Pelote dans la fumée 1 de Miroslav Sekulic-Struja

Pelote dans la fumée 1 – L’été / L’automne de Miroslav Sekulic-Struja.

Actes Sud BD, décembre 2013, 128 pages, 24 €, ISBN 978-2-330-01286-1. Traduit du croate par Aleksandar Grujicic.

Genres : bande dessinée croate, Histoire.

Miroslav Sekulic-Struja naît le 30 août 1976 à Rijeka en Croatie. Il est peintre et auteur dessinateur de bandes dessinée, lauréat (3e prix) du concours jeunes talents du festival d’Angoulême avec L’homme qui acheta un sourire. Après Pelote dans la fumée (le tome 1 reçoit le Prix BD de Montreuil en 2015), sa nouvelle BD, Petar et Liza, paraît chez Actes Sud BD en février 2022 et apparaît dans la sélection officielle du Festival d’Angoulême 2023.

Sur le site de l’éditeur : « Premier volume d’un diptyque. Ces deux premières saisons croates content la vie affreuse, sale et méchante des enfants dans un orphelinat pendant la guerre. Magnifié par le dessin de Miroslav Sekulic. » Le tome 2, L’hiver / Le printemps, paraît en février 2016 chez Actes Sud BD et une intégrale paraît en février 2023 chez Actes Sud BD (240 pages, 38 €).

L’été, sur une plage croate. Et sur cette plage, un garçon. « Le garçon s’appelle Ibro, mais comme il est toujours renfermé dans son monde compliqué et impénétrable… ceux qui le connaissent l’appellent… Pelote ! »

Pelote et Sandale sont frère et sœur et vivent dans le même orphelinat. Pelote est ami avec Bourdon qui a supporté les brimades avant de devenir baraqué et « le défenseur des faibles. Un vrai géant, un héros… ». Sandale est amie avec Clara qui est tout le temps rabrouée par « l’éducatrice, la Perce-oreille ». Quant à l’éducateur, les enfants le surnomment le Marteau « à cause des coups terribles qu’il nous assène sur la tête » mais, parfois, il défend les enfants contre des brutes épaisses.

Dans cette ville industrielle et industrieuse, le terrain de jeux, à part la cour de l’orphelinat, c’est la déchetterie voisine parce que la plage, c’est pour les touristes qui ont de l’argent à dépenser (dans cette déchetterie, on voit beaucoup d’objets jetés, même des voitures, donc tout le monde n’est pas pauvre dans cette ville). Mais parfois certains enfants travaillent pour les voisins… sans recevoir de revenu évidemment…

L’automne arrive avec ses pluies froides et un nouvel arrivant, Michel, qui devient le nouveau souffre-douleur. Et aussi, le père de Pelote et Sandale qui vient leur rendre visite. Mais que peut faire un alcoolique pauvre pour ses enfants… ? Les pauvres ne peuvent que « imaginer une meilleure vie, ne serait-ce que dans les chansons ». Quelles tristes vies… « En réalité, la ville entière pleura ces jours-là… ces mois-là… ces années-là ».

Mon passage préféré. « Et les rêves ? Les rêves entraient alors par les fenêtres aux carreaux cassés, accompagnés du clair de la lune et de l’odeur des pains de la boulangerie voisine et se mettaient à tournoyer autour de leurs têtes et le grognement dans leurs ventres ne partait qu’avec les premières sirènes des bateaux du matin. »

J’ai vu une erreur, les pages ne sont pas numérotés mais c’est lorsqu’il parle de la sœur aînée, Miranda : « Fine, voir invisible », c’est voire. Et dans l’extrait ci-dessus, c’est « leur ventre » parce que chacun n’a qu’un ventre et leur est déjà un adjectif possessif pluriel.

Mais les dessins, les détails, les regards et les couleurs, c’est énorme, à la fois brutal et poétique, je dirais même surréaliste (beaucoup de dessins sont en pleine page) ; quant au récit il est tellement empli de désespoir et d’empathie pour les personnages, des gosses plus ou moins orphelins, des adultes paumés, violents, impuissants face à la vie et à la misère, et puis en toile de fond, quelques illustrations de guerre (avions, bateaux…). L’auteur parle de violence, de sexualité, de drogue, d’homophobie… Et, de temps en, temps, un peu de joie avec un cirque ou une troupe de théâtre qui passent. Alors, art naïf ou art brut ? Et l’auteur s’est-il inspiré, du moins en partie, de son enfance en Croatie ? J’espère que non ; en tout cas, j’ai lu qu’il dessinait depuis tout jeune, dès l’âge de 4 ans si je me rappelle bien. Pelote dans la fumée (c’est parce que son père fumait comme un pompier en plus de boire, et l’éducateur de l’orphelinat aussi, entre autres) est digne des textes de Dickens, Dostoïevski, Hugo, Zola pour ne citer qu’eux. J’espère lire le tome 2, Hiver / Printemps et même d’autres titres de Miroslav Sekulic-Struja.

Pour La BD de la semaine (plus de BD de la semaine chez Moka) et les challenges ABC illimité (lettre), BD 2023, Bingo littéraire d’Hylyirio (case n° 2, une BD, 6e billet), Challenge lecture 2023 (catégorie 60, une BD), Mois Europe de l’Est et Tour du monde en 80 jours (Croatie).

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Mokhtar et le figuier d’Abdelkader Djemaï

Mokhtar et le figuier d’Abdelkader Djemaï.

Le Pommier, Hors collection, août 2022, 128 pages, 14 €, ISBN 978-2-7465-2516-0.

Genres : littérature algérienne, roman.

Abdelkader Djemaï naît le 16 novembre 1948 à Oran en Algérie. Il lit dès l’enfance et écrit depuis l’adolescence. Instituteur (pendant 2 ans dans une école primaire) puis journaliste (dès 1966 et jusqu’en 1993) puis écrivain (premier roman paru en 1986, je ne connaissais pas du tout !), il s’installe à Paris en 1993. Il écrit de nombreux romans, récits et nouvelles (plus de 20) et reçoit la médaille des Chevaliers des Arts et des Lettres.

