Électre à La Havane de Leonardo Padura

Électre à La Havane de Leonardo Padura.

Métailié [lien vers l’édition poche], collection Suites, avril 1998, 230 pages, 8,54 €, ISBN 978-2-86424-323-7. Máscaras (1997) est traduit de l’espagnol (Cuba) par René Solis et Mara Hernández.

Genres : littérature cubaine, roman policier.

Leonardo Padura naît le 9 octobre 1955 à La Havane à Cuba. Il étudie la littérature hispano-américaine et le latin à l’Université de La Havane. Il est journaliste, critique littéraire, scénariste et activiste. Il commenc à écrire des romans policiers (avec le lieutenant Mario Conde, entre autres) dans les années 1990. Máscaras reçoit le Prix Café Gijon 1995 et le Prix Hammet 1998. Malheureusement je n’ai pas pu avoir Pasado perfecto (1991) et Vientos de cuaresma (1994) qui sont les deux premiers tomes de la série Mario Conde – Les quatre saisons, Máscaras (1997) étant le troisième et Paisaje de otoño (1998) le quatrième.

Déjà, je tiens à vous dire que je ne suis pas sûre d’avoir déjà lu Leonardo Padura mais je pense que c’est sûrement mon premier titre de lui. Je suis prise dès le début par sa description de la ville, des gens et des animaux avec la chaleur et la poussière de ce mois d’août 1989. « La chaleur écrase tout, tyrannise le monde, ronge ce qui peut être sauvé et ne réveille que les colères, les rancunes, les envies, les haines les plus infernales, comme si son but était de hâter la fin des temps, de l’histoire, de l’humanité et de la mémoire… » (p. 13). D’où l’affreux crime commis ?

Bien que suspendu parce qu’il s’est bagarré avec un autre lieutenant, le lieutenant Mario Conde doit s’occuper d’une enquête : un travesti, Alexis Arayán Rodríguez, a été retrouvé mort dans le Bois de la Havane. Le rouge (la longue robe, le châle, le rouge à lèvres et le vernis à ongles) interpelle Conde. Pourquoi la victime ne s’est-elle pas défendue ? « Alors, il n’y a pas eu de lutte ? – S’il y en a eu, ça s’est passé seulement en paroles. On ne voit apparemment aucune traces sur les ongles du mort. Je te ferai un rapport pour confirmer… Mais il y a un autre mystère : l’assassin a commencé par traîner le cadavre dans cette direction, tu n’as qu’à regarder l’herbe, comme s’il allait le jeter dans le fleuve… Mais il l’a tout juste déplacé de deux mètres. Pourquoi ne l’a-t-il pas jeté dans la rivière si c’est la première chose à laquelle il a pensé ? » (p. 35).

L’assassin est-il Alberto Marqués Basterrechea, l’ami chez qui Alexis habitait ? « homosexuel avec une longue expérience de prédateur, politiquement apathique, idéologiquement tordu, être conflictuel et provocateur, attiré vers l’étranger, hermétique, précieux, consommateur potentiel de marihuana et d’autres drogues, protecteur de pédés paumés, homme à la filiation philosophique douteuse, petit-bourgeois rempli de préjugés de classe, selon la classification sans appel d’un manuel moscovite d’évaluation des techniques et procédés d’un réalisme socialiste… Cet impressionnant curriculum vitae était l’aboutissement des rapports écrits, conjugués, résumés et même cités textuellement, de plusieurs informateurs […]. » (p. 41). Cet Alberto Marqués est surtout dramaturge, metteur en scène et jeté aux gémonies depuis la révolution cubaine.

