Les nuages de Juan José Saer

Les nuages de Juan José Saer.

Le Tripode, octobre 2020, 224 pages, 19 €, ISBN 978-2-37055-226-6. Las nubes (1997) est traduit de l’espagnol (Argentine) par Philippe Bataillon.

Genres : littérature argentine, roman.

Juan José Saer naît le 28 juin 1937 à Serodino dans la province de Santa Fe en Argentine (sa famille est Syrienne, originaire de Damas). Il étudie à l’Université national du Littoral et devient écrivain dès 1960 puis il s’installe à Paris en 1968 et devient professeur (à l’université de Rennes, entre autres). Il laisse à la postérité plus de 30 œuvres (recueils de nouvelles, romans, essais) dont, pour l’instant, moins de 20 sont traduites en français (Seuil, Le Tripode, Flammarion, Verdier). Il meurt le 11 juin 2005 à Paris en France. Autres titres de l’auteur publiés par Le Tripode : L’ancêtre (2014), Glose (2015), Le fleuve sans rives (2018) et L’enquête (2019).

Résumé de l’éditeur (site et 4e de couv) : « Argentine, 1804 : le docteur Weiss, adepte de la nouvelle psychiatrie parisienne, fonde une maison de santé pour malades mentaux. Les « aliénés » y sont traités avec humanité et l’établissement acquiert une réputation aux quatre coins de la Vice-Royauté du Río de la Plata. Son disciple, Real, reçoit une mission déraisonnable : convoyer de Santa Fe à Buenos Aires une caravane de fous. Il y a un jeune homme mélancolique, une nonne nymphomane, un dandy maniaque et deux frères qui souffrent de délire linguistique. À cet hôpital ambulant se joignent un guide, deux soldats, trois prostituées. Mais la pampa est immense, désespérément vide, et la civilisation lointaine. Au cours de la traversée du désert, la frontière entre folie et normalité devient plus que trouble… ». Comme je m’intéresse à l’histoire de l’aliénisme (psychiatrie), vous comprendrez aisément que ce roman ne pouvait que m’intriguer mais je suis vraiment déçue de ne pas avoir pu le lire pour le Mois espagnol et sud-américain

Paris vidée de ses habitants, été, chaleur excessive. Pigeon Garay reçoit de son ami Tomatis (qui vit en Argentine), un manuscrit (enfin ‘un disket’) intitulé Les nuages.

Le mémoire est rédigé par le docteur Real, un Argentin, qui a étudié à Madrid chez les Franciscains puis à Paris à la Salpêtrière avec le docteur Weiss avant de retourner dans son pays. En août 1804, il convoie, avec trois cavaliers dont un guide, Osuna, un groupe d’aliénés de Santa Fe à Buenos Aires soit (j’ai cherché sur internet près de 800 km (moins de 10 heures en voiture à notre époque mais imaginez il y a plus de 2 siècles avec des ‘fous’ et des chariots en bois !). « […] je suis le docteur Real, spécialiste des maladies qui affligent non pas le corps mais l’âme. » (p. 20).

Le docteur Weiss était un Hollandais et « Dès que je fus arrivé, l’idée devint pour moi une évidence passionnée, et le docteur Weiss mon ami, mon maître et mon mentor. » (p. 21). Ce docteur Weiss avait prévu de s’installer en Argentine avant de rencontrer Real et ce dernier est devenu son assistant à la Maison de Santé Les Trois Acacias fondée en avril 1802 au nord de Buenos Aires, « un hôpital idéal » (p. 23) « refusant les chaînes, la prison, les cachots » (p. 23). Cette Maison, « ce fut peut-être la première de cette espèce sur tout le territoire américain » (p. 24) et durant les 14 ans de vie de la Maison, « Nous vivions en communauté avec nos fous. » (p. 33) et « les tâches domestiques [étaient] accomplies en commun » (p. 37) sur le principe du volontariat, potager et jardinage, peinture et réparations, entretien, cuisine…

Le récit est un peu difficile à lire parce qu’il n’y a pas de chapitres (donc nul endroit propice pour s’arrêter) et que la police de caractère est vraiment petite… Mais, évidemment le récit est passionnant. Ça raconte les conditions de vie du début du XIXe siècle en Argentine dans les petites villes et les villages isolés, conditions spartiates, le dangereux fleuve Paraná, les relations entre les autochtones, les Blancs et les religieux, les esclaves et le mauvais alcool qui circule…

« Il vaut la peine de faire remarquer que les malades mentaux, quand ils sont une certaine éducation, ont presque toujours un penchant irrésistible à s’exprimer par écrit, tentant de canaliser leurs divagations dans le moule d’un traité philosophique ou d’une composition littéraire. Ce serait une erreur de les prendre à la légère car ces écrits peuvent être une source inestimable de renseignements significatifs pour l’homme de science qui, dans les mots écrits, a sous la main, protégées de la fugacité du délire oral et des actions fugitives, quantité de pensées mises à l’abri, semblables aux insectes immobilisés par une épingle ou à la flore séchée d’un herbier sur lesquels le naturaliste concentre son attention. » (p. 111-112).