Dans la campagne algérienne, une vieille maison éclairée par des lampes à pétrole, une petite cour avec « des cailloux jaunes et lisses comme des galets » (p. 11), « un puits à la margelle en pierre grise, un four en boue séchée, un poulailler grillagé et un petit enclos pour les moutons. » (p. 10). Une petite mare et un figuier qui apporte un peu d’ombre et des fruits deux fois par an.

Mokhtar vit avec ses parents, sa grand-mère paternelle, Aïchouche, et son grand-père paternel, Kouider. Il passe sa petite enfance de façon sereine à la campagne près du village Saint-Lucien. Lorsque ses parents déménagent, grâce à la tante Halima, dans une charrette tirée par un mulet, Mokhtar voit pour la première fois autre chose que son village et surtout la grande ville ! « C’était la première fois que Mokhtar voyait à ciel ouvert autant de voitures, de camions, de motos passer près de lui, parfois à toute allure, le frôlant presque en laissant derrière eux une odeur forte de carburant. » (p. 51). Dans la maison séparée en quatre parties, les parents de Mokhtar louent une pièce unique mais… « il manquait le figuier et son ombre verte. » (p. 58).

Un an après, le père travaille sur les chantiers et la mère accouche de Bachir, « le premier de la lignée à être né dans une grande ville. » (p. 64). Quant à Mokhtar, « À six ans, il allait être aussi le premier de sa lignée à franchir le portail d’une école. » (p. 65). Les vacances se passent chez les grands-parents où l’enfant lit sous le figuier, qui est « comme un membre de la famille qui lui était cher » (p. 75) et sous lequel son grand-père, Kouider, fait la sieste.

Les lecteurs rentrent avec plaisir dans l’intimité de cette famille rurale, simple et pauvre ; ils découvrent des mœurs différents des nôtres (occidentaux), comme « les femmes [qui], selon la tradition, ne pouvaient pas assister, quel que soit le sexe du disparu, aux enterrements […]. » (p. 109) et peuvent être surpris par la différence entre les mots arabes dont on devine le sens (ou pas !) comme douar, koubba, wâada, kanoun, meïda, haouch, foutah, et les noms des communes (Saint-Lucien par exemple), des rues, des noms des cinémas…

Et, après le déménagement, il y a à la fois la nostalgie et le plaisir de découvrir la ville, l’école et la lecture, les magasins, le cinéma (son père s’est pris de passion pour les westerns), la mer, la photographie, et même le corps féminin dans un hammam après un mariage. Et, alors que Mokhtar et les autres enfants vivent dans l’insouciance de l’enfance, les prémices de la guerre se font jour. Mais, à la campagne où vivent toujours ses grands-parents, le figuier reste « toujours debout, paisible et fécond » (p. 125, mon passage préféré).

Ce roman est-il véritablement un roman ? Bien sûr, il y a une continuité chronologique de chapitre en chapitre mais j’ai plutôt ressenti ce récit comme un recueil d’anecdotes, de chroniques, de petites histoires (la maison, le figuier, la boue, le déménagement, les noces, etc.), agréables à lire par ailleurs, l’histoire d’un enfant, l’histoire d’une guerre (qu’il n’a suivi que par bribes), les souvenirs d’un enfant devenu adolescent qui veut apprendre, lire et écrire pour raconter, pour garder en mémoire et laisser une trace des êtres aimés qui sont partis.

C’est le premier titre de la rentrée littéraire d’automne que je lis, pas un coup de cœur mais une bonne pioche ! Et, accessoirement, la couverture est très belle (et donne envie de manger de bonnes figues fraîches).

Elle l’a lu : MimiPinson, d’autres ?

Pour Le tour du monde en 80 jours (Algérie), Un genre par mois (en novembre, il faut lire du contemporain et donc ce livre de la rentrée littéraire d’automne est idéal) et ABC illimité (lettre D pour Djemaï).

GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique d’Ondjaki

GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique d’Ondjaki.

Métailié, janvier 2021, 192 pages, 17,60 €, ISBN 979-10-226-1096-4. AvóDezanove e o segredo do Soviético (2008) est traduit du portugais (Angola) par Danielle Schramm.

Genres : littérature angolaise, roman.

Ondjaki de son vrai nom Ndalu de Almeida, naît le 5 juillet 1977 à Luanda (Angola). Il étudie la sociologie à Lisbonne (Portugal), a un doctorat en Études africaines, rédige sa thèse sur José Luandino Vieira (auteur, poète, traducteur et conteur angolais né en 1935) et devient auteur. Il est poète (son premier livre est un recueil de poésie, Actu Sanguíneu, en 2000) et romancier (son deuxième livre est une autobiographie de son enfance, Bonjour camarades (Bom dia camaradas) en 2001). Il part ensuite étudier à l’université Columbia de New York et réalise (avec Kiluanje Liberdade) un film documentaire, Oxalá cresçam pitangas – Histórias da Luanda (Pourvu que les pitangas grandissent – Histoires de Luanda) en 2007. Il est aussi auteur pour la jeunesse, nouvelliste et dramaturge. Il reçoit de nombreux prix littéraires et ses livres sont traduits dans une douzaine de pays (principalement en Europe mais aussi en Amérique du Sud et en Chine).

J’avais repéré ce roman à sa parution et, comme pas mal de livres, je l’avais oublié mais Rachel m’a (re)donné envie de le lire. Je n’ai pas lu le premier roman traduit d’Ondjaki, Les transparents (2015), mais je me le note pour plus tard.

Les enfants sont « à PraiaDoBispo, la plage de l’Évêque » (p. 11) lorsque survient l’explosion, une explosion tout en « belles couleurs que [leurs] yeux voyaient pour ne plus jamais les oublier. » (p. 11), une explosion « tout près de la maison de GrandMèreAgnette, plus connue […] comme GrandMèreDixNeuf. » (p. 12). Une explosion qui a aussi lieu à côté de la station essence… et à l’entrée du « gigantesque chantier du Mausolée, un endroit que l’on construisait pour conserver le corps du camarade président AgostinhoNeto, qui était depuis quelques années bien embaumé par des Soviétiques fortiches dans l’art de maintenir un défunt agréable à contempler. » (p. 13).

