Le dernier loup de László Krasznahorkai

Le dernier loup de László Krasznahorkai.

Cambourakis, collection Irodalom, septembre 2019, 80 pages, 15 €, ISBN 978-2-36624-442-7. Az utols ó farkas (2009) est traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly.

Genres : littérature hongroise, roman court (novella).

László Krasznahorkai naît le 5 janvier 1954 à Gyula (sud-est de la Hongrie). Il étudie le Latin, le Droit puis la Littérature (thèse sur Sándor Márai) et commence à écrire. Il est écrivain (nouvelles, romans, essais, scénarios) et reçoit plusieurs prix littéraires. Du même auteur : Tango de Satan (Gallimard, 2000), Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau (2003), La mélancolie de la résistance (Gallimard, 2006), Guerre et guerre (Cambourakis, 2013) et Seiobo est descendue sur Terre (Cambourakis, 2018). Plus d’infos sur son site officiel (en anglais).

Pour une fois, je vais mettre le résumé de l’éditeur. « Lorsqu’il reçoit, de la part d’une énigmatique fondation, une invitation à se rendre en Estrémadure afin d’écrire sur cette région en plein essor, l’ancien professeur de philosophie est persuadé qu’il s’agit d’une erreur. Pourquoi s’adresserait-on à lui, qui a renoncé à la pensée et à l’enseignement depuis des années ? Qui plus est pour aller dans cette région reculée d’Espagne ? C’est pourtant le récit de ce voyage (qu’il a donc effectué) et de l’enquête autour du dernier loup dans laquelle il s’est trouvé plongé, qu’il relate dans un bar berlinois… Le dernier loup est certainement la première novella où Krasznahorkai déploie une phrase unique sur un si long nombre de pages. Au-delà de l’impressionnante prouesse stylistique, cette phrase tout en circularités temporelles sert une réflexion subtile sur les liens entre l’homme et la nature, opérant dans le même temps une véritable entreprise d’envoûtement du lecteur qui se retrouve happé par ce récit, ne pouvant se extraire qu’au point final. »

Gloups, une phrase unique sur près de 80 pages ! Vais-je être happée ?

Au café Sparschwein, tenu par un barman hongrois, l’homme boit sa Sternburger et rit, ça doit être une erreur, « il repoussa la lettre » (p. 10), pourtant elle vient bien de cette Fondation à Madrid, mais il n’est plus professeur, il n’est plus « cet homme d’autrefois » (p. 11), mais il a besoin d’argent, va-t-il accepter ?, « c’est un vrai cauchemar » (p. 12), l’Estrémadure…, va-t-il s’y rendre ?, d’ailleurs c’est quoi cette région ?, c’est où ?, « l’Estrémadure est la partie aujourd’hui espagnole de l’ancienne Lusitanie, c’est une région limitrophe au Portugal, située au-dessus de l’Andalousie et en dessous de la Castille-et-Léon, et c’est de cette région que sont issus les conquistadors, ça alors ! » (p. 14-15), l’Estrémadure…, comment pourrait-il écrire ses pensées, son ressenti, lui qui ne pense plus, « penser à quoi ? puisque la pensée était finie » (p. 20), sur quoi va-t-il bien pouvoir écrire ?, sur les travailleurs saisonniers arabes de Navalmoral de la Mata, sur le dernier loup qui aurait péri « au sud du fleuve Duero en 1983 » (p. 23) ?, mais il n’a pas envie d’écrire et il n’ose pas le dire aux membres de la Fondation qui l’ont si bien accueilli et qui sont si gentils avec lui (et qui paient tous ses frais et une belle somme), pourtant le voyage est merveilleux, c’est que « l’Estrémadure possédait un charme particulier […], la nature était magnifique […], tout spécialement la dehesa, ce paysage très légèrement ondoyant planté de chênes verts » (p. 34), puis l’ancien professeur et sa traductrice ont rendez-vous avec José Miguel, un spécialiste des loups, dans un restaurant d’Albuquerque, « une petite ville-fantôme perchée au sommet d’une immense montagne en forme de cône qui se dressait au beau milieu d’une plaine » (p. 46), quant aux loups, ah !, il y a « quelque chose de merveilleux dans leur caractère » (p. 59), José Miguel va leur raconter une histoire émouvante, tragique, l’histoire non pas du dernier loup mais des derniers loups…

Alors, ai-je été happée ? Oui ! J’ai lu ce livre d’une traite, comme si j’étais au bar avec l’homme et le barman, comme si j’avais écouté cette histoire au lieu de la lire. Cet auteur hongrois est vraiment incroyable ; j’ai eu quelques questions restées sans réponses après la lecture de Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau mais ici, le genre est totalement différent, c’est impressionnant, de précision et d’émotion.