Et puis, il y a le fleuve dont les eaux (les crues) sont comme la folie et l’inondation « insidieuse, brutale, démesurée » (p. 118) « retardait les malades que nous attendions, en provenance de Córdoba et du Paraguay, et en même temps nous confinait dans la ville. » (p. 119).

Certains habitants sont cultivés comme monsieur Parra, dont le fils, Prudencio, en état de prostration, fera partie du voyage jusqu’à la capitale. Il y aura aussi Teresita, une nonne qui a perdu la raison après avoir subi des viols par le jardinier du couvent… (jardinier qui n’a pas la même version que la mère supérieure du couvent). Monsieur Troncoso, homme riche et autoritaire qui arrive de Córdoba, et qui passe de l’excitation à la mélancolie. Et les deux malades qui arrivent du Paraguay, Juan Verde soit silencieux soit véhément (il répète toujours « le matin, le soir, la nuit » (p. 139) avec des intonations différentes) et son jeune demi-frère surnommé Verdecito (cas de démence héréditaire ?). Real raconte la rencontre et le problème de chacun de ces cinq patients et, durant le voyage de retour, il lit l’intégrale de Virgile, offerte par l’agréable monsieur Parra (l’auteur s’inspire pas mal de Virgile, Cicéron et Zénon, philosophes antiques).

Retour à Buenos Aires qui évidemment est fort compliqué (retards, intempéries, inondations, mauvais état des chemins, détours, crainte d’une attaque des Indiens conduits par le violent cacique Josesito, feu de forêt en pleine pampa…), « une laborieuse caravane, trop lente et trop longue, ralentie par de continuelles indécisions » (p. 147) avec les malades mais aussi un marchand ambulant, des soldats et des prostituées « Et enfin, dix ou douze chiens vagabonds nous suivaient avec une obstination, une indigence et une avidité semblable à celles des mouettes qui suivent le sillage des bateaux en quête de nourriture. » (p. 152), sûrement ma phrase préférée, mais j’ai aussi beaucoup apprécié le moment que Real passe seul au bord d’un étang, enfin seul avec son cheval, observant l’horizon et les animaux refoulés par la montée des eaux (p. 164-170).

Quelques réflexions complémentaires. Je ne dirais pas que l’auteur est anticlérical mais il (Real en tout cas) a sa propre vision de la théologie qui diffère de la vision scientifique et médicale, ce qui est logique (sans parler de la vision théologique de Teresita rédigée dans son Manuel d’amours, hi hi hi). Quant au roman en lui-même, c’est un roman atypique, à la fois historique (l’Argentine du XIXe siècle), à la fois aventure avec ce voyage incroyable, à la fois médical avec la folie représentée sous toutes ces formes (Prudencio représenterait la philosophie, Tronsoco la richesse et le pouvoir, Teresita la religion ou plutôt le mysticisme, Juan Verde et Verdecito la famille et ses problèmes de communication), et utopique parce que c’était folie d’accomplir un tel voyage à cette époque et aussi de vouloir soigner différemment (sûrement une grande innovation en ce début de XIXe siècle). Chaque malade, chaque accompagnateur est un nuage différent à lui seul (avec ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, ce qu’on sait – ou qu’on devine – et ce qu’on ne sait pas) et puis il y a les nuages, les vrais, c’est-à-dire les météorologiques, sur lesquels l’humain est impuissant.

Alors, ce n’est pas un roman estival parce qu’il est dense et qu’il faut vraiment se concentrer… J’aurais dû le lire plus tôt, mais je suis ravie d’avoir découvert cet auteur considéré comme un des plus grands écrivains argentins du XXe siècle, considéré autant que Jose Luis Borges (c’est dire !) et je veux lire d’autres de ses titres, peut-être L’enquête, son seul roman policier qu’il a rédigé à Paris. Et vous, connaissiez-vous cet auteur ?

