Au vent mauvais de Kaouther Adimi

Au vent mauvais de Kaouther Adimi.

Seuil, collection fiction & Cie, août 2022, 272 pages, 19 €, ISBN 978-2-02-150356-2.

Genres : littérature franco-algérienne, roman.

Kaouther Adimi naît en 1986 à Alger en Algérie mais lorsqu’elle a 4 ans, sa famille s’installe à Grenoble en France. Elle aime aller à l’école et fréquenter la bibliothèque. En 1994, elle retourne à Alger pour étudier à l’université (lettres modernes et management des ressources humaines), elle commence à écrire et participe au concours de l’Institut français. En 2009, elle écrit son premier roman et revient à Paris. J’ai d’ailleurs découvert cette autrice avec ce premier roman, L’envers des autres, paru chez Actes Sud en 2011 et qu’une blogueuse (dommage son blog n’est plus approvisionné) m’avait envoyé. Ses autres romans, Des ballerines de papicha (2010), Des pierres dans ma poche (2015), Nos richesses (2017) et Les petits de décembre (2019) sont publiés aux éditions Barzakh. Elle écrit aussi des nouvelles, du théâtre, des scénarios (elle reçoit plusieurs prix littéraires entre 2011 et 2020) et revient en 2022 avec son nouveau roman, Au vent mauvais.

Voici comment débute le roman, « Dans la nuit du 22 septembre 1972, un vent mauvais arriva du Sahara et recouvrit Alger d’une poussière rouge, qui se déposa sur les façades des immeubles, les toits des voitures, les feuilles des palmiers et les parasols de plages. » (p. 11). Saïd se rend à la Maison de la radio où il travaille, mais le soir, il doit rencontrer ses lecteurs à la librairie car son premier roman vient de paraître. « Un petit livre ? Un grand roman, tu veux dire ! Le plus grand roman algérien ! Tout le monde en parle ! Ah, mon ami, je suis si heureux pour toi. » (le peintre, p. 12).

Flash-back, nuit du 3 février 1922. Tarek naît dans le hameau d’El Zahra, un endroit sec, sans point d’eau, et entouré de montagnes. « Quel est le premier homme à avoir eu l’idée saugrenue de s’installer ici, nul ne saurait le dire. » (p. 19). Après avoir mis son fils au monde, la mère apprend que son mari est mort sur un chantier mais elle et le nouveau-né se portent bien. Saïd qui vient de naître et dont la mère n’a pas de lait sera pris en nourrice par la mère de Tarek. Saïd et Tarek bien que très différents deviennent frères de lait et grandissent ensemble. « Les deux garçons se suffisaient à eux-mêmes, ils n’avaient pas d’autres amis. À peine toléraient-ils Leïla, leur voisine, qui les rejoignaient parfois pour une partie de cache-cache. » (p. 23). Mais à la rentrée de 1937, le père de Saïd, imam du village, envoie son fils étudier à Tunis ; les deux amis se reverront pendant les vacances. Et en janvier 1938, Leïla épouse contre son gré (elle n’a que 15 ans) « un ami de son père » (p. 25), veuf. Mais, alors que son fils a 3 mois, Leïla retourne chez ses parents. « Les jours qui suivirent, tout le village ne parla que de cela. De Leïla qui avait osé quitté son mari. Tarek vit les visages des hommes s’assombrir et fut témoin de leur rage. Il craignait pour la vie de la jeune femme […]. » (p. 34).

Je ne peux en dire plus car ce serait divulgâché… Mais je peux vous dire que vous avez pratiquement un siècle qui défile sous vos yeux, 70 ans en fait de 1922 à 1992. J’ai aimé que Tarek, pas illettré mais peu instruit, découvre le cinéma (La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, film scénarisé d’après le livre de Yacef Saâdi, sorti en salles en 1966 et ayant reçu le Lion d’or à la Mostra de Venise en 1966 puis d’autres prix cinématographiques) et l’art : « Ce que vous permet l’art, c’est d’avoir le sentiment d’être à la fois éternel et mortel, c’est quelque chose d’effrayant et de douloureux mais aussi un sentiment extraordinaire. Admirer une œuvre, c’est repousser la mort, c’est permettre à la vie de gagner. Posséder ce genre d’œuvres d’art, c’est être béni des dieux. » (p. 153). J’ai bien aimé la présence du chat noir dans la villa.

