En un combat douteux… de John Steinbeck

En un combat douteux… de John Steinbeck.

Folio, n° 228, octobre 1972, 384 pages, 9,20 €, ISBN 978-2-07036-228-8. In Dubius Battle (1936) est traduit de l’américain par Edmond Michel-Ty.

Genres : littérature états-unienne, roman social, drame.

John Steinbeck naît le 27 février 1902 à Salinas en Californie (États-Unis). Son père est d’origine allemande et sa mère d’origine irlandaise. Comme l’été, il travaille dans les ranchs voisins, il découvre la vie des travailleurs agricoles itinérants et leurs difficultés. Il étudie la littérature anglaise à l’Université Stanford à San Francisco. Il a une vie riche en expériences professionnelle et humaine. Il écrit plusieurs romans et nouvelles (prix Nobel de littérature en 1962) ainsi que des récits et reportages. Il meurt le 20 décembre 1968 à New York.

Années 1930, États-Unis. Après avoir perdu son père et sa mère, avoir fait de la prison injustement, Jim Nolan abandonne tout et décide d’entrer au parti. « J’ai coupé les ponts entre moi et mon passé. Je veux commencer une nouvelle vie. » (p. 18). Jim veut faire quelque chose d’utile, quelque chose qui ait un sens, ne plus être une victime. Il rejoint la planque de Mac et devient dactylographe mais ce qu’il veut, c’est « être envoyé en mission de propagande » (p. 35).

Sa première mission sera justement avec Mac, grimper dans le wagon vide d’un train de marchandises, récolter des pommes dans la vallée de Salinas en Californie, organiser les ouvriers mal payés, et au passage aider à un accouchement. « […] il y en a trop qui ont crevé de faim […] ; peut-être trop de patrons qui on exploité leurs ouvriers. Je ne sais pas. Je sens ça sous ma peau. » (le vieux Dan, p. 78).

Les ouvriers agricoles, mécontents de la baisse des salaires pour la récolte des pommes, savent que ce sera pire pour la récolte du coton qui vient après, ils commencent à parler, la tension monte… d’autant plus que le vieux Dan, 71 ans, est tombé d’une échelle dont deux barreaux se sont cassés (c’est ça le matériel qu’on leur donne pour travailler ?).

Mac, sous prétexte d’organisation, n’hésite pas à jeter de l’huile sur le feu, à considérer les dommages collatéraux comme normaux… Je comprends le combat social qu’ont mené ces hommes mais ils se fichaient complètement des pertes humaines, seul le résultat comptait… « Il faut que nous nous montrions habiles, impitoyables, et que nous agissions rapidement. […] Nous pouvons réussir si les hommes consentent à se serrer les coudes. Les propriétaires n’en mèneraient pas large. » (Mac, p. 140). Après qu’il y ait eu un mort et que Mac veuille en profiter : « Nous en avons besoin pour exciter nos hommes, pour les tenir. Ça les rapprochera ; ils auront une raison de combattre. – Salaud ! ricana Dakin. Vous n’avez donc pas de cœur. Vous n’avez qu’une idée en tête : la grève ! » (Mac puis Dakin, p. 188) et « S’ils viennent avec des fusils, […] ils vont nous tuer des hommes. […] – Ce ne serait pas mauvais […]. Supposons qu’ils tuent des hommes. Ce serait avantageux pour la cause. À chaque victime correspondraient dix recrues. […] » (Jim puis Mac, p. 356). Alors on comprend bien le titre, un combat douteux…

Mais, d’un autre côté, à propos des ‘vigilants’, « Ceux qui ont brûlé les maisons d’Allemands pendant la guerre. Ceux qui lynchent les nègres. Ils sont cruels à plaisir. Ils aiment faire du mal, et ils appellent ça d’un joli nom, patriotisme, ou protection de la Constitution. Les patrons se servent d’eux et leur disent : ‘Il faut protéger le gens contre les communistes.’ Alors, ils brûlent les maisons et torturent les gens, sans courir de danger. C’est tout ce qu’il leur faut. Ils sont lâches. Ils tirent embusqués ou ils attaquent les autres à dix contre un. C’est ce qu’il y a de pire au monde, cette race. » (Mac, p. 191).