Pour Challenge de l’été – Tour du monde 2022 (Argentine), Challenge lecture 2022 (catégorie 25, un roman historique), Shiny Summer Challenge 2022 (menu 3 – Sable chaud, sous menu 2 – Une oasis dans le désert = le voyage d’une vie, 2e billet) et Tour du monde en 80 livres (Argentine). Par le passé, il y a eu un Challenge Amérique du sud et Amérique latine mais je ne l’ai pas retrouvé…

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Les quatre fils d’Ève de Vicente Blasco Ibáñez

Les quatre fils d’Ève de Vicente Blasco Ibáñez.

La Revue de Paris, 1922, 45 pages (lecture numérique). Los cuatro hijos de Eva (1921) est traduit de l’espagnol par Georges Hérelle.

Genres : littérature espagnole, novella, classique.

Vicente Blasco Ibáñez naît le 29 janvier 1867 à Valence (Espagne). Il étudie le droit dès 1882 et publie son premier texte dans une revue de Valence puis, à Madrid, il fonde le journal fédéraliste La Revolución en 1887 et publie Fantasías (son premier livre). Écrivain, journaliste et homme politique, il est considéré comme l’un des plus grands romanciers de langue espagnole (avec ses romans de style naturaliste, il est comparé à Émile Zola). Il fonde le blasquisme (mouvement idéologique populiste et républicain, anticlérical et qui appelle à l’insurrection) et le journal El Pueblo en 1894. Il publie de nombreux romans entre 1892 et 1929 (plusieurs sont adaptés au cinéma) et il est invité pour des conférences en Europe et en Amérique (en particulier en Argentine et aux États-Unis). Il s’exile en France en 1925 et meurt à Menton (France) le 28 janvier 1928.

Durant l’hiver en Europe, des migrants, des Espagnols et des Italiens pour la plupart, partent moissonner chaque année en Argentine. Malgré le prix du voyage, ils gagnent plus là-bas (6 pesos par jour) que dans leur pays (quelques centimes). Les propriétaires argentins [les] appellent ‘hirondelles’ » (p. 3). Le tio (oncle) Correa, un Espagnol qui travaille en Argentine depuis trente ans, est « l’oracle des moissonneurs espagnols » (p. 4), un patriarche respecté mais ce jour-là, un homme avait eu le bras broyé et il resterait handicapé à vie. Alors Correa se lamente et se plaint…

« Le mal est sans remède. Il y aura toujours des riches et des pauvres, et ceux qui sont nés pour servir les autres doivent se résigner à leur triste sort. Ma grand’mère le disait bien, et pourtant elle était une femme : c’est la faute d’Ève s’il n’y a pas d’égalité dans le monde ; et nous, qui passons rageusement notre vie à servir et à engraisser les autres, c’est la première femme que nous devons maudire pour la servitude à laquelle elle nous a condamnés. Mais quel est le mal qui n’a point pour cause les femmes ? » (p. 6). Il faut bien un(e) coupable quelle que soit l’époque…

Mais pourquoi Ève ? Remontons à l’époque où Adam et Ève sont « chassés du Paradis terrestre et condamnés à gagner leur pain à la sueur de leur front » (p. 7) et comprenons bien qu’en fait c’est Adam qui a tout fait, tout inventé, tout construit, tout travaillé ! Quant à Ève, elle mettait « au monde un enfant tous les ans, quelquefois deux, ― elle ne pouvait pas s’en dispenser, puisqu’elle avait la mission de peupler la terre, ― elle demeurait toujours aussi jolie. » (p. 10). Oui, vous avez bien lu ! Pourquoi je lis ça, moi ? Bon, c’est pour la bonne cause, grand auteur espagnol, classique, tout ça…

Alors qu’Adam est « le travailleur infatigable, le bon procréateur » (p. 11), Ève est parfois « injuste et agressive » (p. 10), surtout elle est une coquette, fantaisiste et ambitieuse qui délaisse ses enfants et devient vaniteuse… Euh, c’est plus que de l’anticléricalisme de la part de l’auteur, là, c’est de la misogynie pure et dure ! Y aurait-il quelque chose que je ne comprends pas dans cette histoire ? Bon, continuons…

Bref, un jour, un chérubin prévient Ève que, s’il ne pleut pas, le Créateur viendra leur rendre visite sur Terre. C’est pourquoi elle choisit, parmi la centaine d’enfants, ses quatre préférés « et elle les débarbouilla, les habilla le mieux qu’elle put. Puis, avec force bourrades, elle poussa tous les autres dans une étable et les y enferma sous clef, malgré leurs protestations. » (p. 23). Arrivent l’escorte, les archanges et le Seigneur avec les anges et les hauts dignitaires de la cour céleste… Le Seigneur ne veut pas revenir sur la punition qu’il a infligée à Adam et Ève mais il considère que leurs enfants sont innocents donc il veut leur faire un cadeau à chacun mais… « Quatre enfants seulement ? ― s’étonna le Seigneur. ― Je vous croyais une descendance plus nombreuse. Mes cadeaux ne me ruineront pas. Allons, petits, approchez. » (p. 27).