Je note dans ce roman beaucoup de souvenirs, de nostalgie tant du côté de Conde que des autres personnages. Par exemple, Marqués raconte un voyage à Paris durant lequel il a aperçu un travesti tout en rouge ce qui lui a donné l’idée de la robe rouge pour le rôle d’Électra Garrigó (d’où le titre) en 1971. Or, Alexis était bien homosexuel mais il n’était jamais sorti dans la rue habillé en femme, « Il était trop timide et cérébral pour cela, et plutôt refoulé […] je n’aurais jamais imaginé qu’il eut l’audace nécessaire pour se travestir » (p. 53). C’est que les personnages de la génération de Conde ont vu leur destin brisé par la guerre ou la politique, par exemple Conde aurait voulu devenir écrivain mais le club de son lycée a été fermé car il ne correspondait pas aux valeurs socialistes. Les choses ont bien changé (quoique…) et j’ai eu l’impression que l’auteur réglait certains comptes (mais je ne connais pas assez son œuvre pour en être sûre).

Néophyte en la matière, j’ai appris en même temps que Conde les rudiments du transformisme et aussi de la Transfiguration qui est tout autre chose. En tout cas, ce roman policier est aussi un roman sexuel, social et politique. Ce qu’il y a de bien avec les masques, c’est qu’on peut en changer mais… attention quand ils tombent !

J’ai repéré quelques fautes… « un tremblement fugace dans les mains de la noire quand qu’elle les approcha » (p. 39, « Un amis l’a appris » (p. 44), « s’ils étaient prêts réviser leur attitude dans l’avenir » (p. 106), « C’est l’intérêt qui te faire dire ça » (p. 132), « il ne sait pas comment tout cela arrivé » (p. 214).

Je lirai d’autres titres de Leonarda Padura, sans urgence, mais si vous avez un titre précis à me conseiller !?

Bon, petit problème : en février c’est le Mois du polar et le Mois Amérique latine mais, prise par mon travail et le quotidien, j’ai laissé passer la première semaine de février puis je n’ai rien lu pour ces deux mois durant plus de dix jours alors il est temps que je m’y mette avant le 28 et le meilleur moyen, c’est de faire d’une pierre deux coups avec un roman policier d’Amérique latine ! J’ai même emprunté un deuxième livre (un roman policier chilien) au cas où j’ai aussi le temps de le lire.

Cette lecture entre aussi dans ABC illimité (lettre L pour prénom), Bingo littéraire d’Hylyirio (case 19, un livre qui se passe sur une île), Challenge lecture 2023 (catégorie 8, un roman dont l’histoire se passe sur une île), Petit Bac 2023 (catégorie Lieu pour La Havane), Polar et thriller 2022-2023, Tour du monde en 80 livres (Cuba) et Un genre par mois (je n’ai lu que des drames pour ce challenge en février).

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En un combat douteux… de John Steinbeck

En un combat douteux… de John Steinbeck.

Folio, n° 228, octobre 1972, 384 pages, 9,20 €, ISBN 978-2-07036-228-8. In Dubius Battle (1936) est traduit de l’américain par Edmond Michel-Ty.

Genres : littérature états-unienne, roman social, drame.

John Steinbeck naît le 27 février 1902 à Salinas en Californie (États-Unis). Son père est d’origine allemande et sa mère d’origine irlandaise. Comme l’été, il travaille dans les ranchs voisins, il découvre la vie des travailleurs agricoles itinérants et leurs difficultés. Il étudie la littérature anglaise à l’Université Stanford à San Francisco. Il a une vie riche en expériences professionnelle et humaine. Il écrit plusieurs romans et nouvelles (prix Nobel de littérature en 1962) ainsi que des récits et reportages. Il meurt le 20 décembre 1968 à New York.

Années 1930, États-Unis. Après avoir perdu son père et sa mère, avoir fait de la prison injustement, Jim Nolan abandonne tout et décide d’entrer au parti. « J’ai coupé les ponts entre moi et mon passé. Je veux commencer une nouvelle vie. » (p. 18). Jim veut faire quelque chose d’utile, quelque chose qui ait un sens, ne plus être une victime. Il rejoint la planque de Mac et devient dactylographe mais ce qu’il veut, c’est « être envoyé en mission de propagande » (p. 35).