Vous comprenez que ce roman qui se déroule dans les années 80 va être à la fois historique et humoristique. Jugez vous-mêmes : « – GrandMèreGnette, pouvoir ouvrir, c’est moi, Bilhardov. Pleuvoir beaucoup dehors. – Dix ans qu’il est là et il n’a toujours pas appris le portugais d’Angola. Ces Soviétiques sont la honte du socialisme linguistique, a dit GrandMèreCatarina. » (p. 28).

Le narrateur est un des enfants qui vivent chez GrandMèreDixNeuf et sa sœur, la mystérieuse GrandMèreCatarina. Elle n’est pas toujours tendre, GrandMèreDixNeuf, c’est peut-être à cause de la vie qu’elle a vécu et de la guerre. Mais tout ce petit monde vit en bonne entente dans ce quartier de Luanda proche de l’océan, les vieilles, les enfants, les deux perroquets qui disent des gros mots mais jamais « avant onze heures » (p. 79), le CamaradeVendeurD’Essence qui s’occupe de la station qui n’a plus d’essence depuis longtemps, le fou ÉcumeDeMer qui va se baigner là où c’est interdit, les Soviétiques…

Peut-être ce qui a fait que l’auteur est devenu écrivain. « Tu es un amour. Et quand tu seras grand – elle s’est penchée pour me parler, ma regardé tranquillement dans les yeux –, quand tu seras grand, il faudra que tu te souviennes de toutes ces histoires. Tu les garderas en toi. Tu me promets ? » (GrandMèreDixNeuf, p. 87).

Au début, j’ai eu un peu de mal avec les noms et heureusement que les mots et phrases en portugais et en espagnol (il y a des Cubains) sont traduits (beaucoup de jeux de mots). Chaque personnage est différent et les relations entre eux sont importantes pour le déroulé de l’histoire. Les enfants – et les oiseaux – ont autant d’importance que les vieilles dames ou les autres voisins. J’ai bien aimé le docteur RaphaelTocToc (presque tout le monde a un surnom). Je dirais que l’histoire est un peu loufoque (il y a par exemple un crocodile dans une niche) mais je pense qu’en temps de guerre, les enfants (et les grands aussi) s’inventent des histoires pour tenir le coup. C’est donc un peu déroutant, à la fois dramatique et drôle, agréablement surprenant finalement.

En 1975, l’Angola a son premier président, Agostinho Neto, né en 1922 (il s’est désigné lui-même) ; guerre civile, dictature communiste ; il est mort en 1979 à Moscou. Je ne partais pas ignorante parce que j’ai vu, en mai dernier, D’une guerre l’autre, un film réalisé par Raúl de la Fiente et Damian Nenow en 2018, un film d’animation documentaire pour les adultes avec des images d’archives et des témoignages sur la guerre en Angola (1975-2002) inspiré du livre du journaliste polonais Ryszard Kapuściński.

Pour découvrir l’Angola, ce petit pays africain peu connu, un roman à lire, un film d’animation à voir et un autre film puisque le roman a été adapté au cinéma par João Ribeiro (2021), bande annonce ci-dessous (en portugais), j’espère que ce film (pour l’instant présenté dans des festivals) arrivera en France bientôt.

Pour Les adaptations littéraires, Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 23, un livre adapté en film ou série, 2e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 9, un roman dont le titre comporte au moins 7 mots, ici il y en a 9), Petit Bac 2022 (catégorie Famille pour Grand-Mère), Le Tour du monde en 80 livres (Angola) et bien sûr À la découverte de l’Afrique.

La vie qui commence d’Adrien Borne

La vie qui commence d’Adrien Borne.

JC Lattès, janvier 2022, 240 pages, 19,90 €, ISBN 978-2-70966-875-0.

Genres : littérature française, roman.

Adrien Borne naît le 18 juin 1981 à Rueil-Malmaison (région parisienne). Il étudie l’histoire puis le journalisme à Paris. Il est journaliste (RTL, RMC, LCI) et romancier.

Après avoir eu un coup de cœur pour le premier roman, Mémoire de soie, j’ai eu très envie de lire le nouveau roman d’Adrien Borne.

Gabriel est seul à la maison (avec le chat), il mange une glace devant la télévision, Pantani explose l’Alpe d’Huez (alors je pense que c’est juillet 1997, bon sang ça va faire 25 ans, que de souvenirs !). « 12 ans. Seul à la maison, l’été. 12 ans. La liberté. Une glace, le Tour de France. » (p. 13). Mais, soudain, la sonnette retentit, « Je déteste qu’on sonne à la porte. » (p. 16), ça sonne une deuxième fois, c’est peut-être important. « ‘Bonjour Gabi.’ Il est planté là. » (p. 16).

La colo, plus de trois heures de bateau, une île, la plage, des chalets, sept chambres individuelles par chalet, une pour chaque enfant, une pour le mono, Gabriel est dans un des chalets avec les garçons de son âge, des chambres individuelles, il est dans ‘la chambre verte’ (c’est le titre de la première partie du roman), le mono c’est Yannick, celui qui l’a vu malade sur le bateau et puis la salle commune pour les repas, six enfants par table, les garçons d’un côté, les filles de l’autre, les adultes sur une estrade. « La main dans la main, à la rigueur. La main dans le machin, hors de question. Le machin dans le machin, c’est l’expulsion. Et autant j’ai les idées larges sur bien des choses, mais sur ce point, aucune exception. » (la directrice, p. 30).

Et un événement inattendu… « Quand il s’invite dans ma chambre, alors que le soleil se lève à peine, à quelques minutes du réveil de tous les autres, les défenses sont affaiblies. » (p. 50). « C’est pour ça qu’il faudrait prévenir et se souvenir. Pour bâtir des châteaux débonnaires. Je n’ai pas eu le temps. » (p. 51). « Me viennent des mots nouveaux, le saccage, le carnage, des mots de jamais. Me viennent des questions, combien ? Quelques minutes ? Moins de cinq ? » (p. 53). Ensuite c’est la cohue dans la tête de Gabriel, les mots se suivent sans ponctuation, il ne comprend pas ce qui lui est arrivé (p. 54-55) mais il entend le haut-parleur pour le petit-déjeuner. Doit-il parler à quelqu’un de ce qu’il s’est passé mais que s’est-il passé ? Il ne sait pas… Peut-être que c’est quelque chose de normal qu’il ne connaissait pas encore et que ce n’est pas la peine d’en parler.

