Flammarion, août 2022, 280 pages, 19 €, ISBN 978-2-0802-8320-7.
Genres : littérature franco-roumaine, essai, Histoire.
Sonia Devillers naît le 31 janvier 1975 aux Lilas en Seine Saint Denis. Son père est l’architecte urbaniste Christian Devillers, sa mère Roumaine (exportée en France avec ses parents, sa sœur et sa grand-mère) est aussi architecte. Elle étudie les Lettres puis la philosophie à la Sorbonne et devient journaliste (au journal Le Figaro et à la radio principalement à France Inter).
Voici comment débute le récit : « Ils n’ont pas fui, on les a laissés partir. » (p. 9). Harry et Gabriela Deleanu, leurs deux filles et une grand-mère ont quitté leur pays, la Roumanie, et sont arrivés à Paris le 19 décembre 1961 (2300 km de trajet) alors que « De ce pays en pleine guerre froide, nul ne pouvait sortir. Les habitants étaient retenus prisonniers. » (p. 9). Alors comment cette famille a-t-elle pu sortir ? C’est ce que raconte l’autrice parce que les Deleanu étaient ses grands-parents maternels et qu’une de leurs filles était sa mère (14 ans en 1961) et l’autre sa tante (16 ans en 1961).
L’autrice raconte sa grand-mère, « l’âge d’or des années 30 à Bucarest , [… sa] jeunesse étincelante […] sa famille remarquable, sa ville pimpante, Bucarest dite le ‘petit Paris des Balkans’ dans l’entre-deux-guerres. » (p. 23-24), l’antisémitisme politique et la diabolisation du juif, la montée du fascisme à la fin des années 1930, la Seconde guerre mondiale au côté de l’Allemagne, purification ethnique, retournement opportuniste… « La Roumanie fut le premier bras armé des nazis, à l’Est, et leur alliée la plus zélée. » (p. 53). Et puis, le silence de tous les côtés, les non-dits, le « si on n’en parle pas, c’est que ça n’existe pas. » (p. 64) et « Du passé faisons table rase. […] plus de nom juif, plus de juif. Et inversement. » (p. 72).
Dans ce récit, qui je le redis n’est pas un roman, mais un récit familial et historique, il y a des choses terribles et choquantes (l’arrachement, l’exil, la souffrance…) même pour ceux qui ont déjà lu des récits sur la Seconde guerre mondiale, sur la Shoah, entre autres. Des informations inédites aussi. Je ne savais pas pour Eugène Ionesco (dont j’aime le théâtre), pour Emil Cioran (dont j’ai lu par le passé quelques textes que j’ai appréciés) et pour Mircea Eliade… Après la guerre, c’est pire, communisation et soviétisation, nouvelle classe dirigeante et nouvelle élite, parti tout puissant et propagande, et aussi « La nation enterrait son passé antisémite, les juifs enterraient leurs souffrances. L’un n’allait pas sans l’autre. » (p. 85).
Après la guerre, et après la création de l’État d’Israël (qui s’était tourné vers les États-Unis et non l’Union Soviétique), Staline ne voulant pas être accusé d’antisémitisme créa le cosmopolitisme, « cosmopolites sans racine […] intellectuels juifs dits ‘apatrides’, des juifs ‘errants’, sans attaches, donc perpétuellement soupçonnés d’ ‘antipatriotisme’ ou de ‘traîtrise à la patrie’ » (p. 106), c’est bizarre, malgré tout ce que j’ai déjà lu et tous les documentaires que j’ai vus, je n’avais jamais entendu parler de ça ou alors le terme ‘cosmopolitisme’ était abordé avec un autre mot. Je n’avais également jamais entendu parler de Matatias Carp (1904-1953) ou alors j’ai oublié (son Cartea neagră, le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, 1940-1944 est pourtant paru chez Denoël en 2009).
Un passage que j’aime beaucoup. « Dans le journal intime de Mihail Sebastian, on trouve ce passage magnifique : ‘Nous autres, juifs, nous sommes au fond d’un optimisme enfantin, absurde, quelquefois inconscient. (C’est peut-être ce qui nous aide à vivre.) En pleine catastrophe, nous espérons encore. Ça ira bien, répétons-nous par dérision, mais en fait nous croyons vraiment que ça ira bien. » (p. 111).
« Je ne sais pas très précisément ce que c’est qu’être juif, ce que ça me fait d’être juif. C’est une évidence, si l’on veut, mais une évidence médiocre, qui ne me rattache à rien. Ce n’est pas un signe d’appartenance, ce n’est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à un folklore, à une langue. Ce serait plutôt un silence, une question, une mise en question, un flottement, une inquiétude. Une certitude inquiète derrière laquelle se profile une autre certitude, abstraite, lourde, insupportable : celle d’avoir été désigné comme juif, et parce que juif victime, de ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil. », très belle citation de Georges Perec (p. 258-259).
Cet essai se compose de 4 parties, les juifs, les communistes, les cochons, les apatrides, contenant des chapitres courts ce qui permet aux lecteurs de respirer, de reprendre leur souffle. Parce que c’est un import-export affligeant qui se joue dans les années 1950-60… et je ne vous dis pas sur la barbarie envers les chevaux (chapitre ‘Le cheval à abattre’, p. 191-196). C’est que l’autrice, journaliste, ne s’embarrasse pas pour dire la vérité crue, dérangeante et le mutisme de ses grands-parents maternels. J’ai plusieurs fois eu les larmes aux yeux et j’espère que ma note de lecture et les extraits vous donneront envie de lire cet essai instructif et déchirant qui m’a été conseillé par une lectrice lors d’un café littéraire.
Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (case n° 16, un livre qui m’a énervée ou révoltée, oui ce livre m’a révoltée par ce que des humains ayant du pouvoir peuvent faire à d’autres humains – et à des animaux aussi, les humains étant des mammifères), Challenge lecture 2023 (catégorie 25, un livre sur le thème de la seconde guerre mondiale, même si le livre va plus loin il commence avec le traitement des Juifs durant la seconde guerre mondiale), Mois Europe de l’Est (Roumanie) et Tour du monde en 80 livres (l’autrice est Française mais raconte le parcours de ses grands-parents et de sa mère, Roumains « exportés », des années 1930 aux années 1980, donc je mets ce livre pour la Roumanie).
Mahmud Nasimi naît en 1987 à Jabalsaraj (dans la province de Parwan) en Afghanistan. Il étudie les sciences politiques à l’université de Kaboul. Il quitte l’Afghanistan en avril 2013, sa famille, ses amis et, au bout d’un périple long et dangereux, il arrive en France.
Mahmud n’a pas écrit ce récit en dari mais en français. « Lorsqu’il arrive en France, Mahmud Nasimi ne connaît personne et ne parle pas un mot de français. Il erre dans Paris, seul, muet parmi les sourds, invisible parmi les non-voyants. […] Au père Lachaise, il rencontre Balzac, Molière, Édith Piaf. Au cimetière de Montparnasse, Baudelaire, Sartre, Serge Gainsbourg. » (préface, p. 10). Ainsi il apprend le français.
« J’aime les livres ! Et j’aime les lire ! Mais pas depuis toujours. Jusqu’à mon arrivée en France, je leur tournais le dos. Ils n’avaient que peu d’intérêt à mes yeux. Pire, ils rimaient avec école, obligation, devoir, sanction. En découvrant la littérature française, ce jour où mes pas m’ont conduit au cimetière du Père-Lachaise, j’ai soulevé le voile qui me cachait la beauté du monde. » (p. 17).
« Avant d’arriver en France, je suis passé par plusieurs pays : l’Iran, la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne et la Belgique. J’ai fait un voyage inhumain et inimaginable où j’ai approché plusieurs fois la mort, simplement pour sauver ma vie. À cette souffrance incommensurable s’ajoute la souffrance morale de ces sept années perdues où je n’ai pu poursuivre mes études commencées dans mon pays. Je me heurte aujourd’hui à l’incompréhension des gens de mon âge qui comparent leur parcours universitaire et le mien. C’est une profonde peine d’être jugé au lieu d’être compris. » (p. 23).