Sa première mission sera justement avec Mac, grimper dans le wagon vide d’un train de marchandises, récolter des pommes dans la vallée de Salinas en Californie, organiser les ouvriers mal payés, et au passage aider à un accouchement. « […] il y en a trop qui ont crevé de faim […] ; peut-être trop de patrons qui on exploité leurs ouvriers. Je ne sais pas. Je sens ça sous ma peau. » (le vieux Dan, p. 78).

Les ouvriers agricoles, mécontents de la baisse des salaires pour la récolte des pommes, savent que ce sera pire pour la récolte du coton qui vient après, ils commencent à parler, la tension monte… d’autant plus que le vieux Dan, 71 ans, est tombé d’une échelle dont deux barreaux se sont cassés (c’est ça le matériel qu’on leur donne pour travailler ?).

Mac, sous prétexte d’organisation, n’hésite pas à jeter de l’huile sur le feu, à considérer les dommages collatéraux comme normaux… Je comprends le combat social qu’ont mené ces hommes mais ils se fichaient complètement des pertes humaines, seul le résultat comptait… « Il faut que nous nous montrions habiles, impitoyables, et que nous agissions rapidement. […] Nous pouvons réussir si les hommes consentent à se serrer les coudes. Les propriétaires n’en mèneraient pas large. » (Mac, p. 140). Après qu’il y ait eu un mort et que Mac veuille en profiter : « Nous en avons besoin pour exciter nos hommes, pour les tenir. Ça les rapprochera ; ils auront une raison de combattre. – Salaud ! ricana Dakin. Vous n’avez donc pas de cœur. Vous n’avez qu’une idée en tête : la grève ! » (Mac puis Dakin, p. 188) et « S’ils viennent avec des fusils, […] ils vont nous tuer des hommes. […] – Ce ne serait pas mauvais […]. Supposons qu’ils tuent des hommes. Ce serait avantageux pour la cause. À chaque victime correspondraient dix recrues. […] » (Jim puis Mac, p. 356). Alors on comprend bien le titre, un combat douteux…

Mais, d’un autre côté, à propos des ‘vigilants’, « Ceux qui ont brûlé les maisons d’Allemands pendant la guerre. Ceux qui lynchent les nègres. Ils sont cruels à plaisir. Ils aiment faire du mal, et ils appellent ça d’un joli nom, patriotisme, ou protection de la Constitution. Les patrons se servent d’eux et leur disent : ‘Il faut protéger le gens contre les communistes.’ Alors, ils brûlent les maisons et torturent les gens, sans courir de danger. C’est tout ce qu’il leur faut. Ils sont lâches. Ils tirent embusqués ou ils attaquent les autres à dix contre un. C’est ce qu’il y a de pire au monde, cette race. » (Mac, p. 191).

Ce roman est considéré comme le premier de la trilogie des romans sociaux de Steinbeck ou trilogie du travail (Labor Trilogy) car suivent Des souris et des hommes (1937) et Les raisins de la colère (1939). Donc je suis contente d’avoir commencé par En un combat douteux et je remercie tadloiduciné (qui officie sur le blog de Dasola) de m’avoir conseillé ce titre. L’auteur avance peu à peu et emmène ses personnages et ses lecteurs jusqu’au bout du drame, du tragique.

Steinbeck décrit le désespoir et la colère des ouvriers abusés par le système patronal, méprisés par les ‘honnêtes gens’, battus et enfermés par des policiers ou des milices violents et vicieux… Les descriptions (personnages et paysages) sont incroyables, les personnages sont tous différents et paraissent bien réels, les dialogues sont très bien menés et j’ai apprécié le discours (la pensée) du docteur Burton (chapitre 8), il se pose des questions, il veut aider mais il n’est pas dupe… Mac sert-il la cause des pauvres gens ou se bat-il pour une idéologie qui se moque des gens et des pertes ?

Adaptation au cinéma : In Dubious Battle (en français, Les insoumis) réalisé par James Franco en 2016 (bande annonce ci-dessous, en VF, je n’ai pas trouvé en VOST).