Je ne vous dis pas le cadeau que reçoit chacun des quatre fils, oui Ève a choisi quatre fils, aucune fille… Lisez ce conte presque biblique qui vous éclairera indubitablement sur « l’absurde logique par laquelle l’humanité se laisse conduire » (p. 33) puisqu’un tout petit nombre dirige (en plus quatre n’est pas un très bon chiffre dans certains pays du monde) alors que les autres sont enfermés dans l’étable comme un troupeau honteux qu’on doit cacher… Le monde est finalement une « éternelle tragédie » (p. 36) et je comprends où le vieux Correa voulait en venir au niveau social et humain même si j’ai un peu de mal avec ce non-humour cinglant. Mais, résolument à lire, à découvrir !

Avez-vous déjà lu cet auteur espagnol ? Si oui, quel(s) titre(s) ? Je me laisserais bien tenter (un de ces jours) par le roman Les quatre cavaliers de l’Apocalypse (Los cuatro jinetes del Apocalipsis, 1916). En tout cas, vous pouvez lire Les quatre fils d’Ève sur plusieurs sites en numérique et sur Wikisource en espagnol.

Après L’œuf de cristal de H.G. Wells, un auteur anglais, hier, je continue le tour d’Europe, thème de mai de Les classiques c’est fantastique avec cet auteur espagnol que je ne connaissais pas et je mets aussi cette lecture dans 2022 en classiques, Mois espagnol et sud-américain, Petit Bac 2022 (catégorie Famille pour Fils) et Les textes courts.

Novela Negra, le polar latino (film documentaire)

Mercredi soir, j’ai regardé en deuxième partie de soirée sur Arte Novela Negro, le polar latino, un documentaire de 56 minutes réalisé par Andreas Apostolides (Grèce) en 2020.

Comme vous le devinez, ce documentaire parle du roman noir, du roman policier dans les pays d’Amérique du Sud des années 70 à nos jours. Et je me suis dit que j’allais le regarder et prendre quelques notes pour en parler dans le cadre du Mois espagnol et sud américain.

« Dans les années 70, un nouveau genre de roman policier a été créé en Amérique latine. » Des images d’archives en noir et blanc puis en couleurs, des extraits de romans lus par des auteurs, des extraits de films noirs… Plusieurs auteurs racontent leur vision du roman noir et leur écriture de romans policiers différents des romans européens et états-uniens même si le roman noir et les films noirs français (qui arrivent en Amérique latine dans les années 70) sont pris en exemple.

Paco Ignacio Taibo II (Mexique) parle de la « réinvention du genre » dans les années 70 avec les dictatures militaires puis Luis Sepúlveda (Chili) continue en expliquant que dans le genre noir classique, les auteurs ont rajouté de l’Histoire, beaucoup d’histoire (« l’une des dernières interviews avant sa disparition en avril 2020 »). Interviennent ensuite Claudia Piñeiro (Argentine), Leonardo Padura (Cuba), Juan Sasturain (Argentine), Santiago Roncagliolo (Pérou) ainsi que deux spécialistes (un journaliste et un professeur universitaire dont je n’ai pas noté les noms).

Des romans noirs urbains qui dénoncent la violence, les crimes, les crimes d’État et le pouvoir corrompu. C’est que, dans toutes les grandes villes d’Amérique latine, la promiscuité entre les riches et les pauvres (qui arrivent de la campagne et qui se sentent comme sur une autre planète) engendre des inégalités croissantes et un basculement vers des dictatures en particulier en Argentine et au Chili (avec tortures, exécutions, crimes non élucidés, enfants disparus…).

Ce documentaire – et les romans noirs (romans politiques et sociaux) écrits par les auteurs cités ci-dessus – révèlent la face cachée des grandes villes : Mexico, Buenos Aires, La Havane, Santiago du Chili, Lima.

Une seule autrice dans ce documentaire, Claudia Piñeiro, une « écrivaine à part », différente dans le monde du roman policier, peut-être parce que ses romans sont plus récents (années 2000-2010).

Vous pouvez (re)voir cet instructif film documentaire sur Arte jusqu’au 10 juillet 2021, profitez-en !

Angor de Franck Thilliez

Angor de Franck Thilliez.