Les « liens entre l’homme et la nature » dit l’éditeur, je dirais les liens entre les humains et la pensée, entre les humains et la philosophie, entre les humains et le progrès (sensé lutter contre la misère), et oui bien sûr entre les humains et la nature, nature qu’on détruit et animaux qu’on assassine sans se poser de question et souvent en toute impunité… Ce récit est bouleversant.

Ma « phrase » préférée, ou plutôt mon extrait de phrase préféré puisque le texte est une longue phrase ininterrompue : « l’amour des animaux est le seul amour qui ne déçoive jamais » (p. 60). Qui est, comme moi, d’accord avec cette phrase ?

Une très belle lecture que je mets dans Challenge Cottagecore (catégorie 2, retour aux sources, puisque l’Estrémadure est une région hors du monde, isolée, sauvage, montagneuse), Challenge lecture 2021 (catégorie 30, un livre dont l’histoire se déroule dans un pays européen, ici l’Espagne, 3e billet), Mois espagnol (l’auteur est Hongrois mais son texte se déroule dans une région espagnole peu connue), Petit Bac 2021 (catégorie Animal pour Loup), Projet Ombre 2021, Les textes courts et Voisins Voisines 2021 (Hongrie).

Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau de László Krasznahorkai

Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau de László Krasznahorkai.

Cambourakis, collection Irodalum, septembre 2010, 192 pages, 20,30 €, ISBN 978-2-91658-954-1. Északról hegy, Délről tó, Nyugatról utak, Keletről folyó (2003) est traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly. C’est l’édition que j’ai lue mais il est paru en poche : Actes sud Babel, n° 1466, mai 2017, 192 pages, 7,50 €, ISBN 978-2-330-07818-8.

Genres : littérature hongroise, roman sur le Japon, fantastique.

László Krasznahorkai naît le 5 janvier 1954 à Gyula (sud-est de la Hongrie). Il étudie le Latin, le Droit puis la Littérature (thèse sur Sándor Márai) et commence à écrire. Il est écrivain (nouvelles, romans, essais, scénarios) et reçoit plusieurs prix littéraires. Du même auteur : Tango de Satan (Gallimard, 2000), La mélancolie de la résistance (Gallimard, 2006), Guerre et guerre (Cambourakis, 2013), Seiobo est descendue sur Terre (Cambourakis, 2018) et Le dernier loup (Cambourakis, 2019). Si vous comprenez le hongrois, vous pouvez visiter son site officiel (en fait, je plaisante, son site est en anglais !).

Un homme sort de la gare et déambule dans Fukuine, un petit quartier du sud-est de Kyôto. C’est un matin ensoleillé mais « l’endroit était désert » (p. 10). Il longe un mur qui ne lui permet pas de voir de l’autre côté même si ça grimpe. « La porte ne se trouvait pas là où il l’avait imaginée, à peine eut-il le temps de s’en rendre compte qu’il se trouvait à l’intérieur, il était impossible de saisir comment on entrait, on y était, voilà tout […]. » (p. 14).

Cet homme est le petit-fils du prince Genji et il est en fait dans un immense monastère, sûrement Enryaku-ji sur le mont Hiei qui surplombe Kyôto (et pas le Kinkaku-ji, le Pavillon d’or, comme j’ai pu le voir dans deux ou trois billets, et qui n’est pas en montagne). « Il se dit en lui-même : que Bouddha, dans sa grande miséricorde, m’éclaire et m’oriente dans ma quête. » (p. 43). « Il se dit en lui-même : que Bouddha, dans sa grande miséricorde, me dise si cette quête a un sens. » (p. 44).

Une phrase qui explique le titre sans rien dévoiler du roman : le site de ce monastère « répondait pleinement aux quatre grandes prescriptions : être protégé au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau […]. » (p. 68-69).

Ce roman atypique est, en 50 chapitres, un labyrinthe comme le labyrinthe des ruelles de Kyôto avec ses petites maisons, sa végétation (magnolia, ginkgo…) et ses portes (Chûmon, Nandaimon…). Au fur et à mesure que le petit-fils du prince Genji avance dans le monastère, le lecteur découvre les bâtiments, la végétation, les œuvres en bois de hinoki… C’est que ce livre est construit sur le modèle de Cent beaux jardins, un livre illustré qui « était tombé par hasard entre ses mains, il l’avait feuilleté et fut immédiatement captivé […]. » (p. 108). Son jardin préféré est le centième et il rêve un jour de le voir en vrai. Mais le livre disparaît mystérieusement de la bibliothèque du prince !