En tout cas, le roman de Saïd change le destin des trois amis d’enfance (et, plus tard, l’arrivée au pouvoir des islamistes aussi…). Peut-on écrire en toute impunité sur la vie des autres ? Kaouther Adimi s’est inspirée de la vie de ses grands-parents et le lecteur ressent qu’elle aime ses personnages, qu’elle veut leur bonheur mais l’histoire est dramatique.

Pour ABC illimité (lettre A pour nom), Challenge lecture 2023 (catégorie 24, un livre dont le titre comporte un élément météorologique) et Tour du monde en 80 livres (Algérie).

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Mokhtar et le figuier d’Abdelkader Djemaï

Mokhtar et le figuier d’Abdelkader Djemaï.

Le Pommier, Hors collection, août 2022, 128 pages, 14 €, ISBN 978-2-7465-2516-0.

Genres : littérature algérienne, roman.

Abdelkader Djemaï naît le 16 novembre 1948 à Oran en Algérie. Il lit dès l’enfance et écrit depuis l’adolescence. Instituteur (pendant 2 ans dans une école primaire) puis journaliste (dès 1966 et jusqu’en 1993) puis écrivain (premier roman paru en 1986, je ne connaissais pas du tout !), il s’installe à Paris en 1993. Il écrit de nombreux romans, récits et nouvelles (plus de 20) et reçoit la médaille des Chevaliers des Arts et des Lettres.

Dans la campagne algérienne, une vieille maison éclairée par des lampes à pétrole, une petite cour avec « des cailloux jaunes et lisses comme des galets » (p. 11), « un puits à la margelle en pierre grise, un four en boue séchée, un poulailler grillagé et un petit enclos pour les moutons. » (p. 10). Une petite mare et un figuier qui apporte un peu d’ombre et des fruits deux fois par an.

Mokhtar vit avec ses parents, sa grand-mère paternelle, Aïchouche, et son grand-père paternel, Kouider. Il passe sa petite enfance de façon sereine à la campagne près du village Saint-Lucien. Lorsque ses parents déménagent, grâce à la tante Halima, dans une charrette tirée par un mulet, Mokhtar voit pour la première fois autre chose que son village et surtout la grande ville ! « C’était la première fois que Mokhtar voyait à ciel ouvert autant de voitures, de camions, de motos passer près de lui, parfois à toute allure, le frôlant presque en laissant derrière eux une odeur forte de carburant. » (p. 51). Dans la maison séparée en quatre parties, les parents de Mokhtar louent une pièce unique mais… « il manquait le figuier et son ombre verte. » (p. 58).

Un an après, le père travaille sur les chantiers et la mère accouche de Bachir, « le premier de la lignée à être né dans une grande ville. » (p. 64). Quant à Mokhtar, « À six ans, il allait être aussi le premier de sa lignée à franchir le portail d’une école. » (p. 65). Les vacances se passent chez les grands-parents où l’enfant lit sous le figuier, qui est « comme un membre de la famille qui lui était cher » (p. 75) et sous lequel son grand-père, Kouider, fait la sieste.

Les lecteurs rentrent avec plaisir dans l’intimité de cette famille rurale, simple et pauvre ; ils découvrent des mœurs différents des nôtres (occidentaux), comme « les femmes [qui], selon la tradition, ne pouvaient pas assister, quel que soit le sexe du disparu, aux enterrements […]. » (p. 109) et peuvent être surpris par la différence entre les mots arabes dont on devine le sens (ou pas !) comme douar, koubba, wâada, kanoun, meïda, haouch, foutah, et les noms des communes (Saint-Lucien par exemple), des rues, des noms des cinémas…

Et, après le déménagement, il y a à la fois la nostalgie et le plaisir de découvrir la ville, l’école et la lecture, les magasins, le cinéma (son père s’est pris de passion pour les westerns), la mer, la photographie, et même le corps féminin dans un hammam après un mariage. Et, alors que Mokhtar et les autres enfants vivent dans l’insouciance de l’enfance, les prémices de la guerre se font jour. Mais, à la campagne où vivent toujours ses grands-parents, le figuier reste « toujours debout, paisible et fécond » (p. 125, mon passage préféré).