« […] j’aime la France ! J’y suis arrivé en septembre 2017, les poches vides, le corps fatigué, le cœur blessé, mes désirs envolés. J’ai passé des jours et des nuits dans les rues, dans les parcs ou dans les gares. […] » (p. 31). Malgré l’adversité, « mes deux maîtres mots demeurent : patience et courage. » (p. 40). « La littérature, qui n’existait pas dans ma vie, est venue rompre ma solitude, elle me prend par la main pour m’accompagner chaque jour jusqu’à la fin du voyage. » (p. 45).
Á Ali, son colocataire particulièrement pessimiste. « Je lui ai expliqué calmement que la vie était un voyage fait de hauts et de bas ! Que nous portions tous quelque chose qui nous faisait souffrir. Mais que tant que nous n’abandonnions pas, il y avait de l’espoir. Que sans espoir, la vie n’avait pas de sens. Qu’il nous fallait rester positifs et garder confiance comme devant toutes les épreuves de la vie. » (p. 83).
Mon passage préféré. « S’il est un être à qui vous voulez dire que vous l’aimez, à qui vous voulez pardonner, que vous voulez revoir ou que vous voulez aider, n’attendez plus car demain n’est pas une promesse ! » (p. 100). Parce que Mahmud Nasimi n’est pas tourné que sur lui-même mais tourné vers les autres.
Quoi de mieux pour vous donner envie de lire ce témoignage que ces quelques extraits. Un témoignage, douloureux pour l’auteur, émouvant pour le lecteur, mais empli d’espoir et d’amour. Il y a une illustration en noir et blanc (p. 30) et quelques poèmes tout simples écrits par l’auteur (son amour pour Paris et la France, son enfance et sa mère, l’amitié). Des textes très tendres et sincères sur l’exil, le déracinement, la solitude, la souffrance… et une belle leçon d’espoir et de vie.
On dirait que l’aube n’arrivera jamais – Cahier de non-voyage de Paolo Rumiz.
Arthaud, août 2020, 208 pages, 13 €, ISBN 978-2-0815-1960-2. Il veliero sul tetto. Appunti per una clausura (2020) est traduit de l’italien par Béatrice Vierne.
Paolo Rumiz naît le 20 décembre 1947 à Trieste (Italie). Il est journaliste, écrivain et grand voyageur. Il a reçu de nombreux prix littéraire et plusieurs de ses titres sont parus en français, Aux frontières de l’Europe (2011), L’ombre d’Hannibal (2012), Pô, le roman d’un fleuve (2014), Le phare, voyage immobile (2015), La légende des montagnes qui naviguent (2017), Comme des chevaux qui dorment debout (2018), Appia (2019) dont j’ai entendu parler mais c’est la première fois que je lis cet auteur.
« Pendant le confinement, je me suis évadé, je l’avoue. J’ai scié les barreaux et hop, dehors. » (p. 11) « […] en me donnant des visions panoramiques de l’avenir. Et surtout en éveillant ma conscience d’être un privilégié uniquement parce que j’avais un toit sur ma tête et un garde-manger plein. Mais le vrai, le superbe don de cette pandémie, qui n’a pas été qu’une catastrophe, mais aussi un précieux avertissement, ce fut l’occasion de réfléchir. » (p. 11-12).
Voici donc le journal de bord de Paolo Rumiz, le cahier de ce non-voyage, ou plutôt de ce voyage intérieur (chez lui et en lui-même). Les Italiens sont confinés chez eux (l’auteur vit à Trieste), la frontière avec la Slovénie est fermée (l’auteur fait normalement du vélo) et ses voyages en Europe sont annulés, l’auteur n’a plus qu’à écrire, « […] j’ai tout le temps voulu à ma disposition. Il n’y a rien de plus beau qu’un ouvrage que l’on commence. » (p. 18). « J’ai décidé de m’autoconfiner strictement. Je ne bougerai pas de chez moi. J’ai soixante-douze ans, catégorie ‘à risques’, et je dois donner l’exemple. » (p. 19).
Mais ses yeux restent ouverts sur le monde et sur ce qu’il se passe dans sa ville (Trieste), ses voisins grâce aux balcons, les hôpitaux et les personnels soignants, sa mère morte loin de lui et de ses petits-fils, les idées fascistes qui prolifèrent, ses conversations au téléphone, ses comparaisons entre les comportement en Italie et les comportements dans les autres pays d’Europe (voir ci-dessous), les souvenirs qui remontent à la surface, les violences domestiques qui explosent, et les oiseaux qu’il observe… « […] l’homme s’aperçoit qu’il n’est rien au milieu de que qui l’entoure, mais en même temps, il s’aperçoit que sa centralité contribue à garantir la continuité du monde. » (p. 33) et il n’a pas sa langue dans sa poche, « […] on ne reste pas chez soi uniquement pour soi, mais aussi pour les autres. Ce qui différencie vraiment les gens, c’est de le comprendre. La liberté, ce n’est pas faire ce qu’on veut. » (p. 38).
Parfois il s’inquiète. « Et l’Europe, elle restera debout ? Car enfin, l’Europe, la voici réunie uniquement par la peur. C’est désormais le couvre-feu général. Tout le monde aura dansé jusqu’au bout. L’Espagne par gaieté, les Allemands pour raisons économiques, la France drapée dans sa grandeur, l’Angleterre à cause du cynisme d’une classe dirigeante composée de privilégiés. » (p. 49-50), bien vu ! « Comment peut-on ne s’apercevoir de la réalité que lorsqu’elle se transforme en urgence ? Je tremble pour cette Union au sein de laquelle je n’entends aucune voix s’élever pour donner une information calme, autorisée, univoque. Tout le monde avance en ordre dispersé. Au Sud, nous péchons par imprévoyance, mais au Nord ils pèchent par arrogance. » (p. 64). Je précise que l’auteur écrit tout ça en mars 2020, à chaud et ça me rappelle que le livre que j’avais lu en mai 2020 était aussi d’un auteur italien, Contagions de Paolo Giordano.
Le printemps arrive (29 mars). « J’ai de ma fenêtre des visions extraordinaires. D’un seul et même coup d’œil, les Alpes, la fin de la Méditerranée, l’Europe centrale, les terres du couchant apportant les vents de l’Atlantique […]. » (p. 72).
Jour après jour, Paolo Rumiz livre ses pensées, ses idées pour un monde meilleur, un monde laïque dans lequel chacun serait libre et égal aux autres. Il ne croit pas aux dirigeants et aux nations mais aux Européens, oui, aux jeunes en particulier. Il raconte aussi son quotidien, le plaisir de cuisiner, d’écrire, de regarder par la fenêtre, d’être en contact avec les amis de partout grâce à internet. Avec finesse, il raconte les désordres, les absurdités mais aussi les belles choses, la magie du rêve et de l’imaginaire, et il y met de la poésie et de l’humour. Il raconte le libraire qui a reçu l’autorisation de livrer des livres, « Le monde s’est arrêté et quand l’angoisse s’unit à la quarantaine, les livres deviennent importants, ils tiennent compagnie, ils font voyager. » (p. 107). L’auteur parle aussi de poésie, de musique, d’écologie… Une belle lecture, inspirante.
Vous allez me dire que les confinements sont terminés, que le covid est en bout de course et qu’il n’est peut-être pas très utile de lire ce livre maintenant, après coup, mais, justement, après cette lecture, le lecteur peut s’interroger : qu’est devenu « le monde d’après » ? Est-il comme on l’espérait ? Meilleur, plus juste, plus sain ? « un monde de sobriété bienvenue, dans le respect de la finitude du monde. » (p. 126). Ou tout est revenu comme avant et cela n’aura finalement pas servi à grand-chose sauf pour quelques penseurs ?