Je me pose des questions. Le petit-fils du prince Genji a lu pour la première fois ce beau livre durant la dernière décennie de la période Tokugawa (1603-1868) donc entre 1860 et 1868. Et les jardins ont été cherchés mais « il était extrêmement difficile, voire impossible, d’identifier la ville, la localité, ou la région » (p. 109) alors « le petit-fils du prince décide de tout stopper » (p. 110) sous la dynastie Meiji (1868-1912). Un peu d’histoire ferroviaire : le premier train japonais relie Tôkyô à Yokohama en 1872 et la ligne pour Kyôto ne voit pas le jour avant 1877. Donc le lecteur peut imaginer que cette histoire se déroule dans la seconde moitié du XIXe siècle. Or, lorsqu’il attend son train à la gare de Keihan, le petit-fils du prince Genji observe « un employé des chemins de fer […] cloîtré dans son local de service, l’œil rivé sur le tableau signalétique électronique du trafic ferroviaire » (p. 20). Alors le petit-fils du prince Genji serait-il immortel jusqu’à ce qu’il retrouve son livre bien-aimé et qu’il voit son jardin préféré ? Ou serait-il un fantôme ?

J’avoue que je n’ai pas réellement accroché… D’habitude je ne suis pas hermétique aux textes japonais mais ici c’est un auteur hongrois (j’ai déjà lu de la littérature hongroise bien sûr mais je connais peu) et je ne sais pas quoi penser… Je suis certainement moins emballée que Rachel qui m’a fait découvrir ce titre et cet auteur en début de mois… C’est vrai que l’écriture est belle, toute en poésie et l’ambiance, les descriptions m’ont plu mais je n’ai pas percuté pour l’histoire du petit-fils du prince Genji… Peut-être que ce n’était pas le moment pour moi de lire ce roman… En tout cas, je peux saluer les connaissances de l’auteur sur le Japon, sur Kyôto en particulier.

En même temps que ce livre, j’ai emprunté Le dernier loup également paru chez Cambourakis mais plus récemment (2019), plus court (80 pages) et sur un autre thème et je le lirai parce que cet auteur hongrois m’intrigue tout de même !

En attendant, je place Au nord par une montagne… dans Un Mois au Japon et Hanami Book Challenge pour le menu Au temps des traditions et le sous-menu Le temps abandonné (ce roman est fait pour ce menu !) et aussi dans Challenge lecture 2021 (catégorie 38, un livre sur le thème du voyage, pour ce voyage à Kyôto, 3e billet), Littérature de l’imaginaire #9 (pour le côté fantastique), Petit Bac 2021 (catégorie Lieu pour nord, sud, ouest, est) et Voisins Voisines 2021 (Hongrie).

Clous d’Agota Kristof

Clous d’Agota Kristof.

Zoé, octobre 2016, 208 pages, 18,50 €, ISBN 978-2-88182-958-1. Poèmes traduits du hongrois par Maria Maïlat ;

Genres : littérature hongroise, poésie.

Agota Kristof : consulter L’analphabète.

Ces poèmes, présentés en édition bilingue (hongrois et français), ont été écrits entre 1935 et 2011. Lorsque Agota Kristof a fui la Hongrie, en 1956, à l’âge de 21 ans, elle a laissé ses poèmes de jeunesse derrière elle (mais plusieurs avaient été publiés en Hongrie), ce qu’elle a beaucoup regretté. Elle les a donc réécrits, de mémoire, et en a écrit d’autres durant sa vie en Suisse, dont certains directement en français. L’éditeur nous dit que, peu avant sa mort, elle avait tout regroupé pour que ces poèmes soient publiés. Le livre est agrémenté de photos en noir et blanc représentant Agota Kristof.

Les thèmes développés dans ces poèmes sont la liberté (parfois symbolisée par un oiseau), la guerre, l’exil avec la perte de la mère-patrie et de la famille et la nostalgie et la tristesse que cela engendre, la mort (le suicide d’amis exilés eux aussi), l’amour, les saisons (en particulier l’automne), la solitude,…

Ce sont des vers libres, sans rimes (parfois il y en a en hongrois), et les césures sont bizarres mais ces poèmes ont un certain charme, un certain rythme et j’ai pris grand plaisir à les lire. Comme je ne suis pas une spécialiste de la poésie, je vous livre quelques extraits pour que vous vous fassiez une idée.