Ce roman est-il véritablement un roman ? Bien sûr, il y a une continuité chronologique de chapitre en chapitre mais j’ai plutôt ressenti ce récit comme un recueil d’anecdotes, de chroniques, de petites histoires (la maison, le figuier, la boue, le déménagement, les noces, etc.), agréables à lire par ailleurs, l’histoire d’un enfant, l’histoire d’une guerre (qu’il n’a suivi que par bribes), les souvenirs d’un enfant devenu adolescent qui veut apprendre, lire et écrire pour raconter, pour garder en mémoire et laisser une trace des êtres aimés qui sont partis.

C’est le premier titre de la rentrée littéraire d’automne que je lis, pas un coup de cœur mais une bonne pioche ! Et, accessoirement, la couverture est très belle (et donne envie de manger de bonnes figues fraîches).

Elle l’a lu : MimiPinson, d’autres ?

Pour Le tour du monde en 80 jours (Algérie), Un genre par mois (en novembre, il faut lire du contemporain et donc ce livre de la rentrée littéraire d’automne est idéal) et ABC illimité (lettre D pour Djemaï).

Impasse Verlaine de Dalie Farah

Impasse Verlaine de Dalie Farah.

Grasset, avril 2019, 224 pages, 18 €, ISBN 978-2-24681-941-7.

Genres : littérature française, premier roman.

Dalie Farah naît le 22 février 1973 à Clermont-Ferrand (Auvergne) de parents algériens exilés en France. Elle étudie la littérature et la linguistique. Elle a une spécialisation sur le XVIe siècle et la démonologie. Elle est agrégée de lettres. Alors qu’elle voulait devenir journaliste, elle se tourne vers l’enseignement et elle est prof de littérature et philosophie en lycée et prépa. Ses deux romans sont Impasse Verlaine (2019) et Le doigt (2021). Plus d’infos sur Plumes d’ailes et mauvaises graines et sur sa page FB.

Née le 22 février 1973, au lieu du mois d’avril prévu, la narratrice (l’autrice) a failli mourir mais « On peut survivre à tout, quand on survit à sa mère. » (p. 9).

Dans les années 50, à Meskiana en Algérie, la mère de la narratrice naît, Djemaa ou Vendredi. « L’Algérie, c’est l’Éden de ma mère. » (p. 17). Tous les coups, tous les malheurs, elle les transforme en histoires pour s’inventer une autre vie, mais ce ne sont « rien que des histoires minuscules, injustes et absurdes qui finissent toutes dans un trou sous la poussière. » (p. 38).

La mère a 15 ans lorsqu’elle est mariée à un jeune veuf qui a 20 ans de plus qu’elle et qui l’emmène en France, « au Puy-de-Dôme auvergnat » (p. 48). Dans le village de Ponteix, Vendredi devient « la Fatima » (p. 50) et Fatima devient « une villageoise auvergnate comme les autres » (p. 59). Mais, après l’accident de son mari qui perd son travail, « on transporte les confitures de l’été passé, les valises, la marmaille encapuchonnée dans les cagoules de laine bicolore tricotées par la Solange et on arrive impasse Verlaine, bâtiment 31, appartement 622, à Clermont-Ferrand. » (p. 63, pile le code postal de la ville).

Dalie Farah raconte l’enfance battue, humiliée, obligée à travailler (elle aide sa mère, femme de ménage et elle devient son nègre, la mère étant analphabète)… Mais… « Ma mère veut une fille qui lit et qui écrit, donc une fille puissante. » (p. 76). Et heureusement il y a l’école. « Je cours pour aller à l’école. Je ne regarde pas en arrière, juste devant, tout droit » (p. 104), en fait vers l’avenir.

Mais, lors de vacances en Algérie, au hammam, la mère est d’une brutalité inouïe devant toutes les autres femmes qui ne font qu’observer… « […] la vie est belle. Il le faut. La vie me reste belle. Il le faut. » (p. 132-133).

Après l’école primaire Diderot, elle entre au collège Montferrand puis au lycée mais je vous laisse découvrir tout ça par vous-mêmes.