Je note quelques titres, au cas où, pour les lire : Les somnambules de Christopher Clark que l’auteur mentionne page 45, Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler mentionné page 65, Pougatchev de Sergueï Essenine dont l’auteur publie une poésie page 86, Les œufs fatidiques de Boulgakov cité page 114 et Pèlerin parmi les ombres de Boris Pahor cité page 177.
Zov – L’homme qui a dit non à la guerre de Pavel Filatiev.
Albin Michel, novembre 2022, 224 pages, 19,90 € (*), ISBN 978-2-22648-101-6. Zov (2022) est traduit du russe par Gisèle Tokarev. (*) « L’intégralité des droits d’auteur seront reversés à des ONG venant en aide aux victimes de la guerre en Ukraine. » (site de l’éditeur et 4e de couverture).
Genres : littérature russe, témoignage, Histoire.
Pavel (Olegovitch) Filatiev (Павел Олегович Филатьев) naît le 9 août 1988 à Volgodonsk dans l’oblast de Rostov dans le sud de la Russie. Élevé dans une famille de militaires, il s’engage et participe à la guerre en Tchétchénie à la fin des années 2000 puis donne sa démission et élève des chevaux pendant 10 ans. En février 2022, il est parachutiste basé en Crimée et son unité est envoyée dans le centre de l’Ukraine pour faire la guerre. C’est cela qu’il raconte dans Zov. Son livre écrit en russe est disponible librement et gratuitement sur les sites Vkontakte et Gulagu.net (voir ci-dessous) et, depuis août 2022, Pavel Filatiev est exilé à Paris.
J’ai voulu lire ce livre après avoir vu / entendu l’auteur invité au 28’ par Élisabeth Quin sur Arte le 22 novembre [lien vers l’émission, voir les 13 premières minutes).
Introduction de l’éditeur : « Dans ce livre, Pavel Filatiev ne décrit que les événements dont il a été témoin et auxquels il a participé dans les deux premiers mois de la guerre en Ukraine en tant que membre du 56e régiment d’assaut aéroporté. Il n’a pas souhaité porter de jugement sur la suite de la guerre puisqu’il n’en a pas été un témoin direct. » (p. 6). À noter qu’Albin Michel est le premier éditeur à publier Zov en dehors des deux plateformes russes qui l’ont mis en ligne librement en langue russe, l’auteur l’a mis en ligne sur sa page Vkontakte ou VK (l’équivalent de FB en Russie) avant de quitter la Russie et le fondateur de l’association Gulagu.net l’a aussi mis en ligne librement.
Introduction de l’auteur. « Alors que j’écris ces lignes, je suis revenu du front ukrainien depuis un mois et demi. Oui, je sais bien qu’il ne faut pas employer le mot ‘guerre’ parce qu’il est interdit en Russie, mais je continuerai à le faire malgré tout. Que les choses soient claires : j’ai trente-trois ans et, toute ma vie, j’ai dit ce que je pensais, même si c’était à mes dépens, je ne suis pas ‘comme il faut’ et je ne peux rien y faire. Donc, c’est la guerre, l’armée russe tire sur l’armée ukrainienne qui riposte, obus et roquettes explosent sur le territoire ukrainien. Je ne sais pas si vous avez déjà entendu le bruit que font un obus ou une roquette lorsqu’ils s’approchent de vous. Sinon, vous ne savez pas ce que vous perdez : sentir l’air vibrer et siffler de façon inoubliable, sentir ses entrailles se retourner et sa respiration s’arrêter. Ensuite, si la chance est de votre côté, entendre l’explosion et vous dire que vous avez eu du bol d’être resté entier et de ne pas avoir reçu un éclat d’obus. Dans le cas contraire, ce n’était pas votre jour. Bref, c’est un sacré truc… Pendant ce temps, des militaires meurent des deux côtés et des civils aussi, ceux qui ont le ‘bonheur’ de vivre là où un certain monsieur a eu l’idée de commencer une guerre et de l’appeler ‘opération spéciale’. Sans oublier, bien sûr, tout ce qui va avec : la faim, les maladies, les nuits sans sommeil, le manque d’hygiène, un taux d’adrénaline qui dérape sans arrêt, épuisant les ressources de l’organisme pour lui donner force, rapidité et vitesse de réaction. Ce n’est que plus tard, quant on quitte les zones de combat, vidé, pressé comme un citron qu’on réalise qu’on a bousillé sa santé à jamais. Il y a aussi la pression morale exercée par la conscience sur l’âme et le cœur – si ces mots ont un sens pour vous. Alors, sans le vouloir, on se demande pourquoi et au nom de quoi on est là. Dans quel but on risque sa vie, on corrompt son karma qui n’était peut-être déjà pas au meilleur de sa forme. Je vais vous raconter dans quelles conditions j’ai pu voir cette guerre et dans quelles circonstances je m’y suis retrouvé.Je suis conscient que j’engage ma responsabilité en diffusant des informations sur mon activité militaire mais me taire serait laisser le nombre de victimes continuer à augmenter. » (p. 7-8).
Certains (journalistes, critiques) démontent le livre – sans doute sans l’avoir réellement lu ou sans l’avoir lu entièrement – en disant que l’auteur fictionnalise son histoire… Et alors ? C’est son livre, il écrit ce qu’il veut ! Mais je me rends compte, en lisant son introduction qu’il mêle témoignage (qui semble sincère) et humour ce qui me convient très bien, histoire de ne pas lire que des horreurs…
L’auteur raconte les « Deux mois de boue, de faim, de froid, de sueur, la mort omniprésente. » (p. 11) qu’il a vécus avant d’être évacué car sa blessure à l’œil s’était infectée, « deux mois en première ligne » (p. 13). Lors de l’évacuation en bus, il a pu « réfléchir à ces deux derniers mois de ma vie, à ce qu’ils représentaient, à quoi ils m’avaient servi ; je me demandais si j’avais fait quelque chose de bien ou de mal, pourquoi j’avais participé à cette aventure et comment je m’étais retrouvé là-bas. Depuis ce moment, un monologue intérieur fait de mauvaise conscience, de patriotisme et de bon sens ne s’arrête pas. » (p. 13). En lisant le récit de Pavel Filatiev, je ressens bien ce qu’il a vécu, ses questionnements, sa prise de conscience et je ne remets pas en cause son patriotisme car chacun a le droit (je ne parle pas de devoir) d’aimer son pays, sa langue, son histoire, sa culture quels que soient les événements.
À propos de ses questionnements, je voudrais encore citer cet extrait : « Si l’on s’en tient aux réponses toutes faites, je suis un militaire, un parachutiste obligé d’obéir aux ordres, qui n’a pas le droit d’avoir peur et de ne pas partir à la guerre quand elle est déclarée, je dois servir le bien de mon pays et défendre le peuple de Russie. Mais le bon sens s’en mêle, soulignant les contradictions et soulevant des questions. » (p. 13-14). Je ne vois ni romantisme ni patriotisme exacerbés, simplement un homme intelligent qui réfléchit et qui est lucide. Et je pense que le livre va continuer dans cette voie.
En se questionnant, Pavel Filatiev répond avec discernement à des questions importantes comme « L’Ukraine menaçait-elle la Russie ? », « Si nous n’avions pas attaqué l’Ukraine, elle nous aurait attaqué ? », « L’Ukraine est gangrenée par le nazisme et la population russe est discriminée ? » (p. 14-16) et ses réponses sont bien différentes de celles assénées par le Kremlin, les médias russes et que les Russes se répètent pour se convaincre !
« […] je veux tout raconter avec sincérité, sans cacher les émotions et les pensées qui me traversent. » (p. 22), il donne aussi des informations militaires et je comprends qu’il ait demandé l’asile politique en France car, en Russie, c’est le peloton d’exécution qui l’attend…
En tout cas, dès le début des combats, c’est un sacré bordel ! Qui tire, les Russes ou les Khokhols (« nom péjoratif que les Russes donnent aux Ukrainiens », note p. 28) ? Que veulent dire les fusées de signalisation rouges ou blanches ? Personne ne le sait ! Désorganisation, communications coupées (il le répète plusieurs fois, c’est un peu embêtant pour les lecteurs mais sûrement que pour les soldats c’est très grave car ils sont vraiment coupés du monde et ne savent absolument rien), pas de nourriture, pas d’eau, pas de médicaments, manque de sommeil, froid, du matériel obsolète, aucune organisation… Des Russes qui tirent sur des Russes… « Qui répondra de ces morts et de ces blessés ? » (p. 72).