Comme vous le voyez, c’est tout en pudeur qu’Adrien Borne raconte. Si ce n’était pas tellement affreux et triste, je dirais que le texte est très beau… en tout cas, très bien écrit.

Heureusement, belle journée, excursion, jeu de piste, carte postale reçue de son grand-père, « Je me couche fatigué, bien fatigué. […] Et puis il est revenu le lendemain matin. Et puis il est revenu le lendemain matin. Et puis il est revenu le lendemain matin. Trois fois de suite. Trois fois de plus. […] Je dis rien, c’est décidé. […] Maintenant je vais pas dire. Pas maintenant. Pourquoi plus maintenant que la première fois ? » (p. 61). « Pourquoi il m’a choisi moi, parfois je me demande si c’est une marque d’attention, même si l’attention je crois savoir que ça peut pas reposer sur la tristesse. » (p. 62). Il y a des passages dans lesquels Gabriel vrille vraiment (p. 62-63 par exemple), comment peut-il comprendre, comment peut-il ne pas avoir peur de devenir handicapé (il a mal aux jambes, aux genoux, partout), comment peut-il ne pas avoir les yeux dans le vide, comment peut-il se construire ?

En tout cas, il est rentré de colo depuis trois jours, il est donc devant la télé à regarder Pantani suer et pédaler et ça sonne à la porte, c’est lui ! « ‘Bonjour Gabi.’ Il est planté là. […] Je ne te dérange pas j’espère. Comment vas-tu ? » (p. 77), mais quel enfoiré !!! Comment sait-il où habite Gabriel ? Comment sait-il qu’il serait seul la journée ? Comment peut-il oser venir narguer l’enfant dont il a abusé ? Gabriel réussit à fermer la porte mais… il n’y a personne à qui parler, personne pour raconter ce qu’il a vécu… et lorsque ses parents rentrent à la maison, il est déjà trop tard… « 12 ans et je ne suis déjà plus tout à fait, plus un enfant justement. Je m’enterre au jour. Au grand jour. » (p. 85).

Vingt ans après, Gabriel est à Tonnerre pour aider son grand-père maternel, Lucien, 76 ans, à vider sa maison pleine de livres, de ses travaux et de sculptures. « Nous avons tout le mois de juillet pour ranger ce qui doit l’être avant la mise en vente de la maison. » (p. 109). Mais Gabriel trouve une photo cachée derrière un tableau, « Un homme trois quarts dos, équipé de bouteilles de plongée. Au recto : Michel Falco, juin 1956, Tonnerre. » (p. 125). Son grand-père aurait-il quelque chose à raconter ? Lui qui ne bouge plus du troisième étage de sa maison avec une vue plongeante sur ‘la fosse’ (titre de cette deuxième partie). Trois semaines après, alors que Lucien roule en ambulance vers la résidence médicalisée qui doit l’accueillir, Gabriel roule dans le TGV qui le ramène à Paris. « Je sais désormais que l’on se déterre de son vivant, Lucien m’a montré la voie. » (p. 163). Mais que va déterrer Gabriel ? « J’ai tout oublié depuis si longtemps. J’essaie de ne pas tomber. […] Cicatrices d’amour, cicatrices d’horreur. Une photo, une montre, un frère. […] Le mutisme d’un vieil homme en pleine lumière et en miroir le pressentiment d’un ravage. » (p. 164). Gabriel va-t-il pouvoir remonter à ‘la surface’ (titre de la troisième partie) ? « Pour être victime d’un sort il faut savoir, savoir qu’un sort nous a été jeté. » (p. 170).

Une erreur – qu’on voit (trop) souvent – page 200 : « Je ne vais pas jouer longtemps le suspens. », c’est le suspense, pas l’expression en suspens qui signifie tout autre chose…

Une histoire bouleversante, dans laquelle j’ai retrouvé le style, les mots précis de l’auteur et l’émotion, ce que j’avais trouvé dans Mémoire de soie, le tout écrit de façon tellement pudique, tellement délicate, tellement pleine de justesse, sans revendication que celle littéraire. C’est puissant et ça fait mouche sans esbroufe.

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 17, le thème principal est celui de l’amnésie), Challenge lecture 2022 (catégorie 58, un livre sous forme de journal intime, c’est presque un journal intime, plutôt un journal de bord, un journal de souvenirs, bon, lisez-le, vous verrez) et Petit Bac 2022 (catégorie Verbe pour Commence)

Seizième printemps de Yunbo

Seizième printemps de Yunbo.

Delcourt, collection Jeunesse, avril 2022, 120 pages, 26,50 €, ISBN 978-2-41302-827-7.

Genres : manwha, bande dessinée jeunesse.

Yunbo ou YunBo, de son vrai nom Bokyung Yun, naît en 1983 à Séoul en Corée du Sud. Elle étudie l’art et la bande dessinée à l’Université nationale de Kongju. Elle vient étudier en France en 2008 et obtient un Master en bande dessinée de l’École Européenne Supérieure de l’Image d’Angoulême en 2012. Déjà paru, Je ne suis pas d’ici (Warum, 2017). Plus d’infos sur Yunbo, travaux graphiques.

Yeowoo a 5 ans, sa mère a acheté un gâteau d’anniversaire. Pendant que ses parents se disputent, elle pense bien faire, elle sort le gâteau de sa boîte mais elle l’abîme, elle veut sortir les assiettes du placard mais fait tomber la pile et les assiettes se brisent, elle met en route l’aspirateur pour nettoyer mais elle le fait griller. Ses parents divorcent et Yeowoo y repensera à chacun de ses anniversaires…

Un an a passé. Yeowoo n’a pas vu sa mère depuis son précédent anniversaire et son père a trop de travail alors il l’emmène vivre chez le grand-père paternel et la tante Yeonju au village du Renard. « Il faut que tu me comprennes. Je vais être très occupé. Je te rendrai visite dès que j’aurai un peu de temps. » (p. 7).

Yeowoo va fêter ses 7 ans mais grand-père et tante Yeonju ne savent pas vraiment s’y prendre avec une enfant… « Elle est trop petite pour bien comprendre… » (p. 20). Elle comprend très bien qu’elle est la bienvenue ni chez sa mère ni chez son père ni ici… et il faut dire qu’elle n’est pas très agréable avec son grand-père et sa tante. « Comme j’ai grandi sans mes parents, c’est normal que je sois méchante et vilaine. » (p. 27).