J’ai lu ce roman exprès pour Les classiques c’est fantastique #3 car le thème de janvier est ‘Jamais sans mon Steinbeck’ mais il entre aussi dans 2023 sera classique, ABC illimité (lettre J pour prénom), Challenge lecture 2023 (catégorie 41, un livre dont on n’aime pas la couverture, je n’aime pas cette couverture parce qu’elle ne correspond pas du tout au contenu du roman, on pense plutôt à des ouvriers dans l’industrie, plutôt pétrolière, alors que le roman raconte la grève d’ouvriers agricoles dans des vergers…) et Tour du monde en 80 livres (États-Unis).

La poule et son cumin de Zineb Mekouar

La poule et son cumin de Zineb Mekouar.

JC Lattès, collection La grenade, mars 2022, 280 pages, 19 €, ISBN 978-2-70966-743-2.

Genres : littérature marocaine, premier roman.

Zineb Mekouar… Peu d’infos sur cette nouvelle autrice… Les infos de l’éditeur : elle naît en 1991 à Casablanca et vit à Paris depuis 2009.

Décembre 2011, Casablanca. Fatiha a cédé aux avances de Soufiane qui devait lui faire rencontrer ses parents et l’épouser, « c’est lui qui a voulu faire l’amour « comme il faut » et pas seulement « par derrière », comme ils le font d’habitude. » (p. 14) mais lorsqu’elle lui annonce qu’elle est enceinte, c’est la débâcle… « jamais ses parents n’accepteront cette union puisque Fatiha n’est pas vierge, que l’enfant sera un enfant du péché » (p. 15). Ça me fait penser à Que sur toi se lamente le Tigre d’Émilienne Malfatto.

Kenza s’est séparée d’Alexandre et quitte Paris pour rentrer à Casablanca. Elle est reconnue car elle est la petite-fille du wali (ancien gouverneur) de Casablanca, Sidi Abbas Chérif Falani. Ses parents sont morts jeunes dans un accident d’avion et ses grands-parents se sont occupés d’elle.

En fait, Fatiha et Kenza se connaissent : Fatiha est la fille de Milouda, une Berbère au service des grands-parents de Kenza et, malgré leurs conditions différentes, elles ont grandi ensemble. « Cet enfant et sa génération ne doivent pas oublier que, s’ils sont les enfants de la décolonisation, ils sont aussi les petits-enfants de la colonisation ! Mamizou [la grand-mère] est restée calme, impassible. C’est exactement ce que je souhaite, qu’elle oublie. » (p. 47).

Kenza de retour veut revoir Fatiha mais « Elle ne me répond pas. » (p. 76). Des presque sœurs que la vie a séparé.

La sexualité est taboue et il y a beaucoup d’hypocrisie : des viols comme celui de Rkia, l’amie de Fatiha qu’on ne reverra jamais, ou celui de Fatiha par Karim repoussé par Kenza à qui il a dit « Si c’est pour la virginité, on peut le faire par derrière, pas de problème. » (p. 122), je ne suis pas naïve, je sais ça depuis des décennies, des copines maghrébines m’ayant expliqué, et de nombreuses femmes de pays arabes musulmans en parlent maintenant ou l’écrivent mais je trouve ça très hypocrite de la part des hommes.

Et puis, il y a aussi la montée du radicalisme et les terroristes (les barbus comme les appelle la grand-mère de Kenza), « Ne les appelle pas musulmans, ce sont des terroristes. Ces barbus n’ont pas la même religion que mes ancêtres. » (p. 102).

L’image que je retiendrai : ça s’arrange pour Fatiha grâce au docteur Garcia. « Tu as dégoté la poule et son cumin. » (p. 252), à vous de lire ce roman pour comprendre cette expression ! Un premier roman agréable à lire mais j’ai trouvé qu’il était trop répétitif et qu’il brassait un peu trop de choses sans aller au fonds des faits de société comme la polygamie, la tentative d’égalité hommes femmes, les clichés fille de riches fille de pauvres mais peut-être ce clivage est-il réel et ce roman a le mérite de parler du Maroc actuel et de la sexualité sans faux semblants. La poule et son cumin a été parmi les six finalistes du Goncourt du premier roman mais il n’a pas réussi à me convaincre à 100 %.