Ce roman est considéré comme le premier de la trilogie des romans sociaux de Steinbeck ou trilogie du travail (Labor Trilogy) car suivent Des souris et des hommes (1937) et Les raisins de la colère (1939). Donc je suis contente d’avoir commencé par En un combat douteux et je remercie tadloiduciné (qui officie sur le blog de Dasola) de m’avoir conseillé ce titre. L’auteur avance peu à peu et emmène ses personnages et ses lecteurs jusqu’au bout du drame, du tragique.

Steinbeck décrit le désespoir et la colère des ouvriers abusés par le système patronal, méprisés par les ‘honnêtes gens’, battus et enfermés par des policiers ou des milices violents et vicieux… Les descriptions (personnages et paysages) sont incroyables, les personnages sont tous différents et paraissent bien réels, les dialogues sont très bien menés et j’ai apprécié le discours (la pensée) du docteur Burton (chapitre 8), il se pose des questions, il veut aider mais il n’est pas dupe… Mac sert-il la cause des pauvres gens ou se bat-il pour une idéologie qui se moque des gens et des pertes ?

Adaptation au cinéma : In Dubious Battle (en français, Les insoumis) réalisé par James Franco en 2016 (bande annonce ci-dessous, en VF, je n’ai pas trouvé en VOST).

J’ai lu ce roman exprès pour Les classiques c’est fantastique #3 car le thème de janvier est ‘Jamais sans mon Steinbeck’ mais il entre aussi dans 2023 sera classique, ABC illimité (lettre J pour prénom), Challenge lecture 2023 (catégorie 41, un livre dont on n’aime pas la couverture, je n’aime pas cette couverture parce qu’elle ne correspond pas du tout au contenu du roman, on pense plutôt à des ouvriers dans l’industrie, plutôt pétrolière, alors que le roman raconte la grève d’ouvriers agricoles dans des vergers…) et Tour du monde en 80 livres (États-Unis).

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GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique d’Ondjaki

GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique d’Ondjaki.

Métailié, janvier 2021, 192 pages, 17,60 €, ISBN 979-10-226-1096-4. AvóDezanove e o segredo do Soviético (2008) est traduit du portugais (Angola) par Danielle Schramm.

Genres : littérature angolaise, roman.

Ondjaki de son vrai nom Ndalu de Almeida, naît le 5 juillet 1977 à Luanda (Angola). Il étudie la sociologie à Lisbonne (Portugal), a un doctorat en Études africaines, rédige sa thèse sur José Luandino Vieira (auteur, poète, traducteur et conteur angolais né en 1935) et devient auteur. Il est poète (son premier livre est un recueil de poésie, Actu Sanguíneu, en 2000) et romancier (son deuxième livre est une autobiographie de son enfance, Bonjour camarades (Bom dia camaradas) en 2001). Il part ensuite étudier à l’université Columbia de New York et réalise (avec Kiluanje Liberdade) un film documentaire, Oxalá cresçam pitangas – Histórias da Luanda (Pourvu que les pitangas grandissent – Histoires de Luanda) en 2007. Il est aussi auteur pour la jeunesse, nouvelliste et dramaturge. Il reçoit de nombreux prix littéraires et ses livres sont traduits dans une douzaine de pays (principalement en Europe mais aussi en Amérique du Sud et en Chine).

J’avais repéré ce roman à sa parution et, comme pas mal de livres, je l’avais oublié mais Rachel m’a (re)donné envie de le lire. Je n’ai pas lu le premier roman traduit d’Ondjaki, Les transparents (2015), mais je me le note pour plus tard.

Les enfants sont « à PraiaDoBispo, la plage de l’Évêque » (p. 11) lorsque survient l’explosion, une explosion tout en « belles couleurs que [leurs] yeux voyaient pour ne plus jamais les oublier. » (p. 11), une explosion « tout près de la maison de GrandMèreAgnette, plus connue […] comme GrandMèreDixNeuf. » (p. 12). Une explosion qui a aussi lieu à côté de la station essence… et à l’entrée du « gigantesque chantier du Mausolée, un endroit que l’on construisait pour conserver le corps du camarade président AgostinhoNeto, qui était depuis quelques années bien embaumé par des Soviétiques fortiches dans l’art de maintenir un défunt agréable à contempler. » (p. 13).