Je n’en dis pas plus, il vous faut absolument lire ce roman qui n’est pas qu’une autobiographie, un témoignage, c’est encore plus fort que ça, c’est intense, c’est puissant. Par certains côtés, je me suis reconnue en cette fillette, cette adolescente, qui aime l’école, qui aime lire, et cette lecture fut beaucoup d’émotions pour moi. Et pas seulement pour moi puisqu’Impasse Verlaine a reçu une dizaine de prix littéraires largement mérités.

Malgré l’adversité, malgré la maltraitance, malgré les coups, Dalie Farah se dit que la vie est belle et c’est phénoménal parce qu’elle peut tout supporter. Elle raconte la double-culture (sa mère lui a tout de même transmis des choses sur le pays d’origine, sur la famille restée là-bas), l’école, la volonté d’apprendre, de réussir. Mais elle n’a pas trempée sa plume dans la noirceur, dans la dépression, tout est lumineux, optimiste, c’est vraiment très beau. Une résilience incroyable d’autant plus qu’elle y met de l’humour et de la poésie. J’ai rencontré Dalie Farah jeudi dernier (un billet sera publié en soirée) et je peux vous dire que c’est une femme rayonnante et drôle, un pur bonheur cette rencontre.

Cette chronique de lecture est un billet binôme avec Martine (qui a aussi rencontré Dalie Farah).

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 28, un témoignage, une autobiographie), Challenge lecture 2022 (catégorie 44, un livre dont le titre contient seulement 2 mots).

L’étranger de Jacques Ferrandez d’après l’œuvre d’Albert Camus

L’étranger de Jacques Ferrandez d’après l’œuvre d’Albert Camus.

Gallimard, collection Fétiche, avril 2013, 136 pages, 19 €, ISBN 978-2-07064-518-3.

Genres : bande dessinée française, adaptation d’une œuvre littéraire.

Albert Camus naît le 7 novembre 1913 en Algérie, dans une famille pauvre en partie bordelaise en partie ardéchoise. Il perd son père en octobre 1914 (dans la bataille de la Marne) et sa mère, en partie sourde, ne sait ni lire ni écrire. Heureusement, il y a des rencontres : Gustave Acault, un oncle anarchiste et voltairien, Louis Germain, un instituteur avisé et dévoué (le discours du prix Nobel lui fut dédié), Jean Grenier, écrivain et philosophe, Edmond Charlot, éditeur, André Malraux, écrivain et homme politique, etc. Deux jours après l’explosion de la bombe à Hiroshima (août 1945), il est le seul intellectuel occidental à dénoncer l’usage de la bombe atomique (éditorial publié dans Combat). Mort le 4 janvier 1960 dans un accident de voiture, Albert Camus laisse une œuvre conséquente, avec ses théories sur l’absurde (le bonheur n’est-il pas tout simplement de vivre sa vie malgré son absurdité ?), sur la révolte intelligente et ses limites (la fin ne justifie pas les moyens), avec des essais (le premier date de 1936), des pièces dont Les Justes (1949), des romans dont les célèbres L’étranger (1942), La peste (1947), La chute (1956), quelques nouvelles, ses correspondances, plusieurs préfaces et des articles. Il existe une Société des études camusiennes qui édite la revue Présence d’Albert Camus.

Jacques Ferrandez naît le 12 décembre 1955 à Alger dans une famille d’origine espagnole qui quitte l’Algérie 3 mois après (sa naissance) pour s’installer à Nice (France). Il étudie les Arts décoratifs, il est auteur, dessinateur et débute sa carrière en 1978 (magazines, adaptations d’œuvres littéraires, bandes dessinées). Il aime l’Histoire, les romans noirs et le jazz (il est contrebassiste). Parmi ses titres, Les enquêtes du commissaire Raffini (4 tomes entre 1980 et 1988), Carnets d’Orient (10 tomes entre 1987 et 2009), entre autres.