« Il est temps que je vous explique mon rapport à la guerre. Comme n’importe quel militaire doué de bon sens, j’ai une opinion négative de la guerre. Bien sûr, tout ce qui est lié aux activités militaires me plaît, comme à la majorité des hommes, parce que j’ai baigné dedans toute mon enfance. Mais, comme on dit, ‘ceux qui parlent haut et fort de la guerre sont ceux qui ne la feront pas’. » (p. 97). Je comprends que, pour beaucoup d’hommes, l’armée c’est une famille, la camaraderie, et pour certains sûrement aussi l’obéissance, une façon de les canaliser. « D’une façon générale, je ne comprends pas pourquoi nous avons besoin de cette guerre contre l’Ukraine, je n’y vois pas la moindre raison et je dirais même que j’étais contre le rattachement de la Crimée (c’est d’ailleurs en Crimée que j’écris ces lignes) […]. De plus, les Ukrainiens sont le peuple le plus proche des Russes […]. Mon arrière-grand-père, à qui je dois mon prénom Pavel, était un koulak d’Ukraine. Il a fait la première guerre mondiale (qui d’ailleurs n’a rien apporté d’autre à notre pays que mort et souffrance), […]. Depuis un siècle, le pouvoir est passé de main en main et, aujourd’hui, son arrière-petit-fils Pavel est expédié dans sa patrie d’origine pour y sacrifier sa santé, encore un fois pour rien. » (p. 97-98). Qui peut douter de la sincérité de l’auteur ? Et plus loin, lorsqu’il parle de l’état de santé de son père, militaire, invalide à cinquante-deux ans qui n’a droit à aucune aide, je peux vous dire qu’il n’est pas tendre envers les décideurs, « […] l’État l’avait tout simplement oublié, comme beaucoup d’autres qui avaient laissé leur peau et leur santé, non pas pour des yachts, des palais et du luxe, mais pour assurer un avenir heureux à leur grand pays et à son peuple qui avait tant souffert. Ce peuple dont les ancêtres avaient vaincu le fascisme et lui avaient laissé en héritage la devise : ‘Pourvu qu’il n’y ait pas de guerre !’ » (p. 116).
Sûrement mon passage préféré. « Même si presque tout le pays sait que l’armée russe est une vraie maison de fous, on trouve toujours des gens comme moi pour s’y engager en pensant que ce n’est peut-être pas si mal, que les choses se sont arrangées. » (p. 160). « Malheureusement, il y en a aussi qui sont tout à fait satisfaits de la façon dont les choses s’y passent, qui consacrent toute leur vie à faire carrière, qui ont obtenu le grade de commandant ou mieux et qui, à l’approche de la retraite, ne veulent pas tout perdre. C’est sur eux que tient ce système pourri. Ce sont eux qui ont cru qu’avec le bordel qui règne au ministère de la Défense nous pourrions envahir l’Ukraine en trois jours… » (p. 161).
Alors, ce n’est pas de la ‘grande littérature’ – l’auteur le sait et le dit lui-même, « Je ne suis pas un écrivain et j’ai décidé de publier un livre dans lequel je raconte la réalité de la guerre. Mon récit va être lu par le monde entier. » (p. 211), bon peut-être pas en Corée du Nord ! – mais c’est un témoignage très intéressant, que dis-je c’est le seul témoignage d’un soldat russe sur la guerre qui fait encore rage en Ukraine ! « Une longue confession » écrit le journal Le Monde. À lire donc, si vous êtes curieux, si vous souhaitez avoir un autre son de cloche que celui officiel. C’est homme a dit non à la guerre et il raconte le pourquoi du comment en prenant tous les risques. Et en fin de volume, il exhorte le peuple russe à ne plus être attentiste, à raisonner et à dire également non à la guerre, non à l’ignominie, non à ceux qui gouvernent et ne pensent qu’à l’argent et à leur bien-être. J’espère que Pavel Filatiev pourra être apaisé (et soigné) et heureux en France.
À lire : Le Don paisible de Mikhaïl Cholokhov que l’auteur conseille page 201. Je vois que l’intégrale est parue chez Omnibus.
À écouter : Wrong Side Of Heaven de Five Finger Death Punch, un groupe de metal états-unien formé en 2005, à Las Vegas dans le Nevada, par le guitariste d’origine hongroise Zoltán Báthory et le batteur Jeremy Spencer avec Iva Moody au chant, un groupe que je ne connaissais pas et que je découvre (vidéo ci-dessous), un titre conseillé par l’auteur page 204.
J’apprends (page 212) l’existence d’une église du ministère de la Défense russe. C’est une cathédrale en fait, la 3e plus haute église orthodoxe sur Terre (les deux autres étant la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou et la cathédrale de Saint-Isaac à Saint-Pétersbourg). Elle est située à Koubinka (à 75 kilomètres à l’ouest de Moscou) dans le parc Patriot (« parc d’attractions à thème militaire, créé à des fins de propagande », note p. 213, surnommé le Disneyland militaire russe…) (photo trouvée sur internet ci-contre).
City éditions, septembre 2019, 160 pages, 14,50 €, ISBN 978-2-82461-550-9. Bob, Life Lessons from a Street-wise Cat (2018) est traduit de l’anglais par Marion Boclet.
Genres : littérature anglaise, témoignage.
James Bowen naît le 15 mars 1979 dans le Surrey en Angleterre mais, à l’âge de 3 ans, il déménage en Australie avec sa mère, ses parents divorçant. Après plusieurs déménagements avec sa mère, il rentre en Angleterre, à l’âge de 17 ans. Le voici SDF et drogué à Londres… Mais il rencontre Bob, ou plutôt Bob va à sa rencontre. Ce roman témoignage est précédemment paru sous un autre titre : Un chat des rues nommé Bob et il existe une préquelle : A Street Cat Named Bob, en français Le monde selon Bob (2012). Plus d’infos sur sa page FB et sur son compte twitter.
« Il était blessé quand je l’ai trouvé, au printemps 2007, et je l’ai soigné jusqu’à sa guérison. Il m’a incontestablement sauvé. Quand j’y repense, je me rends compte que ma vie était un vrai désastre avant que je ne le rencontre. Cela faisait au moins dix ans que j’étais toxicomane, et j’avais été sans abri pendant une longue période, à dormir dans la rue ou dans des foyers. C’était ma deuxième chance – ou ma neuvième vie, si vous préférez. » (extrait de l’introduction, p. 13).
Ce chat roux, Bob, va devenir célèbre : James Bowen, musicien, joue de la guitare à Covent Garden avec Bob ce qui attire les passants, publie des vidéos sur YouTube, écrit son premier livre, The Big Issue, puis un film est tourné, A Street Cat Named Bob (en français Un chat pour la vie) en 2016 et Life Lessons from a Street-wise Cat paraît en 2018. « Ce livre est un recueil de quelques-unes des expériences et de quelques-uns des aperçus que j’ai eu au cours de ces années avec Bob. J’espère qu’il vous aidera autant qu’il m’a aidé. » (extrait de l’introduction, p. 13).
Entre James et Bob, c’est une rencontre et une histoire d’amitié. « Nos relations avec nos animaux de compagnie nous offre une alternative. Nous pouvons compter sur eux. Ils ne nous mentent pas. Ils ne nous trompent pas. Ils ne nous déçoivent pas. Leur affection pour nous est inconditionnelle – je dirais même : leur amour pour nous est inconditionnel. Savoir que cette amitié est toujours là pour vous n’est pas seulement un immense réconfort ; c’est aussi une source de force. » (p. 23).
