mêle, c’est dans un tel regard que naît l’alchimie des mots. » (page 83).

Ayant pris du retard dans mes lectures et dans la rédaction de mes notes de lecture, je suis à vrai dire en retard pour poster celle-ci… Mais aujourd’hui, ça tombe bien car je peux annoncer un événement lillois (même si je suis très loin de Lille).

Ce soir, donc, à 18 h 30, à l’Auditorium du Palais des Beaux-Arts (Place de la République, Lille), une rencontre Écrire et éditer au Maghreb animée par Christine Marcandier (critique littéraire à Mediapart) en présence d’auteurs édités par Barzakh (Algérie) et Elyzad (Tunisie) dont Yamen Manai avec ses deux romans : La marche de l’incertitude et La sérénade d’Ibrahim Santos (dont je parlerai bientôt). La soirée organisée par Libfly sera retransmise sur Libfly.TV à partir du mercredi 15 février.

Je remercie Libfly pour les deux romans de Yamen Manai que j’ai reçus. Je remercie aussi Yomu pour sa gentillesse et sa patience (c’est que j’ai quand même du retard !). Une dernière chose : Libfly a publié une intéressante interview de l’auteur concernant son deuxième roman, La sérénade d’Ibrahim Santos.

PS : Je rajoute cette note de lecture dans le Défi Premier roman d’Anne.