Pour ABC illimité (lettre Z pour prénom, 1ère lettre que je termine !), À la découverte de l’Afrique (Maroc) et Un genre par mois (amour en décembre).

Nézida de Valérie Paturaud

Nézida : le vent sur les pierres de Valérie Paturaud.

Liana Levi, mai 2020, 192 pages, 17 €, ISBN 979-10-349-0256-9. Il est sorti en poche : Piccolo, n° 169, septembre 2021, 224 pages, 9 €, ISBN 979-10-349-0445-7.

Genres : littérature française, premier roman.

Valérie Paturaud « a exercé le métier d’institutrice dans les quartiers difficiles des cités de l’Essonne après avoir travaillé à la Protection judiciaire de la jeunesse. Installée depuis plusieurs années à Dieulefit, elle s’intéresse à l’histoire culturelle de la vallée, haut-lieu du protestantisme et de la Résistance. Avec son premier roman, Nézida […], elle signe un récit polyphonique intense et émouvant. » Source : éditeur, aucune autre info trouvée. Par contre, elle habite dans la Drôme, à Dieulefit donc, à moins de 70 km de Valence, alors peut-être que je la rencontrerai lors d’une rencontre en librairie ou dans un salon littéraire !

Nézida est alitée, à ses côtés un berceau avec un bébé silencieux. Une jeune fille prend soin d’elle en attendant… « le médecin viendra, ce soir, accompagné du pasteur, peut-être. » (p. 14).

Nézida naît le 18 novembre 1856 à Comps dans la Drôme dans une famille protestante. Ses parents, Suzanne et Pierre Cordeil, ont une petite ferme avec le grand-père, ils cultivent des noix et des châtaignes et élèvent quelques bêtes (des chèvres puisqu’ils font du fromage, ah le picodon !, des moutons, des vaches et des poules aussi). Plus tard naissent ses deux frères, Paul le 19 septembre 1859 et Jean-Louis dit Léopold le 10 mars 1862. Nézida est mal aimée de ses parents qui préfèrent Paul, leur fierté (avant qu’il ne les déçoive car il veut étudier et lire comme sa sœur). C’est une enfant silencieuse, discrète, qui n’a qu’une amie, Joséphine née le 28 mars 1857, mais s’entend très bien avec son grand-père qui l’emmène en balade avec le chien et lui prête des livres.

« Les années passèrent, j’eus bientôt l’âge de fréquenter les cabarets du village comme les autres hommes. » (Paul, p. 23). Là, les informations circulent avec « les hommes de passage » (p. 23) et Paul reçoit avec avidité des nouvelles politiques et autres informations qui changent des histoires familiales du village de Comps aux veillées du soir. Il y a une vie, ailleurs, dans la Drôme mais aussi dans le Dauphiné et en Provence. « La période était riche en événements et je peux dire que mon intérêt pour la politique est né à cette époque. » (Paul, p. 24), pas du tout ce que ses parents ont prévu pour lui puisqu’en tant que fils aîné, il doit reprendre la ferme !

« L’un de mes plus jolis souvenirs avec elle ? C’est une odeur de violette et de terre sous les ongles, d’avoir arraché à mains nues des fleurs nouvelles avec leurs racines. » (Joséphine, p. 30). Elles allaient ensuite vendre ces fleurs le dimanche au marché de Dieulefit (environ 8 km à pieds).

Nézida a plus de 25 ans et n’est toujours pas mariée, contrairement aux autres filles du village qui ont déjà plusieurs enfants… Elle aide les enfants d’ailleurs, à l’école, avec l’instituteur de son enfance. « Comme je l’ai dit, après avoir été une très bonne élève, Nézida a continué à venir régulièrement à l’école pour me seconder. » (Jean-Antoine Barnier, p. 42). Alors qu’il y a souvent des différends entre catholiques et protestants au village, l’instituteur est étonné par le comportement et les avis de Nézida. « Tant de tolérance chez une jeune femme qui n’avait jamais quitté notre campagne m’impressionnait. Son intuition, sa logique, sa vision des réformes nécessaires pour la formation des enfants, futurs citoyens, m’étonnaient. Son intelligence palliait l’absence d’expérience. » (Jean-Antoine Barnier, p. 45).

