Le goût des garçons de Joy Majdalani

Le goût des garçons de Joy Majdalani.

Grasset, collection Le courage, janvier 2022, 176 pages, 16 €, ISBN 978-2-24682-831-0.

Genres : littérature franco-libanaise, premier roman.

Joy Majdalani naît en 1992 à Beyrouth (Liban). Elle vit à Paris depuis 2010. En 2018, elle publie On the rocks, un texte court, dans la revue Le Courage (apparemment le n° de 2018 est le n° 4). Le goût des garçons est son premier roman. Plus d’infos sur son Instagram.

La première phrase du roman : « Je vous parle de ces filles qui m’ont donné le goût des garçons. » (p. 11). Des filles de bonnes familles qui reçoivent une bonne éducation, qui devront être de bonnes épouses pour l’élite et de bonnes mères.

Beyrouth, Collège Notre-Dame de l’Annonciation. Elles sont en 5e. Soumaya et Ingrid portent l’uniforme du collège mais elles savent mettre en valeur leurs seins, leurs fesses et leurs genoux aussi. Elles sont surnommées les Dangereuses, elles sont considérées comme déviantes, parfois punies mais elles s’en fichent.

La narratrice est parmi les autres filles, les insignifiantes, celles qui ont du mal avec l’âge ingrat et avec leurs poils (sourcils et moustache). Avec ses amies d’enfance, Diane et Bruna, elles pensent à une chose : le premier baiser. « Nous ressassions la marche à suivre jusqu’à la connaître par cœur. Il fallait nous tenir toujours prêtes, agiles, pour saisir l’occasion si elle se présentait à nous, parachutée sur le chemin du collège. » (p. 26).

Bruna devient pour les parents et les sœurs une « mauvaise fréquentation » mais « Jamais, je ne la soupçonnais de mentir. » (p. 29). Pourtant ces jeunes filles qui ne connaissent rien à l’amour et à la sexualité, désirent des choses, parfois même le viol, la brutalité, tout plutôt que la virginité. « Nous en parlions sans honte : nous voulions d’un désir qui fasse perdre le contrôle. Pour instiller en nous la peur des hommes, on nous avait enseigné qu’ils étaient imprévisibles, violents, sauvages. Nous appelions de nos vœux cette bestialité. Nous ne connaissions pas la différence entre l’amour et le rapt. » (p. 44).

Je suis surprise par l’obsession qui en résulte ! J’ai évidemment moi aussi vécu « les tumultes de l’adolescence » (p. 113) mais de façon plus naturelle, plus libre, et à une époque où l’informatique n’était pas démocratisée, où internet et les téléphones portables n’existaient pas. Quelle tristesse de ne vivre que « juste la mécanique » (p. 116)… Mais, peut-être que j’ai bénéficié d’un « accès serein aux grands rites de l’adolescence occidentale » (p. 119) ?

Cette violence, ce sont les filles (de 13 ou 14 ans) elles-mêmes qui se l’infligent, quitte à se faire traiter de pute. « La puberté est une offrande dont nous ne disposons pas selon notre bon vouloir. Le libre arbitre ne se mérite qu’au prix d’une discipline scrupuleuse. Il y a des bonnes et des mauvaises façons d’être une jeune fille. » (p. 141). Voilà, il n’y a pas de bonnes jeunes filles et de mauvaises jeunes filles. « Celles pour qui l’enfance est paisible veulent en prolonger la douceur. » (p. 141) et il y a « les brûleuses d’étapes » (p. 143) mais chacune vit le passage à sa façon et en tire les conséquences pour sa vie, son futur.

Un premier roman sur un thème casse-cou mais la perfection intime et audacieuse, parfois provocante, avec laquelle ce thème est traité font de ce texte un brûlot chargé d’énergie et de lucidité qui annonce de futures femmes douces et fidèles et des femmes plus libres et sulfureuses.

Sur d’autres blogs : Julie à mi mots, Mademoiselle lit, Trouble bibliomane et le questionnaire de Proust à Joy Majdalani sur L’Orient littéraire.