Paulette, une poule s’est installée dans la maison à côté de chez eux et Yeowoo s’introduit dans la serre pour manger des fruits rouges. Cependant, Paulette, rejetée par les siens car elle ne peut pas pondre et n’a pas de poussins, est venue au village du Renard pour vivre heureuse avec ses plantes. « […] c’est pour ça que je suis venue dans ce village paisible. Et je l’aime beaucoup ! » (p. 48). Paulette est la seule amie de Yeowoo même si parfois la fillette – qui a grandi – est désagréable avec elle.

En fait, Paulette et Yeowoo, toutes deux seules et différentes des autres, vont se lier peu à peu, apprendre à se comprendre l’une l’autre pour se découvrir mieux elles-mêmes. « Yeowoo, écoute-moi bien. On ne peut pas dire qui est normal ou qui est anormal. On est tous différents. Dans la vie, trouver quelque chose qu’on aime faire peut prendre du temps. Certains le trouvent rapidement, d’autres beaucoup plus tardivement… » (p. 73).

Pour les 13 ans de Yeowoo, Paulette organise un repas auquel elle invite le grand-père et la tante de l’adolescente. Elles sont amies depuis bientôt 9 ans mais c’est la première fois que Paulette les rencontre.

Chacun doit trouver sa place et ce n’est pas toujours facile, surtout si l’on se sent rejeté injustement. C’est le cas de Yeowoo, abandonnée par sa maman, puis par son papa, elle se retrouve coincée à la campagne chez un grand-père trop âgé pour s’occuper d’elle et une tante trop seule et rêvant encore au prince charmant. Son amitié avec Paulette (qui eut cru qu’une renarde et une poule puissent être amies ?) va l’aider à grandir et à aimer la vie mais ça ne se fait pas du jour au lendemain parce que Yeowoo est en colère contre les adultes mais Paulette est d’une grande bienveillance et elle croit en Yeowoo. Il se passe des années puisque l’histoire suit Yeowoo de ses 5 ans à ses 16 ans, la renarde va grandir et s’épanouir comme les fleurs que Paulette aime tant. Et les fleurs sont importantes car chaque chapitre commence avec une fleur différente et le lecteur comprend pourquoi à la lecture.

Seizième printemps est très beau tant au niveau des dessins que des couleurs, tout est précis, subtil et on sent une certaine tendresse malgré la douleur et la colère de Yeowoo. Le format paysage change par rapport à une bande dessinée classique, ça donne un côté plus poétique d’autant plus que le récit avance saison après saison. Et puis avec ces personnages animaliers, cette histoire ressemble à une fable ou un conte mais reste toujours optimiste pour que le lecteur aille de l’avant même si c’est avec regret qu’il laisse Yeowoo et Paulette.

Merci à NetGalley et Delcourt pour cette belle lecture ! Elles l’ont lue et appréciée : Marine, mrsserendipitie, Noukette, d’autres ?

Pour La BD de la semaine (plus de BD de la semaine chez Stéphie) et les challenges BD 2022, Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 7, un livre sorti en 2022 et lu le mois de sa sortie, parution le 13 avril et lecture le 25 avril mais problème de lecture en numérique donc terminé le 1er mai), Challenge lecture 2022 (catégorie 44, un livre dont le titre contient seulement 2 mots, 4e billet), Jeunesse young adult #11, Petit Bac 2022 (catégorie Chiffre pour Seizième), Tour du monde en 80 livres (Corée du Sud), Un genre par mois (puisque je n’ai pas pu mettre cette lecture dans le thème d’avril, bande dessinée, je la mets dans le thème de mai, jeunesse).

Voyage au bout de l’enfance de Rachid Benzine

Voyage au bout de l’enfance de Rachid Benzine.

Seuil, collection Cadre rouge, janvier 2022, 84 pages, 13 €, ISBN 978-2-02149-559-1.

Genre : roman franco-marocain.

Rachid Benzine naît le 5 janvier 1971 à Kénitra au Maroc. Il arrive en France à l’âge de 7 ans. Il étudie les sciences humaines et l’économie. Il est professeur, auteur et prône le dialogue entre islam et christianisme (Nous avons tant de choses à nous dire avec le père Christian Delorme en 1998) et entre islam et judaïsme (Des mille et une façons d’être juif ou musulman avec Delphine Horvilleur en 2017).

« Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterré dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles. » (p. 9), c’est ainsi que débute ce court roman. Que s’est-il donc passé ? Vous allez le découvrir grâce à l’enfant, Fabien, qui raconte.

Ce qui va l’aider à tenir le coup ? La poésie et le souvenir des encouragements de son instituteur de CE2, monsieur Tannier. « Fabien tu seras un grand poète. Tu as tout pour réussir. Tes résultats scolaires sont excellents et tu as un imaginaire si créatif… » (p. 9). Mais le jour où il doit lire ses poèmes en classe, se parents lui annoncent qu’ils partent en voyage, tout est prêt, il n’y a pas à tergiverser… Son père lui a dit qu’il était trop curieux, qu’il était un kâfir (un mécréant) et qu’il allait finir en enfer… Le voyage fut long, parfois il a fallu se cacher, Fabien ne comprenait pas les langues qui étaient parlées… Et, lorsque la famille fut arrivée en Syrie, à Raqqah plus précisément, Fabien est devenu Farid. « Papa et maman, ils étaient très excités. Je les avais jamais vus aussi heureux. Ils m’ont dit que c’était le paradis ici. » (p. 12).

Pour Fabien fini les copains, fini la poésie, son père porte des vêtements amples et un turban, sa mère porte un niqab « tout noir » (p. 12). Il comprend que ce n’est pas le paradis et « qu’il fallait combattre le monde entier. » (p. 14). Ses amis et son instituteur lui manquent, ses grands-parents lui manquent… « Je commençais à en avoir assez de tout ça. » (p. 14), « ça me plaisait pas du tout d’être à Raqqah. » (p. 17).