« Seul son grand-père avait droit à ses sourires. […] Maintenant, avec le recul, je crois qu’elle l’aimait surtout car il était le seul à prendre le temps d’écouter les découvertes qu’elle faisait dans ses livres. Il l’encourageait, la félicitait pour sa lecture parfaite et sa belle écriture. Je n’osais rien dire. » (Suzanne, p. 54) qui explique pourquoi elle n’a pas pu s’attacher à sa fille.

Le père de Nézida est fier que sa fille soit allée à l’école plus longtemps que les autres et qu’elle ne soit pas obligée d’aller travailler dans les industries de la soie [un des thèmes du premier roman Mémoire de soie d’Adrien Borne, coup de cœur en février 2021]. Mais il aimerait que sa fille se marie… Avec un gars du village, par exemple Isidore, le fils du métayer du château, un bon gars, solide et travailleur, mais qui n’a jamais osé faire sa demande… Au lieu de ça, Nézida a rencontré Antonin Soubeyran au mariage d’une cousine à Dieulefit. Un Lyonnais issu d’une famille bourgeoise…

« Ce fut la première fois que j’entendis son prénom. J’en avais imaginé plusieurs que son souvenir m’avait inspirés. Je n’avais jamais entendu celui-là. Unique, comme elle. » (Antonin, p. 77) et, après un des premiers rendez-vous à Dieulefit, « Plus tard, Nézida m’a avoué être revenue chez elle à pied en chantonnant, légère, heureuse, pleine de projets, sans inquiétude ni crainte. Oui, beaucoup plus libre que moi face aux réactions familiales ! Je l’ai si souvent admirée pour sa capacité à choisir sa vie, à affirmer ses choix. » (Antonin, p. 79-80). Nézida et Antonin se sont « mariés le 15 septembre 1883 à la mairie, puis au temple de Comps. » (p. 80).

« À Lyon, nous étions libres de nos choix, de nos fréquentations. Dans notre vie professionnelle, dans nos activités sportives, les relations humaines sont régies par d’autres critères : l’origine sociale et géographique, les études… » p. 85), Henry explique bien la différence entre les villages très attachés à la religion, les catholiques d’un côté, les protestants de l’autre, alors qu’à Lyon où ils ont étudié et où ils travaillent, son frère Antonin et lui sont anonymes parmi d’autres anonymes et la religion n’a pas (tant) d’importance.

Nézida et Antonin sont heureux, elle s’est engagée rapidement à l’entraide protestante, elle attend un enfant et souhaite ensuite s’inscrire à l’école d’infirmières avec sa nouvelle amie lyonnaise, Camille. « Une femme pouvait être ambitieuse, volontaire et libre. » (Henry, p. 90). Nézida a un bel avenir devant elle ! « Nous nous sentions utiles, mais pas seulement : nous apprenions, nous réfléchissions, nous étions intellectuellement satisfaites. » (Camille, p. 99).

« Je ne savais pas, ne l’ayant pas appris, qu’une femme pouvait désirer plus et autre chose que la maternité. Je pensais que ce serait pour elle un aboutissement. Elle allait trop vite et trop fort pour un homme comme moi, prisonnier des carcans de la religion et de la morale. » (Antonin, p. 164).

En fait, comme vous avez pu vous en rendre compte avec les extraits (je tenais à citer plusieurs personnes), Nézida est un roman choral et chaque chapitre est raconté par un de ses proches, ses frères Paul et Léopold, son amie Joséphine, le maître d’école Jean-Antoine Barnier, sa mère Suzanne, son prétendant Antonin Soubeyran et les deux frères d’Antonin, Ovide et Henry, Camille.

Chacun a ses propres souvenirs avec Nézida et sa propre vision de qui elle est en réalité ou dans leur imagination (ou leurs certitudes).