Fleuve, collection Fleuve noir, octobre 2017, 624 pages, 21,90 €, ISBN 978-2-26509-869-5.

Genres : littérature française, roman policier, thriller.

Franck Thilliez naît le 15 octobre 1973 à Annecy (Haute-Savoie). Il étudie à l’ISEN Lille pour devenir ingénieur en nouvelles technologies. Puis devient romancier (romans policiers, thrillers, une vingtaine depuis 2002), nouvelliste et scénariste (téléfilms et séries policières). Angor est le 8e roman de la série Sharko & Henneblle. Plus d’infos sur son site officiel.

Camille Thibaut, 32 ans, est gendarme à la cellule d’investigation criminelle (CIC) de Villeneuve d’Ascq dans le Nord. Elle a reçu une greffe du cœur et fait des cauchemars… C’est pourquoi, depuis un an, sous l’œil attentif de son chat, Brindille, elle épluche les faits divers d’accidents mortels de France, Belgique et Suisse qui ont eu lieu les trois jours avant la greffe. « Cette femme dans mon rêve, elle s’adresse à moi. Elle veut que je lui vienne en aide. […] On dirait qu’elle a été kidnappée, retenue quelque part. Elle est terrorisée. Le plus étonnant, c’est cette clarté du rêve, ces petits détails dont je me souviens. Ça ressemble à de vrais souvenirs. Quelque chose que… je ne sais pas, que j’aurais vu, ou vécu. C’est improbable.  » (p. 13). Mais, sur le terrain, avec le lieutenant Boris Levak, elle s’effondre, crise cardiaque.

« Quatre jours plus tard, à cent-cinquante kilomètres de là » (p. 22), Jules et Armand, deux employés de l’Office national des forêts (ONF) constatent les dégâts de la tempête dans la forêt de Laigue dans l’Oise. Un énorme chêne déraciné est tombé sur d’autres arbres qui ont toutefois tenu le coup. « Va falloir le traiter en priorité. C’est dangereux. S’il s’effondre vraiment, il emporte tout avec lui. […] Il n’y avait presque plus de vent, le ciel avait retrouvé sa teinte cobalt, mais le bois continuait à craquer. La forêt était vivante, elle souffrait, gémissait, pansait ses plaies. » (p. 24). Mais lorsque Jules regarde dans le trou des racines, « une main […] lui agrippa les cheveux et tira de toutes ses forces. Englouti dans l’obscurité, Jules hurla. » (p. 26).

Au même moment, un autre Jules hurle ! Lucie Hennebelle, dix ans après ses jumelles, a mis au monde deux jumeaux, Jules et Adrien. Ils ont deux mois et le papa n’est autre que Franck Sharko. « Certes, ils ne remplaceraient jamais les jumelles de Lucie, Clara et Juliette, ni Éloïse, la fille de Franck, mais ces bébés portaient en eux tout ce que leurs parents avaient perdu. Ils grandiraient avec les yeux de ces enfants qui n’étaient plus là. Leurs trois demi-sœurs défuntes… » (p. 30). C’est pendant qu’il donne le biberon à Jules que le téléphone de Sharko sonne. Il doit aller dans la forêt où une femme a été retrouvée aveugle dans le trou du chêne.

Mais, revenons à Camille qui s’est réveillée à l’hôpital de Lille où le Dr Calmette s’occupe d’elle. « La bonne nouvelle, c’est que vous avez ressenti l’angor. Cela arrive chez deux ou trois pour cent des personnes greffées du cœur. » (p. 52). « Il s’agit d’une douleur vive dans la poitrine que le receveur, normalement, ne peut pas ressentir. Lorsqu’on prélève le cœur chez un donneur, on sectionne évidemment toutes les terminaisons nerveuses. Ces dernières ne sont jamais rétablies chez le receveur. Durant l’opération de greffe, on reconnecte les veines, les artères, pas les nerfs. Et donc, dans la plupart des cas, le greffon est insensible à toute douleur. On pourrait vous planter une aiguille dans le cœur, vous ne sentiriez rien. […] Dans de très rares cas, qu’on n’arrive pas encore à expliquer, les terminaisons nerveuses du greffon se reconnectent d’elles-mêmes avec le système nerveux de l’hôte, comme si le cœur étranger cherchait à conquérir son nouveau territoire. À s’intégrer complètement à son porteur, y compris jusque dans ses ramifications les plus complexes… » (p. 54).