Fabien se fait de nouveaux copains, joue au foot avec eux, fréquente l’école coranique, apprend l’arabe et entre chez les lionceaux du califat (le dessin, la danse, la musique, les jeux vidéo et la télévision sont interdits). Mais, un jour, son père doit partir pour tuer des « ennemis de l’islam » (p. 21).

Fabien va raconter les humiliations, la violence, la peur, la mort de son père, les remariages forcés de sa mère, la naissance de Selim, l’adoption de « Fatima, une petite de cinq ans dont les parents et les frères et sœurs ont tous été tués dans les bombardements de la coalition » (p. 41), la dure vie dans le camp d’Al-Hol en Syrie kurde avec les interrogatoires, la surveillance, les maltraitances, les maladies… bref l’horreur totale et cette affreuse question, « À onze ans, je suis un monstre ou une victime ? » (p. 76-77).

Voyage au bout de l’enfance aurait pu s’appeler Voyage au bout de l’enfer mais c’était déjà pris. Comment peut-on emmener son enfant dans un pays en guerre, dans un pays dans lequel des cinglés endoctrinés détruisent, tuent, torturent ? C’est inadmissible de faire vivre de telles horreurs à des enfants… au nom de quoi, de qui, de la folie tout simplement, de l’orgueil sûrement aussi. L’histoire que raconte Fabien est fictive mais on sait bien que tout est vrai, malheureusement vrai et que le courage ne suffit pas…

Après avoir lu Dans les yeux du ciel (qui m’avait moyennement plu) et Ainsi parlait ma mère (que j’avais beaucoup aimé), je ne pouvais que lire ce Voyage au bout de l’enfance. Un livre bouleversant où les enfants, victimes, sont abandonnés à leur triste sort mais ils ont déjà tout perdu alors que leur reste-t-il à part la mort ? Je suis sous le choc bien sûr.

Pour À la découverte de l’Afrique, Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 31, un enfant sur la couverture, 2e billet), Les textes courts et Tour du monde en 80 livres (Maroc, puisque c’est le pays dont l’auteur est originaire qui compte même si le roman se déroule ailleurs).

Impasse Verlaine de Dalie Farah

Impasse Verlaine de Dalie Farah.

Grasset, avril 2019, 224 pages, 18 €, ISBN 978-2-24681-941-7.

Genres : littérature française, premier roman.

Dalie Farah naît le 22 février 1973 à Clermont-Ferrand (Auvergne) de parents algériens exilés en France. Elle étudie la littérature et la linguistique. Elle a une spécialisation sur le XVIe siècle et la démonologie. Elle est agrégée de lettres. Alors qu’elle voulait devenir journaliste, elle se tourne vers l’enseignement et elle est prof de littérature et philosophie en lycée et prépa. Ses deux romans sont Impasse Verlaine (2019) et Le doigt (2021). Plus d’infos sur Plumes d’ailes et mauvaises graines et sur sa page FB.

Née le 22 février 1973, au lieu du mois d’avril prévu, la narratrice (l’autrice) a failli mourir mais « On peut survivre à tout, quand on survit à sa mère. » (p. 9).

Dans les années 50, à Meskiana en Algérie, la mère de la narratrice naît, Djemaa ou Vendredi. « L’Algérie, c’est l’Éden de ma mère. » (p. 17). Tous les coups, tous les malheurs, elle les transforme en histoires pour s’inventer une autre vie, mais ce ne sont « rien que des histoires minuscules, injustes et absurdes qui finissent toutes dans un trou sous la poussière. » (p. 38).

La mère a 15 ans lorsqu’elle est mariée à un jeune veuf qui a 20 ans de plus qu’elle et qui l’emmène en France, « au Puy-de-Dôme auvergnat » (p. 48). Dans le village de Ponteix, Vendredi devient « la Fatima » (p. 50) et Fatima devient « une villageoise auvergnate comme les autres » (p. 59). Mais, après l’accident de son mari qui perd son travail, « on transporte les confitures de l’été passé, les valises, la marmaille encapuchonnée dans les cagoules de laine bicolore tricotées par la Solange et on arrive impasse Verlaine, bâtiment 31, appartement 622, à Clermont-Ferrand. » (p. 63, pile le code postal de la ville).

Dalie Farah raconte l’enfance battue, humiliée, obligée à travailler (elle aide sa mère, femme de ménage et elle devient son nègre, la mère étant analphabète)… Mais… « Ma mère veut une fille qui lit et qui écrit, donc une fille puissante. » (p. 76). Et heureusement il y a l’école. « Je cours pour aller à l’école. Je ne regarde pas en arrière, juste devant, tout droit » (p. 104), en fait vers l’avenir.

Mais, lors de vacances en Algérie, au hammam, la mère est d’une brutalité inouïe devant toutes les autres femmes qui ne font qu’observer… « […] la vie est belle. Il le faut. La vie me reste belle. Il le faut. » (p. 132-133).

Après l’école primaire Diderot, elle entre au collège Montferrand puis au lycée mais je vous laisse découvrir tout ça par vous-mêmes.

Je n’en dis pas plus, il vous faut absolument lire ce roman qui n’est pas qu’une autobiographie, un témoignage, c’est encore plus fort que ça, c’est intense, c’est puissant. Par certains côtés, je me suis reconnue en cette fillette, cette adolescente, qui aime l’école, qui aime lire, et cette lecture fut beaucoup d’émotions pour moi. Et pas seulement pour moi puisqu’Impasse Verlaine a reçu une dizaine de prix littéraires largement mérités.

Malgré l’adversité, malgré la maltraitance, malgré les coups, Dalie Farah se dit que la vie est belle et c’est phénoménal parce qu’elle peut tout supporter. Elle raconte la double-culture (sa mère lui a tout de même transmis des choses sur le pays d’origine, sur la famille restée là-bas), l’école, la volonté d’apprendre, de réussir. Mais elle n’a pas trempée sa plume dans la noirceur, dans la dépression, tout est lumineux, optimiste, c’est vraiment très beau. Une résilience incroyable d’autant plus qu’elle y met de l’humour et de la poésie. J’ai rencontré Dalie Farah jeudi dernier (un billet sera publié en soirée) et je peux vous dire que c’est une femme rayonnante et drôle, un pur bonheur cette rencontre.

Cette chronique de lecture est un billet binôme avec Martine (qui a aussi rencontré Dalie Farah).