Alger. Meursault est employé de bureau. Lorsqu’un télégramme lui apprend que sa mère est décédée, il se rend à « l’asile de vieillards de Marengo, à 80 km d’Alger » (p. 6). Il fait très chaud mais, après avoir veillé sa mère, il accepte une tasse de café au lait proposée par le concierge, un Parisien. De retour à Alger, il revoit Marie Cardona et ils vont au cinéma voir Le Schpountz avec Fernandel avec la fameuse réplique sur plusieurs tons « Tout condamné à mort aura la tête tranchée » (p. 28-29). Puis son voisin, Raymond Sintès, qui veut se venger de sa petite amie qui abuse de sa gentillesse (hum, hum…), lui demande d’écrire une lettre pour lui et de menus services… Le patron de Meursault a « l’intention d’installer un bureau à Paris pour traiter sur place directement avec les grandes compagnies » (p. 53) et propose le poste au jeune homme mais ça lui est égal, il ne veut pas changer de vie.

Alors qu’il est à la plage avec Marie et des amis, deux Arabes dont parmi eux le frère de la jeune femme que Raymond Sintès moleste, les attaquent. « Attention, il a un couteau ! » (p. 65). Plus tard, Meursault tire avec le pistolet que Sintès lui a confié. Il est jeté en prison. « Qu’est-ce que tu as fait ? – J’ai tué un Arabe. » (p. 76).

Le juge est horrifié par son manque d’empathie et son refus de demander pardon à Dieu. « Aujourd’hui, le gardien m’a dit que j’étais là depuis cinq mois… Je l’ai cru, mais je n’ai pas compris. » (p. 93). Malgré les témoins de la défense, le procès est à charge contre Meursault… C’est son caractère, son comportement qui est jugé, le fait qu’il parle peu, qu’il ait mis sa mère dans un asile (car il n’avait pas les moyens de s’occuper d’elle et de la faire soigner), qu’il ne croit pas en Dieu, qu’il ait des relations avec une jeune femme avant le mariage, etc. plus que le fait d’avoir tué un homme. Il est finalement condamné à mort. « J’écoute mon cœur. Je ne peux imaginer que ce bruit qui m’accompagne depuis si longtemps puisse cesser. » (p. 122).

Jacques Ferrandez s’empare de cette histoire poignante d’Albert Camus et en fait une superbe (et respectueuse) bande dessinée, aux couleurs chaudes et lumineuses, avec des personnages et des décors parfaitement imaginés. Meursault est jugé et condamné pour son côté insensible mais un homme est mort… Albert Camus voulait (dé)montrer l’absurdité de ces deux événements. Je rajouterai d’anciennes chroniques de lectures d’Albert Camus plus tard. En attendant, je vous invite à (re)lire cet auteur sincère et intègre.

Une lecture pour Les classiques c’est fantastique #2 (le thème d’août est de l’écrit à l’écran en passant par les cases) que je mets aussi dans 2021, cette année sera classique, BD, Challenge de l’été #2 (Algérie), Des histoires et des bulles (catégorie 3, un roman graphique) et À la découverte de l’Afrique (Algérie).

Les autres classiques chez Moka.

L’Algérois d’Éliane Serdan

L’Algérois d’Éliane Serdan.

Serge Safran, mai 2019, 160 pages, 15,90 €, ISBN 979-10-97594-13-8.

Genres : littérature franco-libanaise, roman historique (mais pas que).

Éliane Serdan naît en 1946 à Beyrouth au Liban mais elle passe son enfance dans le sud de la France (Draguignan) et étudie à Aix en Provence (Lettres) puis à Montpellier (cinéma). Du même auteur : La fresque (Serge Safran, 2013) et La ville haute (Serge Safran, 2016).

« Il y a dix ans, je n’aurais pas lu cette lettre. J’aurais craint d’ouvrir une brèche dans le silence où je m’étais murée. » (p. 12). Depuis cinquante ans, Marie Guérin vit seule, solitaire, désabusée. Mais, après avoir reçu une lettre de Simon Allegri, elle souhaite raconter ce qui s’est passé quand elle était adolescente dans le Var. « […] aujourd’hui, je veux sortir de mon mutisme. Le temps presse. » (p. 14). Le jour de ses 17 ans, donc, Simon lui annonce qu’il a rencontré un jeune homme qui arrive d’Alger, Jean Lorrencin. La jalousie s’empare de Marie. « Pour la première fois, sans raison apparente, je me sentais menacée par la trahison. » (p. 17). Après une dispute au sujet de Jean, Simon disparaît de la vie de l’adolescente… Marie, effondrée, ne tiendra le coup que grâce au vieux bibliothécaire, Paul Boisselet. « C’était la seule personne avec qui partager mes enthousiasmes littéraires. » (p. 30-31). « Les livres ne me guérissaient pas vraiment mais ils m’offraient le seul écho secourable. » (p. 33). Mais la vie de Marie bascule… « Peut-être ce saccage était-il nécessaire pour que j’accède à l’écriture mais c’est un prix bien élevé… » (p. 54).