Les enquêtes de Camille et de Sharko, qui ne se connaissent pas, vont se rejoindre, ainsi que l’enquête menée par Nicolas Bellanger, commissaire de police au 36 quai des Orfèvres. Et, en plus, Lucie, qui est encore en congés pour deux semaines, va elle aussi enquêter en parallèle en secret. « L’horreur. Juste là, sur l’écran de sa tablette reliée à Internet. » (p. 169). Bizarrement, là où Sharko et son équipe enquêtent, une jeune gendarme qui dit s’appeler Cathy Lambres est déjà passée… « C’est ça le Mal, tu comprends ? Il se répand dans les esprits, dans chaque individualité, comme un virus qu’on ne peut arrêter. » (p. 250-251).

J’aime les personnages que Thilliez crée et je trouve agréable de les suivre dans les différents romans (même si je ne les ai pas encore tous lus, et pas lus dans l’ordre chronologique…) ; j’aime aussi la construction de ses romans sacrément musclés et le fait que tout soit bien documenté au niveau scientifique (greffes, corps conservés) et historique (crime organisé au niveau international, Histoire espagnole et argentine). En tout cas, leurs enquêtes vont loin dans la violence, dans la brutalité, dans la folie humaine. « Le sexe, le pouvoir, l’argent. Réunis tout ça dans un seul homme, et tu en fais un prédateur redoutable. C’est peut-être à ce genre d’individus qu’on est confrontés en ce moment. » (p. 378). Les thèmes abordés dans Angor sont larges, les greffes et leurs complications, le culte fanatique des criminels, des enfants volés en Espagne (durant le franquisme) et en Argentine, le trafic d’organes avec l’Europe de l’Est. Un excellent thriller implacable ! Je ne peux pas comparer avec les autres titres parce que, pour l’instant, je n’ai lu que Gataca (je publierai ma note de lecture) mais je peux dire que c’est toujours violent, sombre, et je vais lire la suite, Pandemia, ainsi que d’autres titres.

Pour le Challenge du confinement (case Thriller) et Polar et thriller 2020-2021. Et n’oubliez pas de visiter Mon avent littéraire 2020 pour le jour n° 18.

Cadavre exquis d’Agustina Bazterrica

Cadavre exquis d’Agustina Bazterrica.

Flammarion, Hors collection, août 2019, 304 pages, 19 €, ISBN 978-2-0814-7839-8. Cadáver exquisito (2017) est traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud.

Genres : littérature argentine, science-fiction, premier roman.

Agustina Bazterrica naît en 1974 à Buenos Aires (Argentine). Cadavre exquis est son premier roman, il a reçu le prix Clarín en 2017.

« Il se souvient du jour où la Grande Guerre Bactériologique a été annoncée. L’hystérie collective, les suicides, la peur. Après la GGB, il n’a plus été possible de manger d’animaux car ils avaient contracté un virus mortel pour les humains. » (p. 17). Une morsure, une griffure, une consommation et c’est la mort ! C’est du moins le discours officiel à travers le monde mais « la viande reste de la viande, qu’importe d’où elle vient. » (p. 19). Il y a donc eu une Transition et un nouvel élevage a été mis en place : « La viande humaine s’appelle désormais « viande spéciale ». […] Personne ne doit plus les appeler « humains » car cela reviendrait à leur donner une entité ; on les nomme donc « produit » ou « viande » ou « aliment ». Sauf lui, qui voudrait n’avoir à les appeler par aucun nom. » (p. 21).

Lui, c’est Marcos Tejo, personnage principal et narrateur, il a hérité un abattoir de son père… Mais il voulait devenir vétérinaire et sauver les animaux, pas les tuer ! Avant il avait une épouse, Cecilia, mais leur petit Leo est mort et elle est repartie vivre chez sa mère. Il avait aussi des chiens mais les animaux survivants ont tous été abattus par précaution et « L’absence des animaux a fait place à un silence oppressant, mutique. » (p. 48). Marcos se retrouve donc seul ; son père, Don Armando, étant dans une maison de retraite Aube nouvelle ; c’est un luxe d’être âgé mais Marcus « ne permettra pas que son père soit découpé en morceaux. » (p. 78). Les humains en sont arrivés là…

Un jour, un éleveur lui livre un cadeau, une PGP (Première Génération Pure) ; mais que va-t-il en faire ? Et puis il découvre quatre chiots dans l’ancien zoo fermé. « Il leur donne des noms : Jagger, Watts, Richards et Wood. » (p. 163). C’est surprenant d’humaniser des chiots alors que le monde entier animalise des humains…

Le titre du roman se rapporte au jeu Cadavre exquis auquel jouent Esteban et Marisita (Maru), le neveu et la nièce (des jumeaux) de Marcos. « C’est un jeu à la mode en ce moment, mais ils n’ont toujours pas compris que c’est interdit d’y jouer. » (p. 148). Que peut-il y avoir d’interdit quand les humains commettent l’impensable, l’irréparable ?