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 16, un livre de moins de 200 pages, 2e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 3, un premier roman), Tour du monde en 80 livres (Liban).

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Mauvaises herbes de Dima Abdallah

Mauvaises herbes de Dima Abdallah.

Sabine Wespieser, août 2020, 240 pages, 20 €, ISBN 978-2-84805-360-8.

Genres : littérature franco-libanaise, roman.

Dima Abdallah naît en 1977 à Beyrouth (Liban). Sa famille arrive à Paris lorsqu’elle a 12 ans (1989). Elle étudie l’archéologie et se spécialise en antiquité tardive. Mauvaises herbes est son premier roman.

Beyrouth, Liban, 1983. La fillette rentre à la maison avec son père, « le géant ». Elle n’a pas peur et ne pleure pas car « Il est fort et il est très intelligent. » (p. 11). Mais « C’est peut-être parce que je suis la seule à ne pas pleurer que la maîtresse ne m’aime pas. Moi, je n’arrive pas à me forcer à pleurer, ce n’est pas ma faute. » (p. 13).

La fillette de 6 ans est au contraire très contente parce que son père est venu la chercher à l’école et parce qu’elle rentre à la maison plus tôt. Elle a un petit frère. Le père est écrivain, la mère est journaliste et professeur et le lecteur n’en saura pas plus sur la mère et le frère).

La parole est donnée tantôt à la fillette tantôt au père. Ici le père prend la parole. « D’un jour à l’autre, il faudra bien que cette  guerre finisse, ce n’est qu’une affaire de quelques semaines, quelques mois tout au plus. Il ne peut pas  en être autrement, je n’ai pas le courage qu’il en soit autrement. » (p. 33).

Mais un an après, la guerre n’est pas terminée. Et la fillette n’aime pas répondre à la question habituelle sur sa confession. « Je sais que la famille de ma mère est un peu chrétienne et celle de mon père est un peu musulmane. » (p. 46) mais « Je ne suis pas bête, ce n’est pas une question anodine, ce n’est pas l’une de ces questions qu’on se pose pour rompre la glace, pour faire connaissance, pour engager la conversation. J’ai sept ans et demi, je suis grande, je comprends que cette question est importante pour celui qui la pose, que ma réponse va être lourde de conséquences. » (p. 47).

Quand le père se retrouve seul, il veut « écrire l’absurde pour tuer l’absurde. » (p. 109) et le lecteur retrouve la fillette, devenue adolescente, en 1990 à Paris. Elle déteste les gens, elle déteste l’école… Elle se fait tout de même une amie, Sandrine. Ensuite les années filent, 2000, 2013 et je n’ai pas réussi à m’attacher à elle (elle n’a même pas de prénom), c’est trop décousu.

Et surtout il y a trop de répétitions : « Il ne sait pas… » (la fillette), « j’aurais voulu » et « j’aurais dû » (le père), c’est pénible… Ou encore « je roulais » et « je roulais dans la nuit » (le père, plusieurs fois p. 79-80) et « je n’imaginerai pas », « je ne dirai pas » et « je ne penserai pas » (la fillette, idem p. 92-95). Je sais que c’est un exercice de style mais je trouve la lecture d’une lourdeur…

Il y a pourtant de belles phrases comme : Beyrouth, 2016. « Il ne reste plus rien. Tout est mort. Il ne reste plus la moindre miette de tout ce qui a été. Tout s’est disloqué, un morceau après l’autre, tout s’est consumé pour tomber en cendre. » (p. 201).

En tant que roman franco-libanais, à tendance autobiographique, j’ai de loin préféré Beyrouth entre parenthèses de Sabyl Ghoussoub lu quelque temps avant.

Voici un roman – sur les thèmes de l’enfance, de l’amour du père (de la fascination de la fillette pour son père, je dirais, car mère et petit frère sont finalement absents de ce roman, et père et fille sont comme deux mauvaises herbes qui poussent au mauvais endroit, un pays en guerre, un pays ou la religion est plus importante que l’humain), sur la guerre et l’exil – qui peut plaire, c’est sûr, pour ceux qui ne verront que l’émotion et le côté poétique en faisant abstraction des lourdeurs que j’ai remarquées.

