Le Chancellor : journal du passager J.-R. Kazallon de Jules Verne.
Publication en feuilleton dans Le Temps du 17 décembre 1874 au 24 janvier 1875.
Édition originale : Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie, collection Les voyages extraordinaires couronnés par l’Académie, 1875, illustrations d’Édouard Riou.
Édition lue : Omnibus, Les romans de l’air, octobre 2001, 1344 pages, 22,50€, ISBN 978-2-25805-788-3, épuisé. Pages 809 à 962 soit 154 pages.
Il existe sûrement d’autres éditions et Le Chancellor est disponible librement sur Wikisource.
Genres : littérature française, roman d’aventure.
Jules Verne naît le 8 février 1828 à Nantes (Loire Atlantique). Il y a beaucoup à dire alors je vais faire simple. Après le baccalauréat, son père l’envoie étudier le Droit à Paris. Esprit libre, antimilitariste, espérantiste, il devient un écrivain éclectique (romans, nouvelles, autobiographies, poésie, pièces de théâtre) dans plusieurs genres en particulier aventure et science-fiction. Ses Voyages extraordinaires contiennent 62 romans et 18 nouvelles pour 40 ans de travail. Il meurt le 24 mars 1905 à Amiens (Hauts de France) et l’année 2005 fut année Jules Verne pour le centenaire de sa mort. Vous pouvez en savoir plus dans des biographies, sur Internet ou grâce à la Société Jules Verne (fondée en 1935) ou le Centre international Jules Verne (fondé en 1971).
Édouard Riou naît le 2 décembre 1833 à Saint Servan (Ille et Villaine, Bretagne). Il grandit au Havre où il étudie le dessin. Il est élève du peintre Charles-François Daubigny (1817-1878). Il devient caricaturiste, peintre et illustrateur et travaille pour plusieurs journaux et revues satiriques. Il illustre plusieurs œuvres de Jules Verne et une expo À l’aventure ! Edouard Riou, illustrateur de Jules Verne est montée à la Bibliothèque Armand Salacrou au Havre de janvier à avril 2019. Il meurt le 26 janvier 1900 à Paris.
Charleston, 27 septembre 1869. Le Chancellor, « beau trois-mâts carré de neuf cents tonneaux » (p. 811) quitte le quai avec aux commande le capitaine John-Silas Huntly, un Écossais. C’est un beau bateau, de deux ans, confortable, solide, « première cote au Veritas » (p. 811) qui effectue son troisième voyage entre Charleston (Caroline du sud, États-Unis) et Liverpool (Angleterre). La traversée de l’Atlantique dure entre vingt à vingt-cinq jours.
Le narrateur, J.-R. Kazallon, est un passager qui préfère la navigation à la voile qu’à la vapeur et qui écrit son journal au jour le jour. Ses descriptions – et donc celles de l’auteur – montrent que Jules Verne fut influencé par les travaux des physionomistes en particulier Johann Caspar Lavater (1741-1801) et De la physionomie et des mouvements d’expression de Louis Pierre Gratiolet (1815-1865) édité par Hetzel en 1865.
À bord du Chancellor, dix-huit marins, « [le] capitaine Huntly, [le] second Robert Kurtis, [le] lieutenant Walter, un bosseman, et quatorze matelots, anglais ou écossais » (p. 813) [il y a en fait aussi un Irlandais, O’Ready, p. 884], en cuisine, « le maître d’hôtel Hobbart, le cuisinier nègre Jynxtrop » (p. 813) et huit passagers, Américains, Anglais et Français, dont deux dames. Le voyage se passe bien, « L’Atlantique n’est pas très tourmenté par le vent. » (p. 816), les passagers s’entendent normalement et prennent leurs repas ensemble. Kazallon discute plus particulièrement avec monsieur Letourneur, un Français, et avec son fils André, infirme de naissance, ainsi qu’avec le second, Robert Kurtis, qui en sait beaucoup sur les autres passagers et la direction que prend le Chancellor.
D’ailleurs, il apprend à Kazallon que le navire, qui fait « bonne et rapide route » (p. 820), ne va pas plein nord en suivant le courant du Gulf Stream mais fait route à l’est en direction des Bermudes, ce qui est inhabituel pour se rendre en Angleterre. Les Bermudes seront-elles pour le Chancellor les îles paradisiaques vantées par Walter et Thomas Moore ou terriblement dangereuses comme dans la Tempête de Shakespeare ?
Mais le vent se déchaîne, le temps est de plus en plus mauvais et le bateau dérive sud-est vers l’Afrique au lieu de nord-est vers l’Angleterre… Le capitaine Huntly est-il devenu fou ? Le Chancellor est entravé par les varechs… « le Chancellor […] doit ressembler à un bosquet mouvant au milieu d’une prairie immense. » (p. 824).
Après ce passage difficile, Kazallon et Letourneur sont réveillés en pleine nuit par des bruits bizarres, ensuite le capitaine se montre taciturne, le second inquiet, les matelots semblent comploter quelque chose, les passagers se plaignent de la longueur inhabituelle du voyage… Et c’est le 19 octobre que Kazallon apprend de Kurtis que « le feu est à bord » (p. 829) et ce depuis six jours parce que les marchandises ont pris feu dans la cale… Et le feu est sûrement alimenté par une arrivée d’air que l’équipage n’a pas trouvée car refroidir le pont ne suffit pas. « Il est évident que le feu ne peut être maîtrisé et que, tôt ou tard, il éclatera avec violence. » (p. 833). Il faut se diriger le plus rapidement vers une côte et la plus proche est apparemment celle des Petites Antilles au sud-ouest.