Vous me connaissez, j’ai évidemment pleuré en lisant ce livre mais il y a des passages où j’ai (sou)ri. Par exemple, dans Nous avons tous besoin de petits trésors (p. 50-51), le coup des jouets et des bouchons en plastique planqués sous le canapé, eh bien j’ai ça aussi sous mon canapé ! (mais plus de bouchons en plastique parce que je n’achète plus de bouteilles d’eau). Et dans, Choisissez vos combats (p. 68-70), Bob doit choisir entre virer la boîte de mouchoir qui l’empêche d’être en plein soleil sur le rebord de la fenêtre (facile !) ou chasser les abeilles qui butinent dans le jardin (peine perdue…). Ou, dans La pleine bobitude (p. 97), vous connaissez la zénitude et la ‘pleine conscience’, eh bien avec Bob c’est la bobitude ! Dans Amusez-vous – et souvent (p. 109-110), « Bob n’est pas différent des autres chats quand il s’agit de jouer. Il n’y a rien qu’il aime autant que de lancer l’un de ses jouets préférés à travers toute la pièce ou de bondir frénétiquement pour essayer d’attraper les rayons de soleil qui dansent sur le mur. À Noël, il est capable de se divertir pendant des heures avec un bout de papier cadeau usagé. », je connais ça, moi aussi !
Ce livre est tout simple, sans prétention, mais beau à lire, reposant, instructif (des petits moments, bons ou mauvais, joyeux ou tristes, des conseils, sans morale, sans jugement, basés simplement sur l’observation de Bob et un ressenti que tous ceux qui vivent avec ou plutôt ‘chez’ des chats perçoivent aussi). En plus, il y a de jolies illustrations en noir et blanc de Dan Williams. Bien sûr je vous le conseille (prévoyez peut-être une boîte de mouchoirs).
« Alors que j’écris ceci, Bob a maintenant environ onze ans. Peut-être plus. Étant un chat qui vit dans une maison, il y a de fortes chances qu’il vivre entre quinze et vingt ans, voire plus de vingt ans. » (p. 112). Malheureusement, environ deux ans après la parution de ce livre, en juin 2020, Bob meurt dans un accident (sûrement heurté par une voiture)… et une statue en bronze, créée par la sculptrice Tanya Russsell, lui est consacrée à Islington au nord de Londres (photo ci-dessous puis deux vidéos ci-dessous aussi).
Je modifie un peu le billet pour qu’il entre dans le challenge Les adaptations littéraires (adaptation en livre du vécu + chansons + film) : comme moi, vous pouvez écouter les chansons de James Bowen enregistrées au célèbre Abbey Road Studios de Londres et voir le film consacré à l’histoire de Bob et James Bowen avec Luke Treadaway dans le rôle de James Bowen et Bob qui joue pratiquement toutes ses scènes, le tout est évidemment très émouvant.
Ginkgo, collection L’élan, octobre 2016, 88 pages, 10 €, ISBN 978-2-84679-268-4. Okänt Paris (c’est-à-dire Paris inconnu, 1954) est traduit du suédois par Philippe Bouquet.
Genres : littérature suédoise, récit de voyage, récit social.
Ivar Lo-Johansson naît le 23 février 1901 à Ösmo (sud-est de Stockholm) en Suède. Son premier livre est Vagabondliv i Frankrike (Une vie de vagabond en France) paru en 1927. Il écrit sur les Statares (système créé au XVIIIe siècle qui permettait aux patrons de payer les ouvriers agricoles en nature, c’est-à-dire avec le gîte et le couvert mais de qualité médiocre, système aboli en 1945), sur le sport, l’analphabétisme, la prostitution, entre autres. Il est écrivain et journaliste, romancier, nouvelliste et poète, il fait partie du mouvement de la littérature prolétarienne. Il meurt le 11 avril 1990 à Stockholm et il est enterré au Skogskyrkogården (Cimetière boisé de Stockholm, un peu un Père-Lachaise suédois). Il existe un site officiel et un musée consacrés à Ivar Lo-Johansson (site en suédois mais un accès à sa bibliographie).
Le traducteur, Philippe Bouquet, rédige la préface du livre. Le 26 août 1969, alors assistant de faculté, il met « pour la première fois les pieds à Stockholm » (p. 7) et il est accueilli par un écrivain suédois qui lui offre son livre, dédicacé, Okänd Paris, « C’était la première fois qu’un écrivain me remettait personnellement une de ces œuvres, celui-ci était un étranger et son livre portait sur mon pays, sa capitale, ses lieux et habitants les plus obscurs. » (p. 8), l’accent étant mis « sur le côté ‘ombre’ de la Ville-Lumière. » (p. 10). Malheureusement, ce livre est « amputé des dizaines de photos qui en font partie intégrante car c’est en compagnie du photographe Tore Johnson qu’Ivar Lo-Johansson a effectué ce reportage […]. » (p. 8).
Aux début des années 1920, Ivar Lo-Johansson vient en France pour la première fois, il y vit dans la misère, dans la rue (comme George Orwell quelques années plus tard, en 1928-1929, qui témoigne avec Dans la dèche à Paris et à Londres, paru en 1933) et il publie Vagabondage en France (ou Une vie de vagabond en France) en 1927 en Suède (inédit en français). S’il revient à Paris, 25 ans après, « c’est pour y observer de près le monde de la pauvreté : les mendiants, les prostituées, les vieux dans leurs asiles et les miséreux dans leurs refuges. » (p. 18).
Comme je souhaite présenter ce livre dans Les classiques c’est fantastique avec le thème de juin C’est dans l’art, je souhaite préciser qu’à travers les miséreux qu’il rencontre, l’auteur a à cœur de parler de l’Art et de l’évolution architecturale de Paris. Par exemple, il va sous les ponts en bord en Seine, et il dit que « Dans le Louvre voisin, les riches touristes américains (et suédois) admirent les mendiants qui figurent sur les tableaux de Rembrandt. Mais ceux qui couchent sous les ponts de Seine, ils ne leur jettent même pas un regard, car ils ne sont pas célèbres. » (p. 11). Les clochards ou cloches ont pourtant une belle vue sur la cathédrale Notre-Dame. Souvent leurs nuits se passent à la belle étoile car les bouches de métro et les églises sont fermées. Certains n’étaient pas des clochards mais des chiffonniers mais « Lorsqu’il y aura des vide-ordures partout à Paris, ce sera la fin des chiffonniers. » (p. 27).
En ce qui concerne les « hospices et […] asiles d’indigents et de vieillards » (p. 31) gérés par l’Assistance publique (il y en a 28 à Paris et très peu en province), beaucoup sont d’anciens châteaux avec parc et jardins, des vieilles pierres, mais sans aucune modernité… Et pour les prostituées, ce n’est pas mieux, les bordels ayant fermés, elles se retrouvent sur le trottoir à la merci des maquereaux, des mauvais clients et des maladies vénériennes…
L’auteur parle aussi des Halles, haut-lieu parisien (créé au début du XIIe siècle) dont aucun auteur n’a parlé depuis Zola… et il n’est pas tendre. « Paris a énormément grandi. Les Halles ont suivi le mouvement mais, malgré leur énormité, ce n’est jamais qu’un marché comme un autre et pas des plus modernes. Le ventre de Paris a tellement grandi qu’il est devenu informe et alourdit le corps, déjà colossal, de la ville, entraînant des problèmes de digestion. Les Halles sont mal organisées, peu hygiéniques et constituent une absurdité du point de vue de la circulation. » (p. 51), j’imagine que ça a évolué en bien, j’espère ! D’ailleurs les Halles avaient un peintre attitré, Narcisse Belle (1900-1967, qui était boucher charcutier aux Halles).