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 28, un témoignage, une autobiographie), Challenge lecture 2022 (catégorie 44, un livre dont le titre contient seulement 2 mots).

Grand Silence de Sandrine Revel et Théa Rojzman

Grand Silence de Sandrine Revel et Théa Rojzman.

Glénat, Hors collection, juin 2021, 128 pages, 23 €, ISBN 978-2-34404-105-5.

Genre : bande dessinée française.

Sandrine Revel, la dessinatrice, naît le 3 octobre 1969 à Bordeaux (Aquitaine) où elle étudie les Beaux-Arts. Elle est dessinatrice de bandes dessinées et d’albums destinés à la jeunesse. Plus d’infos sur son site officiel.

Théa Rojzman, la scénariste, naît en 1974 en France. Elle étudie la philosophie, la thérapie sociale en poursuivant une carrière d’artiste puisqu’elle est peintre, illustratrice et également autrice. Plus d’infos sur son site officiel.

Un mariage. Octave, un invité, s’isole avec Freddy, un enfant de 11 ans. Grand Silence…

Octave « n’est pas qu’un gros bourgeois, c’est le député des Hauts Sommets, figure-toi ! » (la mère de Freddy à son mari, p. 13).

Six ans après.

« Comment je me sens aujourd’hui ? […] Je vous demande seulement de ne pas utiliser de mots, c’est la consigne. Il faut se taire et aller chercher au fond de son cœur ce qu’on voudrait dire. » (l’institutrice, Maria, aux enfants, p. 23).

Parmi les enfants, Arthur. Son cousin Freddy, un adolescent violent et alcoolique, l’oblige à boire de l’alcool.

Quant à Octave, il sévit toujours… Sa nouvelle victime est Ophélie qui vit avec sa maman depuis la séparation d’avec le papa d’Arthur.

« Ça suffit, maintenant » (p. 70) ne signifie pas la même chose dans la bouche de la maman d’Ophélie ou dans celle de l’institutrice qui fut elle aussi victime.

Dans la postface, Théa Rojzman explique la difficulté de parler mais il faut en parler même si c’est insoutenable. Suivent quelques chiffres et des infos importantes.

Je n’ai pas vraiment de mots pour parler de cette bande dessinée avec très peu de textes, les bulles des enfants étant souvent vides puisqu’ils ne parlent pas de ce qu’ils ont vécu (et sur cette île, l’usine de Grand Silence rend leurs cris inaudibles). Quant aux adultes, beaucoup préfèrent ne pas voir, ne pas savoir, ne pas comprendre… puisque de toute façon ils ne peuvent pas entendre ce que les enfants ont à dire.

J’ai mis du temps à publier cette note de lecture mais, voilà, c’est chose faite. Si je dis que c’est une « belle bande dessinée », je sais que ça va choquer certains et je le comprends. Pourtant, c’est quand même une belle bande dessinée parce que les dessins ont une douceur et le texte est d’une grande justesse. Il faut oser dire les choses, il faut aussi oser les lire et en parler. Par exemple, France Inter dit « L’indicible mis en scène de façon subtile » (vu sur le site de l’éditeur), voilà, c’est ça, c’est subtil.

Pour La BD de la semaine, Des histoires et des bulles (catégorie 39, une BD sur l’éducation), Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 4, avec ses arbres nus et son coucher de soleil, la couverture rappelle l’hiver), Challenge lecture 2022 (catégorie 33, un livre qui parle d’un secret de famille), Jeunesse Young Adult #11 et Petit Bac 2022 (catégorie Lieu pour Grand Silence, une ville-île imaginaire). Plus de BD de la semaine chez Noukette.

Bel abîme de Yamen Manai

Bel abîme de Yamen Manai.

Elyzad, septembre 2021, 120 pages, 14,50 €, ISBN 978-2-49227-044-4.

Genres : littérature tunisienne, roman.

Yamen Manai naît le 25 mai 1980 à Tunis (Tunisie) dans une famille cultivée (parents professeurs). Dès l’enfance, il aime la lecture et la poésie. Il étudie les nouvelles technologies de l’information à Paris et écrit en français. Ses romans – qui ont reçu plusieurs prix littéraires – sont considérés comme des contes philosophiques qui amènent les lecteurs à réfléchir (dictatures, fanatismes religieux, écologie). Du même auteur, les deux très beaux romans, La marche de l’incertitude (2010) et La sérénade d’Ibrahim Santos (2011) et L’amas ardent (2017) que je n’ai pas encore lu. PS : rencontre avec l’auteur en octobre 2022.

La voix est celle d’un adolescent de 15 ans arrêté pour avoir tiré avec un fusil sur quatre hommes (qu’il a blessés). « Mon avenir était déjà condamné bien avant tout ça. Pourquoi ? Parce que je suis né ici, dans ce pays, parmi ces gens, parmi vous. » (p. 12). En prison, il répond aux questions de son avocat, maître Bakouche. Puis à celle d’un psy, le docteur Latrache. « Qu’on reprenne les choses dans l’ordre ? Quel ordre donnez-vous aux choses ? Dans ce pays sens dessus dessous, vous me semblez bien sûr de vous. » (p. 17).

Comme pratiquement tous les enfants qu’il connaît, il est battu dès l’enfance, par son père, professeur à l ‘université, par sa mère, par son grand frère… « Mais quand Bella est arrivée dans ma vie, je rêvais qu’elle était à mes côtés. » (p. 28). Enfin un peu d’amour dans sa vie.

Ce récit, dur, poignant, c’est « une déferlante de violence » (p. 31-32), « une folie contagieuse » (p. 32) parce que cet ado sensible (à la cause animale et à l’écologie, mais pas que) raconte des scènes de violence vraiment atroces comme ce caméléon jeté vivant dans un feu (p. 33) ou la façon dont les animaux du zoo sont traités (p. 35-36) ou la façon dont les enfants sont maltraités par tous (parents, frères plus grands, professeurs…).

Et malgré toutes ces horreurs, il développe de l’humour. « Vous connaissez Tchekhov, monsieur Bakouche ? […] Non, ce n’est pas la marque d’une vodka, c’est un écrivain russe. » (p. 38).

Mais, le drame… « Bella était mon amie. Bella était mon amour. Bella était tout ce qui a compté et qui ne comptera plus. » (p. 44).