Extraits de…

Quelques mots : « un oiseau tente de prendre son envol / quelques mots sonnent creux quelques tocsins / et tombent les pierres » (p. 17).

L’humilié : « les nuages sont descendus jusqu’à la terre / leurs genoux pourpres ont été souillés de boue » (p. 37).

Sur la route : « À présent inconnue parmi les ombres / furtives de la vitesse je ne sais plus / d’où je suis partie peu importe / la route sera aussi longue que la vie » (p. 51).

Clous (c’est le titre du recueil donc obligée de mettre un extrait de Clous) : « clous / émoussés et pointus / ferment les portes clouent des barreaux / aux fenêtres de long en large / ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit / la mort » (p. 77).

Émigrants : « En apesanteur vous marchez sur des routes droites / qui ne mènent nulle part / […] / ne laissent aucune trace sur vous semblables aux nuages / vous filez par-dessus les clochers et les montagnes / vos pieds sans racine ne se blessent pas / de très loin vous regardez vos douleurs / sans âme arrachées de vous » (p. 87).

Et mes deux préférés que je note intégralement :

Le condamné : « Il a été un héros, / le lendemain un traître. / Il a été un génie, / le lendemain un débile. / Il a aimé, / mais avant le coucher du soleil, / il a déjà trompé sa femme. / Ses sanglots se sont décomposés en fou rire / tout ce qu’il a créé, il l’a détruit ; / Il avait peur de Dieu alors il a tué Dieu. / C’est ainsi qu’il s’est fait vieux dans la fleur de l’âge, / il s’est épuisé en pleine puissance, / il n’a plus bougé, n’a plus parlé, / il a attendu. / C’est alors que les sages l’ont encerclé, / des vieillards aux regards jeunes : ‘Tu as gaspillé ta vie’ ont-ils dit / et ils sont partis tête baissée. / Une corde l’a pris en pitié à la fin, s’est enroulée autour de son cou : / ‘Bonhomme, dit-elle, ta vie n’a pas été un cadeau, / c’était un jugement et maintenant je t’absous.’ » (p. 99).

Vous n’étiez aimés de personne : « Lentement la nuit devient vieille sur son visage pâle / les étoiles tombent sans arrêt / tombent dans les profondes rivières sombres / et dans les sombres forêts profondes tombent / les étoiles / blanches / maisons à la lisière de la forêt en cendres se tend / le corps caillouteux des routes la douleur insensée / se dérobe dans les veines des arbres / le vent est de plus en plus fort / et la neige de plus en plus sombre / mes frères / vous n’étiez aimés de personne mais demain / vous marcherez sur les rayons / de la lune / vos yeux pleins de beauté vous laverez les taches de sang / sur vos mains sur vos lèvres / auteurs de vous pousseront des arbres / la nuit aussi se calmera et la cendre tiède / le vent la portera sur vos terres stériles » (p. 113).

Alors, qu’en pensez-vous ? Avez-vous envie de lire ce recueil ? Et, si vous l’avez déjà lu, quel est votre poème préféré ?

Une deuxième lecture hongroise pour le Défi littéraire de Madame lit et le Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran que je mets aussi dans le challenge Cette année, je (re)lis des classiques.

L’analphabète d’Agota Kristof

L’analphabète d’Agota Kristof.

Zoé, juin 2004, 60 pages, 11,20 €, ISBN 2-88182-512-5.

Genres : littérature hongroise, récit autobiographique.

Agota Kristof naît le 30 octobre 1935 à Csikvánd en Hongrie. Romancière, nouvelliste, poétesse et dramaturge, elle écrit en français, sa langue d’adoption puisqu’elle trouve refuge en Suisse en 1956. Elle reçoit de nombreux prix littéraires et certaines de ses œuvres sont adaptées (théâtre, cinéma). Elle meurt le 27 juillet 2011 à Neuchâtel en Suisse.

Pour le Défi littéraire de Madame lit (le mois de mars est consacré à la littérature hongroise) et le Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran (en mars), je voulais relire Le grand cahier (premier tome de la trilogie des jumeaux) que j’avais dévoré dans les années 80 et je l’ai emprunté à la médiathèque pour une relecture mais, pour l’instant, je veux vous parler de L’analphabète. Ce récit autobiographique, raconte onze moments de vie (en onze chapitres) : « de la petite fille qui dévore les livres en Hongrie à l’écriture des premiers romans en français. L’enfance heureuse, la pauvreté après la guerre, les années de solitude en internat, la mort de Staline, la langue maternelle et les langues ennemies que sont l’allemand et le russe, la fuite en Autriche et l’arrivée à Lausanne, avec son bébé. Ces histoires ne sont pas tristes, mais cocasses. Phrases courtes, mot juste, lucidité carrée, humour, le monde d’Agota Kristof est bien là, dans son récit de vie comme dans ses romans. » (éditeur).