Pour 1 % Rentrée littéraire 2020 et Challenge du confinement (case (auto)biographie).

Beyrouth entre parenthèses de Sabyl Ghoussoub

Beyrouth entre parenthèses de Sabyl Ghoussoub.

L’antilope, juin 2020, 144 pages, 16 €, ISBN 978-2-37951-027-4.

Genres : littérature franco-libanaise, roman.

Sabyl Ghoussoub naît en octobre 1988 à Paris, dans une famille libanaise qui a fui la guerre au Liban. Il grandit et étudie en France puis retourne au Liban (il est Libanais et Français) où il devient directeur du Festival du film libanais à Beyrouth. Il est écrivain et photographe. Du même auteur : Le nez juif (L’antilope, 2018) que j’ai bien envie de lire et Le Liban n’a pas d’âge 1920-2020 (un ouvrage collectif à paraître aux éditions Bernard Chauveau en novembre 2020). Plus d’infos sur son site officiel

Lorsque la guerre a éclaté au Liban, les parents (du narrateur, de l’auteur) ont fui et son père a travaillé comme traducteur à Paris, c’est pourquoi le narrateur est né Libanais en France mais c’est compliqué pour lui. « Je n’acceptais pas ce qu’on m’imposait : une famille, une origine, une histoire. Une terre à porter, à représenter. » (p. 44).

« À force d’entendre parler d’Israël depuis que je suis petit, haïr ce pays à tout va, le voir condamner de tous les maux de la planète, je n’ai eu qu’une seule envie, m’y rendre. » (p. 13). Mais ses parents, outrés, l’en dissuadent. « Pas besoin d’avoir fait de grandes études pour comprendre que lorsqu’on est libanais, Israël, on n’y va pas. » (p. 15).

Lors de son voyage (il va rendre visite à son amie, Rose, à Tel Aviv), il se rend compte qu’avec son passeport libanais, c’est difficile… « […] nous sommes tous en guerre, tous ! » (p. 24). C’est que pour voyager en Israël, il a « mis Beyrouth entre parenthèses » (p. 31), c’est-à-dire sa famille et sa culture libanaises.

Le narrateur (l’auteur donc) est photographe et, au contrôle douanier à l’aéroport Ben Gourion, les Israéliens l’interrogent entre autres sur ses photographies. Le livre contient d’ailleurs une série de photographies en noir et blanc (p. 59-62). L’interrogatoire dure des heures ! « […] il va falloir que je m’habitue à vivre et à dormir dans cet aéroport, on ne saura plus quoi faire de moi, je vais rester ici éternellement. » (p. 96).

Une erreur. Deux fois, il est écrit vielle au lieu de vieille : « la vielle ville de Jérusalem » (p. 120) et « une vielle âme » (p. 121), c’est con…

À part ça, ce roman est très instructif, parfois drôle, parfois tendu… Et j’ai particulièrement aimé lorsque le photographe raconte à la soldate qui le questionne son voyage en Iran, et les relations entre le Liban et Israël vues de façon différente.

Pour le Challenge de l’été (Liban) et Petit Bac 2020 (catégorie Lieu pour Beyrouth).

Mes coups de… /8-2018

Du blues et encore du blues dans ce billet « Mes coups de… ».

Coups de blues x3

René Pétillon naît le 12 décembre 1945 à Lesneven (Finistère, Bretagne). Il est dessinateur de presse, dessinateur de bandes dessinées et scénariste de bandes dessinées (Le Baron noir). Ses dessins sont publiés dès 1968 dans plusieurs magazines (Planète, Pilote, etc.). En 1974, il crée Jack Palmer, un détective décalé parodique des célèbres détectives privés littéraires. Mes épisodes préférés sont Un détective dans le Yucca (Albin Michel, 1989, tome 8) et L’enquête corse (Albin Michel, 2000, tome 12) : Alph-Art du meilleur album français du festival d’Angoulême 2001, volume adapté au cinéma en 2004 par par Alain Berberian. Par contre, je n’ai jamais vu la série animée réalisée par Jacky Bretaudeau, Luc Vinciguerra et René Pétillon (diffusée en décembre 2001 sur Canal+), Jack Palmer ou le détective malgré lui (30 épisodes de 1’30 chacun). Il a d’autres bandes dessinées à son actif. Il meurt le 30 septembre laissant Jack Palmer et ses lecteurs orphelins.