Il y a aussi de nombreuses affiches partout dans Paris, bien sûr beaucoup sont artistiques mais l’auteur est stupéfait par celles qui dénoncent l’alcool (il y a pourtant 15400 cafés et bars à Paris, la France est le premier producteur d’alcool au monde et le plus grand consommateur mais l’alcool est considéré comme ‘un criminel en liberté’, cf p. 57), bref on est loin des affiches du Chat noir (cabaret de Montmartre).
Je ne connaissais pas le cimetière des chiens sur une des îles de la Seine. « Il a été fondé par la poétesse Marguerite Durand. C’est l’un des cimetières les plus riches du monde. Trente-cinq mille animaux y sont enterrés, surtout des chiens, mais également des chats, des oiseaux et un lion. » (p. 63). Imaginez des « cyprès et palmiers […] fontaines en forme de têtes de chien […] monuments de marbre […]. » (p. 63), « les photographies et les sculptures […] mausolées […]. » (p. 64). Vous pouvez voir des photos sur le site de la mairie d’Asnière sur Seine ici et ici.
Et puis, bien sûr, il y a le Paris des artistes, Montparnasse d’abord, Saint Germain des Prés ensuite, c’est que les artistes désargentés doivent bouger lorsque le quartier devient trop cher pour qu’ils puissent continuer d’y vivre (on ne parlait pas à l’époque des bobos mais c’était déjà ce phénomène). « Ce sont les villes désertes de l’art, à Paris. C’est cela, la sociologie de l’art. » (p. 69). Mais les artistes peintres, génies ou idiots, vivent dans les même conditions que leurs prédécesseurs (l’auteur cite Gauguin et Renoir), « Ceux qui meurent ainsi de faim et grelottent de froid dans leur mansarde constatent que cela peut arriver. Pourquoi donc n’en irait-il pas de même pour eux ? Le présent est misérable, mais le rêve est riche. » (p. 73).
L’auteur conclut en disant qu’il existe un autre Paris « nettement plus beau, celui de l’art, de l’intelligence, de la belle architecture et des boutiques de luxe. Mais ce n’est pas pour cela que je suis venu ici. Si je choisis le Paris inconnu et le revers de la médaille, ce n’est pas parce que j’ignore la beauté. » (p. 76).
Allez, le Paris des années 50, on y va, boire un café en terrasse ou un verre de vin (blanc le matin, rouge le soir), enfin si on en a les moyens !
Ce petit livre est beau, intelligent, ou quand un Suédois apprend des choses aux Français sur la France, une France qu’ils n’ont pas connue, une France d’après-guerre (années 50) souvent idéalisée mais l’auteur rencontre et raconte le réel. Il est vraiment dommage que les photographies de Tore Johnson (1928-1980) n’aient pas pu être insérées dans ce livre (évidemment ça aurait eu un coût) mais il est possible d’en voir sur internet, en particulier sur Tore Johnson – Bilder från Paris du Nordiska Museet ou sur Tumblr entre autres (d’après ce que j’ai vu, elles sont toutes en noir et blanc).
D’autres titres d’Ivar Lo-Johansson traduits en français : La tombe du bœuf et autres récits (Actes Sud, 1982) et Histoires d’un cheval et autres récits (Actes Sud, 1986), quelqu’un les a lus ?
Je tiens à dire que Ginkgo m’avait envoyé ce livre en 2016 mais que je n’avais pas pu le lire pour des raisons personnelles (séparation, déménagement, problème de santé) et pratiques (en fait il était dans un des 10 cartons de livres non déballés à ce moment-là et je ne l’ai retrouvé que récemment). Merci pour cette belle lecture même si elle arrive 5 ans et demi après !
Voyage en Iran – En attendant l’imam caché de Nedim Gürsel.
Actes Sud, collection Lettres turques, janvier 2022, 176 pages, 21 €, ISBN 978-2-330-16131-6. Mehdi’yi Beklerken Iran’a Yolculuk (2019) est traduit du turc par Pierre Pandelé.
Genres : littérature turque, essai littéraire, récit de voyage.
Nedim Gürsel naît le 5 avril 1951 à Gaziantep (sud-est de l’Anatolie) en Turquie mais il passe son enfance chez son grand-père à Balıkesir (région de Marmara) avant d’être interne au lycée de Galatasaray à Istanbul. Dès le début des années 70, il publie des textes dans des revues littéraires et étudie ensuite les lettres modernes à la Sorbonne à Paris (thèse de littérature comparée sur Louis Aragon et Nâzım Hikmet en 1979). Il partage son temps entre Paris (il est professeur à la Sorbonne et à l’Institut national des langues et civilisations orientales) et Istanbul. Il est auteur de nombreux romans, nouvelles, récits mais je n’ai encore jamais lu cet auteur et je suis contente de le découvrir pour le Printemps de la littérature turque.
Voici le début. « Au retour d’Iran, à l’aéroport Imam Khomeiny de Téhéran, alors que nous patientons pour passer les contrôles de rigueur, j’engage la conversation avec un compatriote. L’homme, dont tout laisse à penser qu’il est un homme d’affaires, me demande la raison de ma présence en Iran. Je lui réponds que je suis venu en touriste, découvrir le pays ; cela semble le plonger dans une certaine perplexité. ‘– Vous n’avez pas trouvé d’autre pays à visiter ? me fait-il. – Vous ne pouvez pas dire ça. C’est une pays fascinant avec une histoire plurimillénaire et un système politique unique en son genre. – Moi je dirais surtout qu’ils sont assis sur un tas d’or et passent leurs journées à glander.’ Je préfère ne pas relever. Je suis encore marqué par mon expérience de l’Iran et mes souvenirs d’enfance qui lui font écho. » (p. 9).
Dans cet essai, Nedim Gürsel raconte son voyage en Iran sur les traces des lieux saints mais aussi des Iraniens, des poètes et de la culture iranienne. Il est parti avec Tijen Burultay, responsable photo du magazine Magma et deux Iraniens. « Sans leur aide, nous n’aurions jamais pu visiter le pays d’un bout à l’autre et découvrir tant de merveilles. Pour des raisons que j’aborderai plus tard, il n’est pas aisé de voyager en Iran ; celui qui part à la rencontre de ces hommes et femmes passant supposément leurs journées ‘assis sur un tas d’or à glander’ s’en trouvera pourtant largement payé en retour. » (p. 10).
Que ceux qui se sentent déçus que je présente un auteur turc parlant de l’Iran dans le Printemps de la littérature turque ne le soient pas parce que l’auteur fait des parallèles, des comparaisons entre la Turquie et l’Iran ; il parle de ses découvertes littéraires aussi bien classiques comme la poésie d’Omar Khayyām, La chouette aveugle de Sādegh Hedāyat ou contemporaine comme le poète Saïd Fekri et Sirènes rouges de Téhéran de Shahzadeh İgual (elle a écrit son roman en turc mais il n’est pas traduit en français) et aussi de la gastronomie (les plats de riz, les confiseries et même les alcools), etc. « Je me contenterai de raconter ce que j’ai vu et compris de l’Iran à la lumière de ce que j’en savais. » (p. 11). Nedim Gürsel a un avis précis : « Je ne pense pas qu’il appartienne à l’État de se mêler de la manière dont ses citoyens s’habillent, de ce qu’ils boivent ou mangent. Mais l’Iran est un pays musulman à nulle autre pareil. Son régime est théocratique mais sa culture, son mode de vie et ses forces vives n’ont rien d’archaïque. Ce n’est pas non plus un pays du Moyen-Orient comme les autres, et j’en ai fait l’expérience tout au long de ce voyage. La culture iranienne, qui remonte à des temps immémoriaux, se réclame d’un passé impérial prestigieux et s’honore d’une littérature qui gagnerait à être connue de tous. » (p. 12).
Alors, vous êtes prêts pour le voyage ? Commençons par Téhéran, ses rues, ses hôtels, ses cafés, ses écrivains avec leur nihilisme et leur mal-être, ses mémoriaux, ses palais, ses librairies et ses bouquinistes, sa censure… « Qu’on m’autorise à rappeler à cette occasion que la censure frappe également en Turquie, même si l’espace laissé à l’amour et aux mœurs y est bien plus large qu’en Iran, en littérature comme dans la vie de tous les jours. » (p. 32).