Dans le premier chapitre, Débuts, il y a des premières phrases émouvantes : « Je lis. C’est comme une maladie. Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux : journaux, livres d’école, affiches, bouts de papier trouvés dans la rue, recettes de cuisine, livres d’enfant. Tout ce qui est imprimé. J’ai quatre ans. La guerre vient de commencer. » (p. 5). « C’est ainsi que, très jeune, sans m’en apercevoir et tout à fait par hasard, j’attrape la maladie inguérissable de la lecture. » (p. 7). Et ainsi, dès l’enfance, elle sait inventer et raconter des histoires. Mais « L’envie d’écrire viendra plus tard, quand le fil d’argent de l’enfance sera cassé, quand viendront les mauvais jours, et arriveront les années dont je dirai : ‘Je ne les aime pas’. » (p. 12). Je pense que beaucoup de lecteurs qui ont commencé à lire dès l’enfance (et peut-être plus tard à écrire) se reconnaîtront un peu dans ces souvenirs.

L’analphabète raconte avec tendresse et pudeur l’enfance avec ses deux frères (Yano, l’aîné, et Tila, le petit dernier), l’adolescence à l’internat et le besoin d’écrire (des poèmes) pour « supporter la douleur de la séparation » (p. 12), le manque de liberté, le journal écrit dans une langue secrète pour que personne ne puisse le lire et le comprendre, la pauvreté dans la Hongrie des années 50, la création de sketches et de petits spectacles et « le bonheur de faire rire » (p. 20), la mort de Staline (« Ce que l’on ne pourra jamais mesurer, c’est le rôle néfaste qu’a exercé la dictature sur la philosophie, l’art et la littérature des pays de l’Est. », p. 27), la passion pour l’œuvre de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard (que je ne connais pas), l’exil avec l’arrivée en Autriche puis en Suisse (« Quelle aurait été ma vie si je n’avais pas quitté mon pays ? Plus dure, plus pauvre, je pense, mais aussi moins solitaire, moins déchirée, heureuse peut-être. Ce dont je suis sûre, c’est que j’aurais écrit, n’importe où, dans n’importe quelle langue. », p. 40), le travail monotone et répétitif à l’usine (une fabrique d’horlogerie) et l’écriture des premiers poèmes, la difficulté de la vie (« […] le désert. Désert social, désert culturel. », p. 42 ; « […] le mal du pays, le manque de la famille et des amis. », p. 43), les premiers poèmes donc, les premières pièces de théâtre, des souvenirs d’enfance (qui plus tard deviendront ce livre) et les premiers romans (« on devient écrivain en écrivant avec patience et obstination, sans jamais perdre la foi dans ce que l’on écrit. », p. 49).

Ce récit explique aussi pourquoi elle considère les autres langues comme des langues « ennemies » : « Je ne pouvais pas imaginer qu’une autre langue puisse exister, qu’un être humain puisse prononcer un mot que je ne comprendrais pas. » (p. 21), l’obligation d’apprendre la langue des envahisseurs, d’abord l’allemand puis le russe (elle parle de « sabotage intellectuel national », p. 23), et, à son arrivée en Suisse, l’auteur considère le français comme une autre langue « ennemie » car elle se sent « analphabète » par rapport à cette langue dont elle ne connaît rien (« une lutte pour conquérir cette langue, une lutte longue et acharnée qui durera toute ma vie », p. 24), mais plus elle l’utilise plus elle oublie le hongrois… Ainsi l’auteur doit se créer une nouvelle vie, une nouvelle identité avec cette langue qu’elle pense ne jamais maîtriser (à la fin de sa vie, elle revient d’ailleurs au hongrois, en particulier pour écrire des poèmes, comme Clous aux éditions Zoé).

À noter que L’analphabète a été adapté au théâtre en 2008 par Sifiane El Asad sous le titre Je lis. Si quelqu’un a vu ce spectacle et veut partager son ressenti ou un extrait vidéo avec nous 😉

L’analphabète est un beau récit qui m’a émue et qui m’a donné envie de relire Agota Kristof, et j’espère que vous aussi, vous aurez envie de (re)lire Agota Kristof.

Une lecture donc pour le Défi littéraire de Madame lit et le Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran que je mets aussi dans Voisins Voisines 2018.