Charles Aznavour naît le 22 mai 1924 à Paris dans une famille arménienne. Il n’est pas mon chanteur préféré mais en écoutant l’émission hommage sur France2 lundi soir, je me rends compte que je connais toutes les chansons qui passent (bon, je ne connais peut-être pas les plus de 1 200 titres de son répertoire !) et, ça je le savais déjà, j’aime beaucoup les films dans lesquels il a joués en particulier Un taxi pour Tobrouk de Denys de La Patellière avec Lino Ventura (1960) et Les fantômes du chapelier de Claude Chabrol avec Michel Serrault (1982). Il meurt le 1er octobre chez lui, à Mouriès, dans son sommeil. Il y a tant de choses à dire sur l’homme et sur l’artiste que je ne connais pas assez mais il a écrit deux autobiographies, Le temps des avants (Flammarion, octobre 2003) et Aznavour en haut de l’affiche (Flammarion, novembre 2011) ainsi qu’un recueil de nouvelles, Mon père, ce géant (Flammarion, octobre 2007) pour ceux que ça intéresse.

Antoine Sfeir naît le 25 novembre 1948 à Beyrouth au Liban. Il commence des études de médecine et écrit pour le journal francophone L’Orient-Le Jour que je connais car je consulte régulièrement L’Orient littéraire (ce qui permet d’avoir un point de vue différent sur la littérature francophone et la littérature arabe). Il devient journaliste et étudie alors le Droit et les sciences politiques. Guerre civile dans son pays, séquestration en Palestine entre autres, il se réfugie en France où il devient un expert des pays arabes et du monde musulman pour plusieurs magazines (dont L’Événement du jeudi que j’aimais bien). J’ai lu plusieurs de ses articles et je l’ai entendu plusieurs fois dans des émissions télévisées, des débats, c’était un homme posé, sérieux, intègre. En 1985, il fonde une revue d’études et de réflexion sur les mondes arabe et musulman (du Maghreb à l’Asie), Les Cahiers de l’Orient. Entre 2005 et 2007, il fait partie des membres qui créent l’Observatoire de la laïcité. Il meurt le 1er octobre. Vous pouvez consulter son blog (s’il reste en ligne) et ses nombreux livres documentaires.

Et pour le coup de cœur, consultez Mes coups de… /7-2018 – Rencontres photo Chabeuil !

En coup de vent…/ 61 – Lire à pleine voix #1

Le weekend du 8 et 9 juin ont eu lieu à Valence Les rencontres Lire à pleine voix #1 organisées par l’association Fréquence Lire et plein de partenaires. Je travaillais le vendredi 8 (et même jusque plus tard, voir ici) alors j’y suis allée le samedi 9 et c’était bien agréable : des auteurs, des éditeurs, des libraires, des expositions (dont une très belle expo photos, D’un regard, de Jean-Marie Hosatte), des animations, des lectures, des rencontres, la promotion du livre audio ; les organisateurs prévenaient qu’il y avait énormément de choses et que les visiteurs ne pourraient pas tout faire ! Le pays invité : le Liban ; le thème choisi : la liberté (lib lib !). Un bel après-midi dont voici quelques photos.

Mais, deux petites déceptions…

La première : lorsque je suis arrivée à son stand, Zarina Khan, auteur et philosophe d’origine russo-pakistanaise, publiée aux éditions Hozhoni, était en lecture mais ce n’était pas la peine d’y aller car ça allait se terminer et je ne l’ai pas vue réapparaître à son stand.