Le Chancellor, de plus en plus chaud, continue sa route, essuie une tempête, l’équipage fait ce qu’il peut, une partie des vivres et du matériel au cas où il faudrait quitter rapidement le navire est mis à l’abri et les passagers (tous ne sont pas au courant de tout) sont réfugiés dans les endroits les moins risqués. Mais « L’homme, longtemps menacé d’un danger, finit par désirer qu’il se produise, car l’attente d’une catastrophe inévitable est plus horrible que la réalité ! » (p. 843).
Arrive ce qui devait arriver… « Quelle nuit épouvantable, et quelle plume saurait en retracer l’horreur ! […] Le Chancellor court dans les ténèbres, comme un brûlot gigantesque. Pas d’autre alternative : ou se jeter à la mer ou périr dans les flammes ! » (p. 848). J’aime bien le nom donné par André à l’îlot basaltique inconnu sur lequel s’est échoué le Chancellor, Ham-Rock, parce qu’il ressemble à un jambon ! Mais « les avaries sont beaucoup plus graves que nous le supposions, et la coupe du bâtiment est fort compromise. » (p. 867).
Il s’est déroulé 72 jours depuis le départ mais l’histoire n’est pas terminée, loin de là. « Suite du 7 décembre. – Un nouvel appareil flottant nous porte. Il ne peut couler, car les pièces de bois qui le composent surnageront, quoi qu’il arrive. Mais la mer ne le disjoindra-t-elle pas ? Ne rompra-t-elle pas les cordes qui le lient ? N’anéantira-t-elle pas enfin les naufragés qui sont entassés à sa surface ? De vingt-huit personnes que comptait le Chancellor au départ de Charleston, dix ont déjà péri. » (p. 893) et « il en est parmi nous dont les mauvais instincts seront bien difficiles à contenir ! » (p. 894). Effectivement, les survivants vivront l’horreur pendant des semaines…
Ah, je n’avais pas lu Jules Verne depuis longtemps, ça fait plaisir ! Et je suis toujours émerveillée de son imagination et de sa facilité à raconter des voyages, des périples alors qu’il ne bougeait pas de chez lui ! La tension monte peu à peu dans Le Chancellor qui commence comme un roman d’aventure maritime, vire à la catastrophe et continue comme un roman d’initiation. J’ai appris ce qu’était le picrate de potasse (je connaissais le mot picrate qui signifie mauvais vin mais ici rien à voir, bien plus explosif !).
Bien qu’inspiré par le naufrage de la Méduse (1816) [Kurtis cite l’état similaire de la Junon en 1795, avec le Chancellor, p. 882], Jules Verne ne sacrifie par les faibles par les forts (critères sociaux, physiques…) mais analyse les comportements de chacun (lâcheté, folie, stupidité, égoïsme… chez les uns, courage, dévouement, intelligence… chez les autres, le désespoir gagnant tout de même tout un chacun à un moment ou un autre) et raconte très bien la faim, la soif, la sauvagerie, le cannibalisme car certains feront « Chacun pour soi » et d’autres se serreront les coudes. « Et maintenant, dans quel état moral sommes-nous les uns et les autres ? » (p. 889).
En plus du narrateur, J.-R. Kazallon, j’ai particulièrement apprécié deux personnages. Le second, Robert Kurtis, un homme énergique, intelligent, courageux, un vrai marin, qui devient capitaine après la défection de Huntly qui a plus ou moins perdu la tête. Et surtout le jeune André Letourneur, 20 ans, orphelin (sa mère est morte en couches) et infirme de naissance à la jambe gauche (il marche avec une béquille), son père prend bien soin de lui, et lui aime aussi beaucoup son père ; le jeune homme va tomber amoureux de Miss Herbey, la jeune Anglaise demoiselle de compagnie de Mrs Kear, une Américaine dont le mari, un homme d’affaires enrichi, ne s’occupe pas… Voici ce que dit Kazallon du jeune André : « Cet aimable jeune homme est l’âme de notre petit monde. Il a un esprit original, et les aperçus nouveaux, les considérations inattendues abondent dans sa manière d’envisager les choses. Sa conversation nous distrait, nous instruit souvent. Pendant qu’André parle, sa physionomie un peu maladive s’anime. Son père semble boire ses paroles. Quelquefois, lui prenant la main, il la garde pendant des heures entières. » (p. 898), sûrement mon passage préféré.
Jules Verne voulait un récit « d’un réalisme effrayant » (ce qu’il annonce à son éditeur), c’est réussi avec ce huis-clos à bord du bateau puis en plein océan. Le Chancellor n’a d’ailleurs pas eu le même succès que les romans d’aventure se basant sur les progrès de la science et l’optimisme de l’auteur et des personnages. Pourtant le journal intime de Kazallon, semblable à un journal de bord maritime, est une idée novatrice d’autant plus que Kazallon n’utilise pas le passé simple (à la mode à cette période) mais le présent et donc le lecteur a l’impression d’y être lui aussi et comprend que les décisions doivent être prises de façon rationnelle et non guidées par l’émotion. C’est sûrement le récit le plus dramatique et le plus horrifique de Jules Verne. Quelques mots sur les illustrations en noir et blanc d’Édouard Riou, elles sont superbes et montrent bien les décors et l’évolution des personnages (bien sur eux au départ puis de plus en plus dépenaillés et hagards).
Lu pour le thème de mai (Jules Verne) de Les classiques c’est fantastique #2, je mets également cette lecture dans 2021 cette année sera classique, Challenge lecture 2021 (catégorie 23, un huis-clos, 2e billet), Littérature de l’imaginaire #9 et S4F3 #7.
Pour Les classiques c’est fantastique, d’autres titres de Jules Verne chez Moka, Fanny, Lolo, Natiora, Cristie, George, Alice, Mumu, Héliena, L’Ourse bibliophile, Céline, Manon, Madame Lit, Lili.