Vous comprenez que ce roman qui se déroule dans les années 80 va être à la fois historique et humoristique. Jugez vous-mêmes : « – GrandMèreGnette, pouvoir ouvrir, c’est moi, Bilhardov. Pleuvoir beaucoup dehors. – Dix ans qu’il est là et il n’a toujours pas appris le portugais d’Angola. Ces Soviétiques sont la honte du socialisme linguistique, a dit GrandMèreCatarina. » (p. 28).

Le narrateur est un des enfants qui vivent chez GrandMèreDixNeuf et sa sœur, la mystérieuse GrandMèreCatarina. Elle n’est pas toujours tendre, GrandMèreDixNeuf, c’est peut-être à cause de la vie qu’elle a vécu et de la guerre. Mais tout ce petit monde vit en bonne entente dans ce quartier de Luanda proche de l’océan, les vieilles, les enfants, les deux perroquets qui disent des gros mots mais jamais « avant onze heures » (p. 79), le CamaradeVendeurD’Essence qui s’occupe de la station qui n’a plus d’essence depuis longtemps, le fou ÉcumeDeMer qui va se baigner là où c’est interdit, les Soviétiques…

Peut-être ce qui a fait que l’auteur est devenu écrivain. « Tu es un amour. Et quand tu seras grand – elle s’est penchée pour me parler, ma regardé tranquillement dans les yeux –, quand tu seras grand, il faudra que tu te souviennes de toutes ces histoires. Tu les garderas en toi. Tu me promets ? » (GrandMèreDixNeuf, p. 87).

Au début, j’ai eu un peu de mal avec les noms et heureusement que les mots et phrases en portugais et en espagnol (il y a des Cubains) sont traduits (beaucoup de jeux de mots). Chaque personnage est différent et les relations entre eux sont importantes pour le déroulé de l’histoire. Les enfants – et les oiseaux – ont autant d’importance que les vieilles dames ou les autres voisins. J’ai bien aimé le docteur RaphaelTocToc (presque tout le monde a un surnom). Je dirais que l’histoire est un peu loufoque (il y a par exemple un crocodile dans une niche) mais je pense qu’en temps de guerre, les enfants (et les grands aussi) s’inventent des histoires pour tenir le coup. C’est donc un peu déroutant, à la fois dramatique et drôle, agréablement surprenant finalement.

En 1975, l’Angola a son premier président, Agostinho Neto, né en 1922 (il s’est désigné lui-même) ; guerre civile, dictature communiste ; il est mort en 1979 à Moscou. Je ne partais pas ignorante parce que j’ai vu, en mai dernier, D’une guerre l’autre, un film réalisé par Raúl de la Fiente et Damian Nenow en 2018, un film d’animation documentaire pour les adultes avec des images d’archives et des témoignages sur la guerre en Angola (1975-2002) inspiré du livre du journaliste polonais Ryszard Kapuściński.

Pour découvrir l’Angola, ce petit pays africain peu connu, un roman à lire, un film d’animation à voir et un autre film puisque le roman a été adapté au cinéma par João Ribeiro (2021), bande annonce ci-dessous (en portugais), j’espère que ce film (pour l’instant présenté dans des festivals) arrivera en France bientôt.

Pour Les adaptations littéraires, Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 23, un livre adapté en film ou série, 2e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 9, un roman dont le titre comporte au moins 7 mots, ici il y en a 9), Petit Bac 2022 (catégorie Famille pour Grand-Mère), Le Tour du monde en 80 livres (Angola) et bien sûr À la découverte de l’Afrique.

Au loin le ciel du Sud de Joseph Andras

Au loin le ciel du Sud de Joseph Andras.

Actes Sud, collection Domaine français, avril 2021, 112 pages, 9,80 €, ISBN 978-2-330-14905-5

Genres : littérature française, récit.