La deuxième : ce que les auteurs libanais (Nada Bejjani Raad, Laëtitia Eïdo et surtout Jean-Pierre Dahdah, voir photo ci-dessus) ont dit était très intéressant mais ils ont parlé trop longtemps et le conte de Jihad Darwiche a été annulé.

J’ai noté ces deux phrases de Jean-Pierre Dahdah, traducteur de Khalil Gibran : « Est-ce que l’histoire qu’on lit est vraie ? Parce que le pouvoir est dans le mot. » Il a parlé, entre autres, des Phéniciens et de l’alphabet phénicien avec les trois lettres centrales de l’alphabet qui se suivent : « klm » = la parole (en libanais, « kalame ») et du Liban qui fait le lien entre Orient et Occident (pour l’Occident, le Liban est le début de l’Orient mais pour l’Orient, le Liban est le début de l’Occident, il est donc au centre !). Il a expliqué le phénix qui renaît de ses cendres, Europe enlevée par Zeus, etc. ; et une chose surprenante sur le signe @ que nous tous avons dans notre adresse mail : la première lettre de l’alphabet phénicien est A (alef) et la dernière est T (taw) et dans le signe @ (arobase ou « at »), il y a donc ces deux lettres de l’alphabet phénicien, le début et la fin !

Voilà, j’ai passé une journée agréable, j’ai croisé pas mal de gens que je connaissais mais j’ai aussi rencontré des auteurs et des participants bien agréables.

Et voici mon fond d’écran de juillet, toujours de chez paon paon :

Rencontre avec Hana Jaber et Jabbour Douaihy

festivalestouest2016Cette année, l’invité de la 26e édition du Festival Est Ouest est le Liban et j’ai eu le plaisir d’assister le 13 octobre à une rencontre avec Hana Jaber et Jabbour Douaihy, rencontre organisée par la médiathèque La Passerelle de Bourg lès Valence et le Centre du Patrimoine arménien (CPA) de Valence (dont j’ai déjà parlé ici, ici et ici).

Hana Jaber est une Libanaise qui vit en France depuis les années 80. Elle est chercheur à la chaire d’histoire du monde contemporain au Collège de France et spécialiste des migrations au Moyen-Orient. Vous pouvez lire quelques-uns de ses articles sur Orient XXI et sur Le Monde diplomatique.

Jabbour Douaihy, je vous en ai déjà parlé pour Le quartier américain et pour le Prix La Passerelle 2016. Né en 1949, dans le nord du Liban, il a été professeur de littérature française à l’Université de Tripoli ; il est maintenant à la retraite et se consacre à la littérature : romancier et critique littéraire à L’Orient littéraire que je lis régulièrement depuis des années et que je vous conseille.

La rencontre étant orientée vers le thème « Regards croisés sur les conflits identitaires au Liban », la littérature et les romans de Jabbour Douaihy n’étaient pas la préoccupation première.

jaber-douaihy

Ce que j’ai retenu des propos de Hana Jaber qui a parlé de l’histoire et des problèmes du Liban, c’est un détail amusant : un seul recensement a été fait au Liban, c’était en 1932, il y avait 3,5 millions de Libanais, et depuis, il y a toujours 3,5 millions de Libanais !

Ce que j’ai retenu des propos de Jabbour Douaihy qui a parlé de la sémiologie communautaire (17 communautés différentes) et des conflits depuis 100 ans, ce sont deux phrases qui replacent la littérature dans tout ce micmac : « La situation est tellement compliquée qu’un roman est plus à même d’expliquer. » et « Le roman – en laissant place aux signes, à la symbolique du quotidien – permet de comprendre quelque chose. ». Et puis, comme j’ai pu m’entretenir un peu avec lui, j’ai eu une info en exclusivité : le titre de son prochain roman à paraître aux éditions Actes Sud à la rentrée d’automne de 2017 : L’inédit de Beyrouth 🙂

Merci aux bibliothécaires, au CPA et aux deux intervenants, c’était une rencontre enrichissante !