Ce roman est en trois parties. La première est donc le récit de Marie.

La deuxième, c’est le journal de Paul Boisselet, le vieux bibliothécaire qui, cardiaque, doit partir à la retraite plus tôt que prévu. « Tout à l’heure, j’ai regardé sur mon bureau les livres dont je remettais, depuis des mois, la lecture à plus tard. C’était une promesse de bonheur. » (p. 84). Lorrencin va entrer dans sa vie, d’abord à la bibliothèque puis en faisant irruption chez lui ! Mais le personnage de Lorrencin est ambigu, il est très beau, gueule d’ange, mais il a des yeux bleu acier terrifiants et il a des idées tout aussi terrifiantes pour un jeune homme de 18 ans. « La révolte et la haine qui l’avaient envahi ce jour-là ne l’avaient plus quitté. Il retrouverait les assassins. Ils devraient payer. Son père s’était trompé en se ralliant aveuglément à de Gaulle. Lui, ne ferait pas cette erreur. » (p. 102).

La troisième partie est la lettre que Simon a envoyée à Marie. « Me voilà contraint de t’écrire. Je ne m’y résous pas sans amertume. […] Le récit que je vais te faire me demande un effort considérable. » (p. 111). Lorsqu’il a rencontré Lean Lorrencin, Simon y a vu un frère d’exil (sa famille est arrivée d’Italie 8 ans auparavant), il a éprouvé de l’admiration, de la fascination.

De nombreuses références littéraires dans ce roman (du moins les références du début des années 60) qui raconte à travers le personnage de Lorrencin les débuts de la xénophobie aussi bien contre les pieds noirs que contre les maghrébins, les débuts des mouvements nationalistes d’extrême-droite (mais aussi d’extrême-gauche, les bagarres étaient courantes) auprès d’une jeunesse fragile, vulnérable et malléable. L’Algérois, avec ses trois parties distinctes qui ne forment en fait qu’une histoire, est un roman à la fois historique (la guerre d’Algérie et ses conséquences) et profondément humain : ce sont quatre vies qui sont mises en avant, celles de Marie, fille unique d’une famille qui n’est pas dans le besoin, de Simon, fils d’immigré italien qui ne se sent pas à sa place, de Paul Boisselet, vieux bibliothécaire, passionné et ouvert d’esprit, et de Jean Lorrencin, à la fois malheureux et manipulateur.

Une agréable lecture qui, au fur et à mesure des trois parties (Marie, Boisselet, Simon) toutes aussi pudiques les unes que les autres, comble les « trous » pour qu’à la fin, le lecteur remette tout en place et comprenne tout car il y a des choses que Marie ne sait pas et que Simon sait, et Lorrencin ne s’est confié réellement qu’à Boisselet donc les différentes parties sont indispensables comme les vies sont liées les unes aux autres. Marie et Simon s’aimaient mais Lorrencin s’est immiscé entre eux et il a fait pire encore. Beaucoup de tristesse, une certaine nostalgie et des vies gâchées à cause de la violence et de la politique… Le roman est court (160 pages) mais d’une grande intensité et je vous le conseille vivement même si je ne connaissais pas cette autrice avant : certains parmi vous ont-ils lu La fresque et La ville haute ?

Une très belle lecture de la Rentrée littéraire janvier 2019 (au fait, elle s’arrête quand cette rentrée ?).

Le village de l’Allemand de Boualem Sansal

Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller de Boualem Sansal est un roman « basé sur une histoire authentique » paru chez Gallimard dans la collection Blanche en janvier 2008 (264 pages, 22 €, ISBN 978-2-07-078685-5).

Genre : littérature algérienne.