Je tiens à préciser que je ne mange plus de viande depuis des années ; bon, si je suis invitée – ou que je suis au restaurant – et qu’il y a du poulet, je vais faire un effort, genre flexitarienne, mais j’ai vraiment du mal  à manger et même du mal à digérer… Bref, le thème de Cadavre exquis m’a intriguée et je ne suis pas déçue d’avoir lu ce roman impressionnant et perturbant. Le « besoin » et l’envie de consommer de la viande sont-il aussi irrépressibles que ça ? Que des scientifiques imaginent ça ? Transformer des humains en viande, en organes (en fait, ça, ça existe déjà), en cobayes (ça aussi), en proies dans des parties de chasse (finalement ça aussi, décidément…) mais là c’est à une échelle internationale, industrielle, suivie « scientifiquement » et soigneusement « réglementée »… Ce roman contient des sons, des odeurs, il en est angoissant ! « Sa décadence et sa folie. » (p. 189).

Une lecture incroyable pour les challenges 1 % Rentrée littéraire 2019 et Littérature de l’imaginaire #7.

La conspiration des médiocres d’Ernesto Mallo

La conspiration des médiocres d’Ernesto Mallo.

Rivages, collection Rivages noir, avril 2018, 202 pages, 18 €, ISBN 978-2-7436-4350-8. La conspiración de los mediocres (2015) est traduit de l’espagnol (Argentine) par Olivier Hamilton.

Genres : littérature argentine, roman policier.

Ernesto Mallo naît le 16 août 1948 à La Plata près de Buenos Aires (Argentine). Né dans une famille très pauvre, il ne peut pas aller à l’école et enchaîne les petits boulots avant de découvrir le théâtre dans les années 70 puis l’écriture dans les années 2000. Il est dramaturge, journaliste et écrivain. Plus d’infos (en espagnol) sur le site officiel de l’auteur (inaccessible…).

Première moitié des années 70, Buenos Aires, Argentine. Rolf Bölle, un Allemand, ancien nazi, est retrouvé mort dans son fauteuil avec une mise en scène de suicide. « Il n’y a maintenant plus aucune théorie, plus de Dieu, de souvenirs, de sensations, de pardons, d’oublis, de monde. Le jour s’éteint. » (p. 15). Le commissaire adjoint Venancio Ismael Lascano, surnommé Perro (le chien) car il flaire tout, comprend que c’est un meurtre. Mais, comme c’est un policier intègre, il est tenu à l’écart de certaines affaires de la « Federica » (surnom de la police fédérale argentine). Pour l’affaire Böll, ses supérieurs lui refilent un assistant, Miguel Siddi, « aspirant officier, récemment promu, vingt ans, barbe de trois jours, de grand yeux » (p. 21), surnommé Tuerca à cause de sa passion pour les voitures et les courses de rallye. Au départ, Perro est mécontent mais, finalement, les deux hommes s’entendent bien et Perro est ravi de la nouvelle voiture, une Falcon verte 3.6. « Il y a quelque chose de franchement séduisant dans une voiture neuve, surtout quand on a conduit une ruine les quatre dernières années. » (p. 23). Perro contacte Marisa Frauberg, professeur universitaire qui parle six langues dont l’allemand et qui pourra traduire le carnet qu’il a trouvé chez Böll. « Les nazis étaient obsédés par le contrôle, tout devait être inventorié, catalogué, enregistré, même nous, dit-il en relevant la manche de sa chemise […]. (p. 91). Cette enquête et la rencontre de Perro avec Marisa vont bouleverser la vie de Perro et le destin du pays !

J’ai d’emblée aimé le personnage de Perro puis celui de Tuerca. Mais, en ce qui concerne les autres policiers, ouah, c’est du lourd ! On ne sait pas à qui se fier, à qui faire confiance… Tout est pourri, jusqu’aux étages supérieurs ! Et donc, Ernesto Mallo réussit son coup, une enquête difficile et une vision peu réjouissante de l’Argentine des années 70. Une étude fine et poussée sous forme de fiction, quoi de mieux pour comprendre ce pays dans lequel de nombreux nazis se sont enfuis après guerre. J’ai repéré qu’il y a trois tomes parus précédemment : L’aiguille dans la botte de foin (2009), Un voyou argentin (2012), Les hommes t’ont fait du mal (2014) et je les lirai, c’est sûr.