Le piano oriental de Zeina Abirached

PianoOrientalLe piano oriental de Zeina Abirached.

Casterman, septembre 2015, 212 pages, 22 €, ISBN 978-2-20309-208-2. Vous pouvez voir 5 pages sur le site de l’éditeur dont une ci-dessous.

Genres : bande dessinée, roman graphique.

Zeina Abirached naît à Beyrouth en 1981. Elle étudie les Beaux-Arts à Beyrouth puis à Paris. Elle vit et travaille entre Beyrouth (Liban), Paris (France) et Berlin (Allemagne).

Beyrouth, 1959. Abdallah Kamanja a reçu une lettre de Monsieur Hofman : il doit aller à Vienne lui présenter son piano oriental. Son meilleur ami, Victor Challita, l’accompagne.

Beyrouth, années 80-90. Enfance et adolescence de Zeina Abirached. « Les mots en français étaient devenus un refuge. (p. 72). Elle quitte Beyrouth en 2004, pour Paris, elle a 23 ans. « J’avais droit à un seul bagage de 23 kilos. » (p. 27).

PianoOrientalExtraitLe piano oriental est une magnifique bande dessinée dans un noir et blanc riche et lumineux ! Sélectionnée au Festival d’Angoulême 2016 et pour le Prix Artémisia 2016, cette œuvre a reçu le Prix Phénix de littérature 2015. J’ai beaucoup aimé comprendre pourquoi Zeina Abirached associe la langue française au noir et blanc. Pour elle, la langue est très importante. « Je tricote depuis l’enfance une langue faite de deux fils fragiles et précieux. » (p. 97). Il en est de même pour la musique avec ce piano éphémère : « Un piano oriental… Cette étrange juxtaposition de deux visions du monde que rien ne semble pouvoir lier, sa musique double, le son léger du déhanchement inattendu d’une note au milieu d’une phrase, je les porte en moi. » (p. 148). Abdallah s’est mariée à Odette ; ils ont eu un fils, Julien ; il est le père de l’auteur. Ainsi, c’est l’histoire de son grand-père que Zeina Abirached raconte avec humour et tendresse dans ce rapprochement entre deux mondes, deux cultures, et c’est vraiment émouvant.

Je vous conseille les autres titres de Zeina Abirached : [Beyrouth] Catharsis et 38 rue Youssef Semaani (2006), Mourir, partir, revenir – Le jeu des hirondelles (2007), Je me souviens – Beyrouth (2008), Mouton (2012) et Agatha de Beyrouth avec Jacques Jouet (2011), tous parus aux éditions Cambourakis. Et pour que vous découvriez encore plus son univers, voici le court métrage d’animation réalisé en 2006, Mouton.

Le Quartier américain de Jabbour Douaihy

QuartierAmericainLe Quartier américain de Jabbour Douaihy.

Actes Sud / Sindbad [lien], collection Mondes arabes, et L’Orient des livres [lien], septembre 2015, 178 pages, 19,80 €, ISBN 978-2-330-05308-6. Hay al-Amerikân (2015) est traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols.

Genres : littérature libanaise, roman historique.

Jabbour Douaihy naît en 1949 à Zghorta dans le nord du Liban. Il est professeur de littérature française à l’Université de Tripoli et journaliste pour L’Orient littéraire (*). Entre 2006 et 2008, il a tenu un blog [lien]. D’autres romans aux éditions Actes Sud : Fountain Motel (2009), Pluie de juin (2010) et Saint-Georges regardait ailleurs (2013). Et Équinoxe d’automne (Presses du Mirail, 2000).