Nous continuons le voyage ? La région de Khorassan dans le nord-est de l’Iran avec Meched (la deuxième ville du pays) et la petite ville poussiéreuse de Nichapour avec le mausolée d’Omar Khayyām (XIe-XIIe siècles), « J’ai quitté atterré ce bas monde, j’ai trépassé / Mes perles de savoir jamais ne seront plus percées / Faute à la folie des ignorants / Je laisse mille idées irisées qui jamais n’auront essaimé. » (p. 49) et le mausolée de Farīd al-Dīn ‘Attār (XIIe-XIIIe siècles), « mystique auteur du Cantique des oiseaux » (p. 51), « La chaleur vient non du four, mais du feu / La grâce n’est pas une couronne, c’est une pelisse / Ce que tu cherches n’est pas à La Mecque, ni à Qods / Ce que tu cherches, quoi que tu cherches, est en toi. » (p. 55). Puis Tus qui « abrite la dernière demeure du plus grands des poètes iraniens, celui que les Iraniens considèrent comme le sauveur de la langue persane : Firdoussi, né vers 930 et mort aux alentours de 1020 après J.-C. » (p. 57), auteur du Livre des rois (Chāhnāme), « œuvre fleuve comptant pas moins de soixante mille distiques » (p. 57), œuvre que Nedim Gürsel considère comme un « immense récit ‘tolstoïen’ […] où se mêlent guerres et paix, hommes et dieux, […] partiellement inspiré du livre saint des zoroastriens, l’Avesta. » (p. 58).
Direction ensuite Hāfiz et ses jardins dans le sud-ouest de l’Iran, dans « la province du Fārs qui a donné son nom à la Perse. […] le cœur de l’Iran. » (p. 73) sur les traces de Yahya Kemal, poète et écrivain, ou plutôt sur les traces de son poème, La Mort des mystiques (1933). Persépolis, Chirāz, Ispahan… où l’auteur parle beaucoup de Pierre Loti, considéré comme un grand orientaliste (p. 117-118). Je note de lire si possible Le meilleur des jours de Yassaman Montazami dont l’auteur parle avec force (p. 140-144).
Nedim Gürsel emmène ses lecteurs dans un très beau voyage non seulement géographique et religieux mais aussi historique, mythologique, littéraire, poétique avec une plume alerte et érudite mais lisible par tous alors je vous conseille vivement ce récit de voyage sans concession si vous êtes intéressés par la Turquie et l’Iran, ou simplement curieux. J’ai de mon côté appris beaucoup de choses tant aux niveaux mythologique, historique et géographique que littéraire.
Gallimard, collection Hors-série littérature, septembre 2021, 112 pages, 9,90 €, ISBN 978-2-07294-392-8. Notes on Grief (2021) est traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal.
Genres : littérature nigériane, témoignage.
Chimamanda Ngozi Adichie naît le 15 septembre 1977 à Enugu (sud-est du Nigeria) mais elle grandit à Nsukka où son père est professeur de statistiques à l’université. Elle étudie la pharmacologie au Nigeria puis part, à 19 ans, étudier la communication et les sciences politiques à l’université Drexel de Philadelphie (Pennsylvanie, États-Unis) puis à l’Eastern Connecticut State University afin de se rapprocher de sa sœur qui exerçe la médecine (Mansfield, Connecticut). Elle commence à écrire de la poésie, du théâtre, des nouvelles puis des romans et reçoit plusieurs prix littéraires. Ses romans sont Purple Hibiscus (2003), Half of a Yellow Sun (2006) et Americanah (2013). Plus d’infos sur son site officiel.
« In memoriam James Nwoye Adichie 1932-2020 » (p. 9).
2020, confinement dans le monde. La famille Adachie garde le contact grâce aux réunions Zoom sur les téléphones. Les parents se connectent « avec parfois de la friture et de l’écho, depuis Aba, la ville d’origine ancestrale de notre famille, dans le sud-est du Nigeria » (p. 11), deux des enfants se connectent depuis Lagos et trois autres depuis les États-Unis. 7 juin, la famille est réunie par Zoom, le père est fatigué mais il est en bonne santé. 10 juin, le père est mort à l’âge de 88 ans.
L’autrice, 42 ans, mère d’une fillette de 4 ans, vit aux États-Unis et elle est en état de choc. « Le chagrin est un enseignement cruel. On apprend combien le processus du deuil peut être brutal, combien il peut être lourd de colère. » (p. 15). Elle raconte la souffrance vécue dans son cœur et dans son corps, les sensations désagréables. « Ma colère m’effraie, ma peur m’effraie, et quelque part là-dedans il y a de la honte, aussi – pourquoi tant de rage et de frayeur en moi ? » (p. 22), c’est qu’elle ne supporte pas les messages de condoléances qui ne le réconfortent pas du tout. Il y a aussi la culpabilité de n’avoir pas été présente, d’être à l’autre bout du monde et de ne pouvoir se rendre au Nigeria car tous les aéroports sont fermés. Et pourtant parfois, avec son frère Okey resté au pays, elle rit « mais le rire est comme une braise qui ne tarde pas à flamber de douleur. » (p. 39).
Qu’est-ce que le chagrin, comment en parler… « Le chagrin n’est pas vaporeux ; il a du corps, il est oppressant, c’est chose opaque. » (p. 41). Et les souvenirs qui affluent, intenses, tendres, drôles, douloureux… Nigérian de l’ethnie igbo, le père, James donc, était le premier professeur universitaire de statistiques du pays, il était intelligent mais simple, il n’était pas cupide, pas matérialiste, il était ouvert d’esprit et avait le sens du devoir, « il négociait, transigeait, prenait des décisions, posait des règles, maintenait l’unité de la famille. » (p. 64-65). C’était assurément un homme bien et intègre et la façon dont Chimamanda Ngozi Adichie en parle me touche. Malheureusement, à cause du covid, son corps est placé en chambre mortuaire et les obsèques sont sans cesse repoussées…
Une paragraphe qui m’interpelle. « Cet homme n’est pas un bon professeur, a-t-il dit, pas parce qu’il ne savait pas résoudre le problème, mais parce qu’il n’a pas dit qu’il ne savait pas. Est-ce pour cela que je suis devenue quelqu’un qui a assez confiance en soi pour dire ‘je ne sais pas’ quand je ne sais pas ? Mon père m’a appris qu’on n’a jamais fini d’apprendre. » (p. 52). Sur cette dernière phrase, je suis totalement d’accord mais pour ce qui est dit avant, je me demande bien, moi qui ne me sens pas confiante pourquoi je sais dire ‘je ne sais pas’.
C’est la première fois que le lisais cette autrice nigériane-américaine mais dont j’avais déjà entendu parler. Notes sur le chagrin est une lecture à la fois belle et éprouvante parce qu’elle émeut profondément et met le lecteur face à la mort d’un proche sur fond de pandémie. Et comme tout le monde a vécu cette pandémie, tout le monde est concerné même ceux qui n’ont pas perdu directement un être aimé. L’amour de Chimamanda Ngozi Adichie pour son père, les souvenirs et la rage d’être si loin à ce moment précis sont bouleversants. Elle fait aimer ce père, cet homme, ce professeur que le lecteur ne connaît pas mais qu’il gardera assurément dans un coin de sa mémoire.
Je lirai d’autres titres de Chimamanda Ngozi Adichie. En avez-vous un à me conseiller ?
Philippe Rey, septembre 2021, 144 pages, 16 €, ISBN 978-2-84876-891-5.
Genres : littérature française, récit, roman.
Mérédith Le Dez naît en 1973 en Haute-Saône (Franche-Comté) mais elle vit à Saint-Brieuc (Bretagne). Elle est romancière et poétesse et a tenté l’édition et la librairie (expériences dont elle parle dans Un libraire).