Boualem Sansal naît le 15 octobre 1949 à Theniet El Had, un petit village de montagne au nord de l’Algérie. Il vit à Boumerdès (près d’Alger) ; il est auteur. Son premier roman, Le serment des barbares en 1999, reçoit le prix du premier roman et le prix des Tropiques. Paraissent ensuite L’enfant fou de l’arbre creux (2000, prix Michel Dard), Dis-moi le paradis (2003) et Harraga (2005). Le village de l’Allemand est son cinquième roman mais il a également publié des livres techniques (il est ingénieur et économiste), des recueils de nouvelles et des essais. Ce livre m’a tellement plu que ça m’a donné envie de lire les autres. Sont parus depuis : Rue Darwin (2011) et 2084, la fin du monde (2015).

Rachel (Rachid Helmut) et Malrich (Malek Ulrich) sont deux frères, nés d’une mère algérienne et d’un père allemand, qui vivent en France. Rachel a étudié, est devenu un monsieur, a un travail bien rémunéré, un pavillon de banlieue, et surtout une épouse et la vie devant lui. Malrich, plus jeune, préfère traîner avec ses copains qu’étudier. Lorsqu’en 1994, leurs parents sont assassinés par des intégristes dans le village de Aïn Deb, Rachel part se recueillir sur leur tombe et découvre ce que leur père a caché durant des années : c’était un ancien officier nazi qui a tué des milliers de Juifs et a fui après la guerre pour trouver refuge en Algérie où il a épousé leur mère. L’univers de Malrich s’écroule, il part en Allemagne, en Turquie, en Égypte sur les traces de cet homme pour lequel il ne peut pas y avoir de pardon. Mais il sombre au fur et à mesure qu’il découvre l’horreur de l’extermination (la rencontre avec une vieille dame à Birkenau est très émouvante, p. 246 à 250) et après son retour à Paris, il n’est plus le même, ne supporte plus de vivre et se suicide dans son garage avec les gaz d’échappement de sa voiture. Rachel laisse à son cadet un journal, que l’adolescent lit avec le lecteur et auquel il répond en tenant lui aussi un journal où il mêle interrogations, soif de vérité, lucidité, rejet des bonimenteurs qui sont de plus en plus présents dans la cité. Malrich compare même la cité à un camp de concentration où « il ne manque que les chambres à gaz et les fours pour passer à l’extermination de masse » (p. 256 et 257).

Le passage que j’ai trouvé le plus beau : « J’ai lu et relu les livres de ces revenants devenus illustres, Charlotte Delbo, Elie Wiesel, Jorge Semprun, Primo Levi, je n’ai pas trouvé un mot de haine, l’ombre d’une envie de vengeance, pas la moindre expression de colère. Ils ont simplement raconté leur quotidien avec tout le détail dont ils étaient capables, et cet art qui est le leur, ils ont dit ce que leurs yeux ont vu, ce que leurs oreilles ont entendu, ce que leur nez a senti, ce que leurs mains ont touché, ce que leurs dos et leurs pieds ont porté de fatigue et de souffrance. » (journal de Rachel, p. 242).

La conclusion que Rachel écrit avant de se donner la mort en victime expiatoire est magnifique : « C’est ainsi que je veux répondre à la question de Primo Levi, Si c’est un homme. Oui, quelle que soit sa déchéance, la victime est un homme, et quelle que soit son ignominie, le bourreau est aussi un homme ».

Ce très beau roman a reçu quatre prix littéraires en 2008 : Grand Prix RTL-Lire, Grand Prix SGDL du roman, Prix Louis-Guilloux et Prix Nessim Habif ; prix grandement mérités !

Pour le Défi littéraire de Madame lit, juin est le mois de la littérature algérienne et je voulais présenter 2084, la fin du monde de Boualem Sansal (mon auteur algérien préféré) mais je n’ai pas retrouvé le roman et ma note de lecture au brouillon dans tout ce fatras ! Eh oui, les livres ne sont pas encore rangés : mes nouvelles bibliothèques n’arrivant pas avant fin juillet… Je publie donc Le journal de l’Allemand en attendant et vous aurez 2084 plus tard. Je mets aussi cette lecture dans À la découverte de l’Afrique (Algérie) et le Challenge de l’été (je serais ravie si cette note de lecture pouvait vous inciter à lire cet auteur !).