Abdel-Rahmân Bakri, surnommé Le Pendu, vit avec son épouse dans une vieille maison du Quartier américain. Leurs cinq enfants étant partis, ils louent l’étage à la famille de Bilâl et Intissâr Mohsen. Bilâl a un passé trouble et s’absente souvent alors Intissâr travaille comme bonne dans la maison d’Abdel-Karim Bey, revenu subitement de France : il est le fils de la famille Azzâm chez qui sa mère travaillait et qu’elle connaît depuis l’enfance. Mais Intissâr est inquiète car son fils aîné, Ismaïl, a disparu depuis deux semaines et, le soir, quand elle rentre, elle a peur car « depuis quelque temps, il y a de plus en plus de gens venus d’ailleurs, dont elle ne connaît pas les visages. Ils vivent dans des maisons abandonnées et errent dans les rues la nuit. » (p. 28). Peu à peu, le passé de Bilâl Mohsen se dessine : il a 24 ans, il est au chômage et il est désœuvré. Celui d’Abdel-Karim Azzâm aussi : fils unique, surprotégé, éduqué dans une école de Frères (chrétiens) alors qu’il est le petit-fils du mufti des musulmans, il aime la poésie mais a hérité de la mélancolie familiale alors, après des attentats, il est envoyé en France pour étudier… ou travailler selon ce qu’il trouvera. Ismaïl, le fils aîné de Bilâl va être rattrapé par ces événements du passé.

Le Quartier américain, comme son nom l’indique était autrefois habité par des Américains mais, après leur départ, il a été abandonné aux populations pauvres. « Le Quartier américain ressemblait désormais à une exposition permanente et bariolée. » (p. 80). Jolie phrase pour dire qu’il est maintenant décrépit et que les maisons tombent en ruines. Les politiques et les journalistes peuvent d’ailleurs surenchérir « sur la misère croissante des vieux quartiers de la ville, et sur le lien que l’on peut établir entre cette misère, la violence et le développement des mouvements fondamentalistes. » (p. 29). C’est sûr que le lecteur ressent immédiatement l’omniprésence de dieu dans la vie des Libanais : « en implorant le bon Dieu de leur venir en aide » (p. 10), « Dieu veuille que la journée nous apporte de bonnes nouvelles… » (p. 11), « Remets-t’en au bon Dieu, femme… » (p. 14), « Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu ! » (p. 52), etc.

Mon chapitre préféré est le 4e : à Paris, Abdel-Karim Azzâm rencontre Valeria Dombrovska, une ballerine serbe. Ils vivent une belle histoire mais le chagrin d’amour le fera rentrer au Liban. À son retour, il se rend compte que la vie a vraiment changé : déjà ses parents sont morts et la maison est vide, ensuite les écoles des missionnaires sont fermées et il n’y a plus de chrétiens, de nombreux prédicateurs appellent au jihad, les femmes portent un niqab noir, les choses hérétiques comme l’alcool et la musique occidentale sont interdites (Abdel-Karim écoute frénétiquement de l’opéra), le jeûne est obligatoire et les jeunes embrigadés sont envoyés au combat, à la mort… Les gens disent d’ailleurs des jeunes qui partent au jihad qu’ils se sont « fondus dans la nature » (p. 133). Ainsi, les personnages, la ville et le passé de certaines personnes sont extrêmement bien décrits, c’est d’ailleurs très beau, poétique et d’un grand intérêt, mais tout le reste est dit en allégories, en non-dits. J’ai été déçue par le 6e et dernier chapitre, je l’ai trouvé confus, pas au niveau de l’histoire mais au niveau du récit : l’auteur avait besoin d’une pirouette soit pour rester politiquement correct soit pour délivrer une happy end… Mais je suis d’accord avec l’éditeur, Le Quartier américain est un roman « riche et concis où rien n’est superflu », je l’ai dévoré en deux fois tellement il est passionnant et enrichissant, et je lirai assurément d’autres livres de Jabbour Douaihy !RentreeLitteraire2015

(*) L’Orient littéraire [lien] est le supplément littéraire mensuel du journal libanais L’Orient – Le Jour [lien], ces deux journaux étant disponibles en ligne en français. Je consulte régulièrement L’Orient littéraire car sa lecture permet de découvrir des auteurs du monde arabe et leurs écrits ainsi que des avis différents sur les écrivains français et francophones.RaconteMoiLAsie

Ce roman entre dans les challenges 1 % de la rentrée littéraire 2015 et Raconte-moi l’Asie.