Mérédith Le Dez rend un vibrant hommage à Jacques Allano, libraire à Saint-Brieuc en Bretagne, fondateur de la librairie Le Pain des Rêves, mort en mai 2020. « […] sur les pas du libraire et de l’ami perdu, remontons le temps. Redonnons vie à nos fantômes, fantômes de ceux que nous avons connus, êtres de chair et de sang ; et fantômes des personnages qui nous ont hantés, de papier et d’encre. » (p. 14).
Anecdotes, souvenirs, émotion. Les personnages réels et les personnages de fiction sont tous des personnages qui nous accompagnent dans notre vie.
Jacques Allano et Mérédith Le Dez (source internet)
« Jacques Allano. Un libraire. Une figure. Un personnage. Une légende. Mais un serviteur avant tout, humble et tenace : un homme qui était sorti de sa retraite pour, dans sa soixante-dixième année, reprendre du service dans cette librairie, sa vie, son œuvre, pour éviter qu’elle ne fermât, faute de successeur et faute de salariés. » (p. 19).
Dans cette librairie qu’elle fréquente depuis quinze ans et avec ce libraire qui est devenu un ami, elle va travailler pendant neuf mois, délaissant le roman qu’elle avait commencé à écrire. Neuf mois, il y a quelque chose de charnel dans la relation avec la librairie, avec les livres, avec la lecture. Parce que « ce monde, la librairie, était essentiel. » (p. 20). Oui, vous avez bien lu, essentiel.
Après la mort de Jacques, elle veut écrire, le raconter, (le rendre immortel ?), mais « Comment écrire en engageant ma seule parole pour témoigner de sa vie, toute une vie de libraire. Comment faire avec les trous, les lacunes, les mystères, les contradictions. Comment faire avec mon chagrin. » (p. 26). Ce ne sont pas des questions, ce sont des faits, Jacques est mort, Jacques s’est suicidé.
Voici un extrait d’une des lettres : « Jeudi 3 décembre 2020. Cher Jacques, Les livres sont nos paysages. Pendant quelque temps, après ta mort, quand à mon tour j’ai déserté la librairie, j’ai cessé d’y voyager. J’ai cru même n’y plus revenir, définitivement rouillée, et puis peu à peu, non sans effort, le seul peut-être que j’étais capable de produire, de nouveau j’y suis entrée. » (p. 63). Et d’une autre lettre, parce que, parfois, les jours de pluie, on est plus pessimiste. « Jeudi 10 décembre 2020. Cher Jacques, […] On peut mourir de chagrin. On peut crever de solitude, c’est donc vrai, Jacques. On a beau le savoir, on a beau faire tout pour l’empêcher, c’est elle, la solitude, la mort, qui a le dernier mot. » (p. 83-84).
J’ai appris que les habitants de Saint-Brieuc s’appellent les Briochins, j’aime beaucoup, ça fait gourmand ! Mais je n’oublie pas que ce livre, ce récit douloureux est « Une tragédie du confinement, voilà ce qui s’est horriblement joué. » (p. 112). Heureusement « La littérature n’est pas morte […]. » (p. 73).
Un libraire m’a beaucoup touchée, c’est un roman fort et bouleversant, un récit ancré dans cette période difficile mais en même temps empreint d’une grande pudeur et d’une belle poésie. Repose en paix, Jacques Allano.
Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 30, un roman qui se passe en huis-clos, dans une librairie il n’y a pas mieux !) et Challenge lecture 2022 (catégorie 6, un livre dont le titre comporte un métier, libraire quel beau métier !).
Actes Sud, collection Domaine français, avril 2021, 112 pages, 9,80 €, ISBN 978-2-330-14905-5
Genres : littérature française, récit.
Joseph Andras – de son vrai nom Romain Mercier – naît en 1984. Il vit au Havre en Normandie. Un premier roman en 2016 : De nos frères blessés (Prix Goncourt du premier roman) que j’avais repéré mais pas lu. Un livre-disque en 2017 : S’il ne restait qu’un chien avec le rappeur slameur D’ de Kabal. Puis un deuxième roman en 2018 : Kanaky – Sur les traces d’Alphonse Dianou, pour lequel il est parti en Nouvelle-Calédonie. Je ne connaissais pas cet auteur mais j’ai très envie de lire Ainsi nous leur faisons la guerre paru également en avril 2021 mais qui, lui, traite de la cause animale.
L’auteur, depuis la rue de Charonne, part sur les traces de Hô Chi Minh avant qu’il ne soit Hô Chi Minh, c’est-à-dire lorsqu’il était à Paris (dès 1917 ou 1918, les sources varient) sous le nom de Nguyên Tât Thanh « tout juste débarqué de Londres, ‘incognito’ dans un garni. » (p. 16) puis sous le nom de Nguyên Ai Quôc (175 noms différents ont été répertoriés !) et qu’il a créé le Groupe des patriotes annamites.
Né à Hoang Trù, un village au nord du Vietnam, le jeune homme a travaillé sur des bateaux pendant des années ce qui lui a permis de voyager (Europe, Afrique, Amérique) avant de s’installer à Londres puis à Paris. Comme il était en situation illégale, il changeait régulièrement de nom et de lieu de résidence donc, cent ans après, il n’est pas facile de retrouver des traces sérieuses mais il ressemblait à « la version vietnamienne de Charlie Chaplin » (p. 27) et il était fortement surveillé par la police.
« Sur une carte de Paris – échelle un vingt millième –, tu as signalé d’une pastille de couleur l’ensemble des lieux dont on a indice ou preuve qu’il les fréquenta. Si la capitale sur lui se tait, mutique sous tes pas, au moins as-tu ceci : curieuse constellation sur le plat du papier. » (p. 36). Avec cet extrait, vous voyez que l’auteur se tutoie lui-même ce qui m’a surprise au début de la lecture mais je m’y suis habituée !
Nguyên Ai Quôc était fasciné par la révolution bolchevique. Juillet 1920. « C’était donc un jour d’été à Petrograd et Lénine parla des colonies. Pillées, massacrées par une poignée d’États et d’affairistes. Il parla de la révolution soviétique qui gagnerait à se propager en Orient, en Asie, aux quatre coins du monde. Il parla des soixante-dix pour cent de l’espèce humaine, tributaires, captifs, face contre terre, que les bolcheviks aspiraient à représenter. Il dit la révolution prolétarienne universelle, il dit ces trois mots et tu imagines la fierté qui dut l’étreindre lorsqu’il les prononça devant les délégués, plus de deux cents de partout venus, de Bulgarie de France d’Inde de Corée du Mexique, pour assister au second congrès de l’Internationale communiste. » (p. 59).
Et un jour Nguyên Ai Quôc disparut des radars de la police française pour réapparaître Hô Chi Minh dans son pays d’origine. Lors de son périple dans Paris, l’auteur note les endroits correspondants au passé (comme les barricades) ou ceux correspondants au présent (comme les attentats de 2015), des lieux parfois oubliés ou méconnus mais ayant vécu l’Histoire. Ce récit a été rédigé de l’hiver 2017 à l’été 2020 soit près de trois ans de travail.
Au loin le ciel du Sud est à la fois un récit historique (empreint de poésie) et un récit politique. Malheureusement on sait dans quels abîmes, le jeune homme chétif et insignifiant (adjectifs empruntés au récit, il y en a d’autres) a plongé le peuple qu’il voulait délivrer (à juste titre) de la colonisation… L’auteur s’efface tellement lui-même devant l’Histoire et le personnage qu’il se tutoie tout du long. Son récit précis, documenté et rythmé est vraiment agréable à lire même si on apprend finalement peu de choses sur le jeune Annamite qui a vécu à Paris comme s’il était pratiquement invisible bien qu’étroitement surveillé. À noter qu’en 2019, Joseph Andras a préfacé Ho Chi Minh. Écrits et combats d’Alain Ruscio paru chez Le temps des cerises.
Je suis toujours surprise lorsque je lis un livre et qu’il ne rentre dans aucun challenge !