Ce roman raconte la violence de tout un pays, la violence d’humains imbus d’eux-mêmes et de leur petit savoir, la violence que supportent les mal-aimés, ceux qui ne mouftent pas, ceux qui baissent la tête, ceux qui se laissent martyriser parce qu’il n’ont pas d’autres solutions… Bien sûr, tout cela est affreux mais l’auteur et le narrateur ado insistent bien sur Bella, c’est elle l’élément central, l’élément déclencheur, et si j’ai pleuré c’est sur son funeste sort… pas sur les humains.

Cet ado, malheureux comme les pierres, qui n’a pas sa langue dans sa poche, est d’une grande lucidité. « C’est grâce à Bourguiba. […] Mais si c’est un homme qui a libéré toutes ces femmes, c’est qu’elles n’étaient pas prêtes. Il fallait que ces femmes se libèrent elles-mêmes et d’elles-mêmes. » (p. 68-69). « J’espérais que ma mère se libère bien davantage. Ce n’est pas parce qu’elle travaillait qu’elle était libre. Sa vie était une forme d’esclavage. […] J’aurais tant aimé qu’elle se soulève, qu’elle se dresse contre les abus du paternel, pas forcément ceux qu’il commettait à mon égard, mais déjà ceux qu’il lui faisait subir. J’aurais aimé qu’elle lui réclame sa part de bonheur, d’amour […]. » (p. 70).

Bel abîme est le premier roman de cette rentrée littéraire d’automne que je lis. Il est construit comme un monologue puisque l’adolescent (dont on ne connaît pas le (pré)nom) répète les questions qui lui sont posées (par l’avocat ou le psy) avant d’y répondre (sincèrement et en dénonçant la violence et l’injustice). Ce roman court (à peine plus de 100 pages) est d’une rare intensité et suscite une grande émotion tant il est bouleversant.

Une lecture pour Challenge de l’été #2 (Tunisie) et À la découverte de l’Afrique (Tunisie). Elle l’a lu et aimé : Usva.

Melvina de Rachele Aragno

Melvina de Rachele Aragno.

Dargaud, Hors collection, août 2020, 192 pages, 19,99 €, ISBN 978-2-50508-372-6. Melvina (2019) est traduit de l’italien par Claudia Migliaccio.

Genres : bande dessinée italienne, fantastique.

Rachele Aragno naît en 1982 à Pise en Toscane (Italie). Elle dessine depuis l’enfance et étudie à l’École internationale de bande dessinée de Rome. Elle travaille pour des éditeurs indépendants américains et européens. Melvina est sa première bande dessinée en tant qu’autrice et illustratrice.

Melvina en a marre d’être une enfant et que ses parents ne l’écoutent jamais et décident pour elle. D’ailleurs ses parents se disputent en prévision d’un déménagement dont ils ne lui ont même pas parlé et son chat Ottavio se sauve par la fenêtre. Melvina le poursuit sur les toits et entre par la fenêtre dans un appartement inconnu où l’attendent un vieil homme, Otto, un renard, une chouette et une belette (il me semble) vêtus comme des humains. « Je suis si heureux que tu sois là ! Ensemble, nous pourrons affronter Malcapé ! » (p. 12). Otto explique à Melvina que, lorsqu’il était enfant, il ne supportait pas que son grand-père et son père tuent des animaux à la chasse. Un jour, sous un arbre, un étrange enfant lui a remis un livre pour faire revenir à la vie les animaux mais Otto ne savait pas qu’il y avait une contrepartie à payer. « Otto ! C’est un plaisir de te revoir ! Tu me reconnais ? Je suis le Grand Malcapé, souverain d’Aldiqua. Je vois que mon livre t’a été utile. Je suis ici pour te rappeler notre pacte. C’est l’heure d’honorer ton engagement. » (p. 25). Le pacte ne peut être rompu que par l’élue… Melvina ?

Otto et Melvina sont projetés dans un autre monde peuplé de tous les êtres trompés par Malcapé. Benjamino, un corbeau, les accompagne au château de la reine mais il n’a pas la langue dans la poche. « […] tu es encore une enfant superficielle qui s’attache aux apparences. » (Benjamino, p. 50). Parce que « c’est normal de vouloir grandir, mais il faut du temps et de l’expérience… » (Otto, p. 67).

Melvina, Otto et Benjamino parcourent un monde dangereux mais opèrent des exploits jusqu’aux marais métaphysiques où Melvina devra affronter Malcapé dont la proposition est… simple et alléchante. « Tout le monde pourra obtenir tout ce qu’il veut, sans aucun effort, sans avoir besoin de se battre. » (p. 159). Trop facile ! Melvina se laissera-t-elle tenter, elle qui veut grandir pour qu’enfin on l’écoute ?

Aventure, amitié, fantastique (et clins d’œil à la littérature fantastique comme Alice au pays des merveilles ou Harry Potter) sont au rendez-vous dans cette très belle bande dessinée dont les dessins (si j’ai bien compris) sont réalisés à la peinture à l’eau (après le crayonné et l’encrage). Vous pouvez lire une instructive interview de Rachel Aragno sur à voir à lire. Elle considère que tout le monde peut lire Melvina, petits et grands, et je suis d’accord avec elle parce que c’est une histoire universelle, celle de l’enfance et de la volonté de grandir (mais il ne suffit pas uniquement de grandir physiquement pour véritablement grandir, n’est-ce pas ?). Les personnages sont attachants, les décors sont beaux et l’histoire questionne non seulement sur le fait de grandir mais aussi sur notre relation avec les êtres qui nous entourent (famille, amis, inconnus) et les animaux. En lisant Melvina, j’ai un peu pensé à Raven & l’ours de Bianca Pinheiro. Dommage que la fin arrive trop vite ! Mais une petite question : est-ce que, quand on est grand (adulte), on est vraiment écouté, entendu ?

Pour La BD de la semaine et les challenges BD, Des histoires et des bulles (catégorie 38, une BD avec un prénom dans le titre), Jeunesse young adult #10, Littérature de l’imaginaire #9 et Petit Bac 2021 (catégorie Prénom pour Melvina).

Plus de BD de la semaine chez Moka. Caro avait lu cette BD en juin.