L’envers des autres de Kaouther Adimi

[Article archivé]

L’envers des autres est un roman de Kaouther Adimi paru aux éditions Actes Sud (plus de lien… mais un extrait de 10 pages est disponible au format pdf sur le site de l’éditeur) en mai 2011 (107 pages, 13,80 €, ISBN 978-2-7427-9725-7).

Kaouther Adimi est née en 1986 à Alger. Elle a étudié la langue et la littérature françaises et vit maintenant en France. L’envers des autres est son premier roman. Il est d’abord paru aux éditions Barzakh (Algérie) en janvier 2010 sous un autre titre : Des ballerines de papicha. Il a reçu le Prix littéraire de la Vocation en 2011.

Je tiens absolument à remercier à nouveau Mimi – du blog Les plaisirs de Mimi – qui m’a offert ce livre, en plus dédicacé par l’auteur ! Je vais présenter ce court roman d’une façon totalement différente de la sienne donc vous pouvez aussi lire sa note de lecture de L’envers des autres.

Le quartier Khorti à Alger au mois de mai. « Les jeunes de mon quartier se réunissent toutes les nuits pour fumer un peu, jouer aux dominos et refaire l’Algérie à coups de grands discours patriotiques. Lorsqu’ils ne parlent pas de quitter le pays, ils parlent de mourir pour lui. » (page 11).

Un appartement avec une famille. La vieille mère, ridée et arthritique, veuve depuis une quinzaine d’années. Sarah, l’aînée, avec Hamza, son mari, devenu fou, et leur fille de 9 ans, Mouna, amoureuse d’un copain d’école. Adel, le fils et Yasmine, la plus jeune fille, qui étaient si proches et qui n’arrivent plus à se parler…

Un roman choral dans lequel chacun raconte sa vision de la famille, sa vie à Alger, ses souvenirs, ses rêves ou son désespoir.

Voici les quatre « voix » féminines :

Sarah : « Mon Dieu, où est le fringant jeune homme que j’ai épousé ? » (page 28).

Yasmine : « Les hurlements sont une forme de routine nécessaire au bon fonctionnement de la journée. Le silence est trop pesant, il nous angoisse, nous donne l’impression qu’un drame est en train de se préparer. Les cris sont comme un protège-cahier : tant que quelqu’un crie, on est presque certain de ne pas avoir de problème. » (page 46).

Mouna : « J’ai décidé d’être sa femme. Pas maintenant, je suis encore trop jeune. Je ne sais même pas faire la cuisine, mais plus tard, pourquoi pas ? » (page 63).

La mère : « Pourtant j’ai tout fait pour eux, tout ! […] Et pour quoi ? J’ai soixante ans, trois enfants, un gendre et une petite-fille sur les bras. Et je n’ai plus personne vers qui me tourner. » (page 90).

Mais Adel est important aussi dans cette histoire. « Quant à moi, je n’existe pas. Pièce en plus, comme ces boutons cousus sur les chemises, au cas où. Une pauvre petite chose, comme dit Sarah. » (page 71).

J’ai été agréablement surprise et charmée par ce roman. Presque tout est différent de ce que j’imaginais !

La ville « blanche » est sale. La mère est désabusée. Les jeunes hommes désœuvrés (ils n’ont pas voulu étudier, ils n’ont pas de travail) fument, boivent et pensent que les filles sont soient des saintes soit des traînées, mais surtout des traînées. Un homme est cloîtré dans sa chambre sous prétexte qu’il est devenu fou. Son épouse, Sarah, qui s’éclate dans la peinture, est devenue obsessionnelle. Adel et Yasmine, après une relation frère-sœur fusionnelle, ont grandi et ont des comportements différents : lui se replie sur lui-même et dépérit, elle veut étudier et s’ouvre aux autres (ils ne se comprennent plus).

Quelle liberté ? Quel avenir ?

Peut-être un espoir de bonheur avec la fillette, qui se réjouit de ses chaussures, danse, se moque du regard des autres, et veut être une papicha (une minette).

On n’est pas loin de « l’enfer, c’est les autres » ! Le monde à l’envers… L’envers des autres…

Une 10e lecture pour le challenge Premier roman et une première lecture pour le tout nouveau défi Cent pages.