Joseph Andras – de son vrai nom Romain Mercier – naît en 1984. Il vit au Havre en Normandie. Un premier roman en 2016 : De nos frères blessés (Prix Goncourt du premier roman) que j’avais repéré mais pas lu. Un livre-disque en 2017 : S’il ne restait qu’un chien avec le rappeur slameur D’ de Kabal. Puis un deuxième roman en 2018 : Kanaky – Sur les traces d’Alphonse Dianou, pour lequel il est parti en Nouvelle-Calédonie. Je ne connaissais pas cet auteur mais j’ai très envie de lire Ainsi nous leur faisons la guerre paru également en avril 2021 mais qui, lui, traite de la cause animale.

L’auteur, depuis la rue de Charonne, part sur les traces de Hô Chi Minh avant qu’il ne soit Hô Chi Minh, c’est-à-dire lorsqu’il était à Paris (dès 1917 ou 1918, les sources varient) sous le nom de Nguyên Tât Thanh « tout juste débarqué de Londres, ‘incognito’ dans un garni. » (p. 16) puis sous le nom de Nguyên Ai Quôc (175 noms différents ont été répertoriés !) et qu’il a créé le Groupe des patriotes annamites.

Né à Hoang Trù, un village au nord du Vietnam, le jeune homme a travaillé sur des bateaux pendant des années ce qui lui a permis de voyager (Europe, Afrique, Amérique) avant de s’installer à Londres puis à Paris. Comme il était en situation illégale, il changeait régulièrement de nom et de lieu de résidence donc, cent ans après, il n’est pas facile de retrouver des traces sérieuses mais il ressemblait à « la version vietnamienne de Charlie Chaplin » (p. 27) et il était fortement surveillé par la police.

« Sur une carte de Paris – échelle un vingt millième –, tu as signalé d’une pastille de couleur l’ensemble des lieux dont on a indice ou preuve qu’il les fréquenta. Si la capitale sur lui se tait, mutique sous tes pas, au moins as-tu ceci : curieuse constellation sur le plat du papier. » (p. 36). Avec cet extrait, vous voyez que l’auteur se tutoie lui-même ce qui m’a surprise au début de la lecture mais je m’y suis habituée !

Nguyên Ai Quôc était fasciné par la révolution bolchevique. Juillet 1920. « C’était donc un jour d’été à Petrograd et Lénine parla des colonies. Pillées, massacrées par une poignée d’États et d’affairistes. Il parla de la révolution soviétique qui gagnerait à se propager en Orient, en Asie, aux quatre coins du monde. Il parla des soixante-dix pour cent de l’espèce humaine, tributaires, captifs, face contre terre, que les bolcheviks aspiraient à représenter. Il dit la révolution prolétarienne universelle, il dit ces trois mots et tu imagines la fierté qui dut l’étreindre lorsqu’il les prononça devant les délégués, plus de deux cents de partout venus, de Bulgarie de France d’Inde de Corée du Mexique, pour assister au second congrès de l’Internationale communiste. » (p. 59).

Et un jour Nguyên Ai Quôc disparut des radars de la police française pour réapparaître Hô Chi Minh dans son pays d’origine. Lors de son périple dans Paris, l’auteur note les endroits correspondants au passé (comme les barricades) ou ceux correspondants au présent (comme les attentats de 2015), des lieux parfois oubliés ou méconnus mais ayant vécu l’Histoire. Ce récit a été rédigé de l’hiver 2017 à l’été 2020 soit près de trois ans de travail.

Au loin le ciel du Sud est à la fois un récit historique (empreint de poésie) et un récit politique. Malheureusement on sait dans quels abîmes, le jeune homme chétif et insignifiant (adjectifs empruntés au récit, il y en a d’autres) a plongé le peuple qu’il voulait délivrer (à juste titre) de la colonisation… L’auteur s’efface tellement lui-même devant l’Histoire et le personnage qu’il se tutoie tout du long. Son récit précis, documenté et rythmé est vraiment agréable à lire même si on apprend finalement peu de choses sur le jeune Annamite qui a vécu à Paris comme s’il était pratiquement invisible bien qu’étroitement surveillé. À noter qu’en 2019, Joseph Andras a préfacé Ho Chi Minh. Écrits et combats d’Alain Ruscio paru chez Le temps des cerises.

Je suis toujours surprise lorsque je lis un livre et qu’il ne rentre dans aucun challenge !