Mon passage préféré : « Elle ressent au fond d’elle un vide angoissant […]. Elle comprend que les idées et les mots sales de Böll l’ont atteinte. […] Elle se dit que ces gens […] sont des personnes médiocres, sans éclat, sans aucun talent, soumis et qu’on n’a au aucun mal à convaincre. Ils étaient les crève-la-dalle de l’après 14-18, ceux-là même qui se nourrissaient dans les poubelles, et dont la privation de nourriture leur avait ôté toute morale. Ces hommes qui en étaient arrivés à considérer d’autres êtres humains comme des aliments envisageables. Et, une fois qu’ils ont été plongés au plus profond de leur misère, est apparu un dément venu leur annoncer qu’ils étaient la race supérieure. Et ils l’ont cru. Et il a montré du doigt les responsables de tous leurs maux. Et ils l’ont cru. Et on leur a donné des uniformes clinquants, et des grosses bottes, des ceinturons austères et des symboles qui faisaient froid dans le dos, pour que tous les craignent. Et ils les ont portés. Et on leur a donné des défilés, des étendards et des drapeaux. Et on a mis dans leurs mains des triques, des pistolets, des fusils et des mitrailleuses. Et on leur a demandé d’être rapides, efficaces et cruels. Et ils l’ont été. Et on les a invités au banquet, à prendre part à la fête, aux mises en scène monumentales où le leader convainquait les foules que le monde était à eux et qu’ils n’avaient plus qu’à se servir. » (p. 150-151).

Une excellente lecture pour le Mois espagnol et sud-américain (que je suis contente d’honorer même si je ne publie que ce billet mais j’aimerais quand même (re)voir un film) que je mets également dans le challenge Polar et thriller 2018-2019.

La parfaite autre chose de Fernanda García Lao

parfaiteautrechoseLa parfaite autre chose de Fernanda García Lao.

La dernière goutte, mars 2012, 125 pages, 15 €, ISBN 978-2-918619-06-2. La perfecta otra cosa (2007) est traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon.

Genre : littérature argentine.

Fernanda García Lao naît le 6 octobre 1966 en Argentine mais elle vit en Espagne entre 1976 et 1993. Elle est romancière, poète, dramaturge, journaliste et actrice. Plus d’infos sur http://fernandagarcialao.blogspot.fr/ (en espagnol). Du même auteur (chez le même éditeur) : La faim de María Bernabé (2011) et La peau dure (2013).

« Tout brille depuis que je suis avec elle. » (p. 15). Elle ou une autre, le narrateur est un don juan même s’il s’en défend. « Ma capacité a attirer les femmes m’a toujours étonné. Car je ne suis pas particulièrement sexy et la taille de mes attributs ne se devine pas à première vue. » (p. 19). Rosalin a grossi et tout à coup, le narrateur est père de famille. Mais pourquoi tout le monde est heureux, Rosalin, les jumeaux (qu’il appelle Alpha et Bêta), même le chien (sourd) !, et pas lui ? Il commence alors à fréquenter un club et rencontre une prostituée, Sauce Tartare. Rosalin ne se rend compte de rien jusqu’au jour où Jessica, sa sœur, débarque chez eux.

Un roman court plus que bizarre, loufoque et parfois irrévérencieux. « La parfaite autre chose est mon commencement. Elle n’a pas eu à ouvrir la bouche, car au commencement, il n’y avait pas de verbe. Juste de grands yeux plein d’éclat. » (p. 43). En fait, La parfaite autre chose est un roman polyphonique : chaque chapitre est raconté par un des personnages, le père, Rosalin (la mère), le jumeau fille, le jumeau garçon, Jessica (la sœur)… Chacun raconte sa vérité qui bien sûr s’avère différente de la vérité des autres. Un roman sur le désir, chaud comme la braise ! Qui m’a laissé dans l’expectative… : ai-je bien tout compris ?

un-mois-un-editeurLe mois dernier, j’ai participé à la première édition de Un mois, un éditeur organisé par Sandrine du blog Yspaddaden – Tête de lecture. Pour ce deuxième mois, l’éditeur choisi est La dernière goutte que je ne connaissais pas donc c’est vraiment une découverte pour moi mais il n’y avait pas beaucoup de livres de cet éditeur à la bibliothèque alors j’ai pris au hasard entre les deux disponibles. Lu durant un marathon Weekend à 1000 il y a plus de deux semaines, je cogite encore au sujet de ce roman argentin car j’ai l’impression de ne pas en avoir saisi toutes les subtilités…