L’autrice raconte tout, le moindre détail, le moindre geste, ça m’a surprise au début, je me suis dit que la lecture allait être longue mais, en fait, ça coule tout seul, c’est fluide, c’est beau et passionnant. Cerise sur le gâteau, je ne suis généralement pas fan du roman choral mais celui-ci, je l’ai vraiment bien apprécié et je vous le conseille (vous découvrirez la région dans laquelle je vis, même si ça a changé en plus d’un siècle !).

Qui l’a lu ? : Alex, d’autres ?

Pour Petit Bac 2022 (catégorie prénom avec Nézida).

Les quatre fils d’Ève de Vicente Blasco Ibáñez

Les quatre fils d’Ève de Vicente Blasco Ibáñez.

La Revue de Paris, 1922, 45 pages (lecture numérique). Los cuatro hijos de Eva (1921) est traduit de l’espagnol par Georges Hérelle.

Genres : littérature espagnole, novella, classique.

Vicente Blasco Ibáñez naît le 29 janvier 1867 à Valence (Espagne). Il étudie le droit dès 1882 et publie son premier texte dans une revue de Valence puis, à Madrid, il fonde le journal fédéraliste La Revolución en 1887 et publie Fantasías (son premier livre). Écrivain, journaliste et homme politique, il est considéré comme l’un des plus grands romanciers de langue espagnole (avec ses romans de style naturaliste, il est comparé à Émile Zola). Il fonde le blasquisme (mouvement idéologique populiste et républicain, anticlérical et qui appelle à l’insurrection) et le journal El Pueblo en 1894. Il publie de nombreux romans entre 1892 et 1929 (plusieurs sont adaptés au cinéma) et il est invité pour des conférences en Europe et en Amérique (en particulier en Argentine et aux États-Unis). Il s’exile en France en 1925 et meurt à Menton (France) le 28 janvier 1928.

Durant l’hiver en Europe, des migrants, des Espagnols et des Italiens pour la plupart, partent moissonner chaque année en Argentine. Malgré le prix du voyage, ils gagnent plus là-bas (6 pesos par jour) que dans leur pays (quelques centimes). Les propriétaires argentins [les] appellent ‘hirondelles’ » (p. 3). Le tio (oncle) Correa, un Espagnol qui travaille en Argentine depuis trente ans, est « l’oracle des moissonneurs espagnols » (p. 4), un patriarche respecté mais ce jour-là, un homme avait eu le bras broyé et il resterait handicapé à vie. Alors Correa se lamente et se plaint…

« Le mal est sans remède. Il y aura toujours des riches et des pauvres, et ceux qui sont nés pour servir les autres doivent se résigner à leur triste sort. Ma grand’mère le disait bien, et pourtant elle était une femme : c’est la faute d’Ève s’il n’y a pas d’égalité dans le monde ; et nous, qui passons rageusement notre vie à servir et à engraisser les autres, c’est la première femme que nous devons maudire pour la servitude à laquelle elle nous a condamnés. Mais quel est le mal qui n’a point pour cause les femmes ? » (p. 6). Il faut bien un(e) coupable quelle que soit l’époque…

Mais pourquoi Ève ? Remontons à l’époque où Adam et Ève sont « chassés du Paradis terrestre et condamnés à gagner leur pain à la sueur de leur front » (p. 7) et comprenons bien qu’en fait c’est Adam qui a tout fait, tout inventé, tout construit, tout travaillé ! Quant à Ève, elle mettait « au monde un enfant tous les ans, quelquefois deux, ― elle ne pouvait pas s’en dispenser, puisqu’elle avait la mission de peupler la terre, ― elle demeurait toujours aussi jolie. » (p. 10). Oui, vous avez bien lu ! Pourquoi je lis ça, moi ? Bon, c’est pour la bonne cause, grand auteur espagnol, classique, tout ça…

Alors qu’Adam est « le travailleur infatigable, le bon procréateur » (p. 11), Ève est parfois « injuste et agressive » (p. 10), surtout elle est une coquette, fantaisiste et ambitieuse qui délaisse ses enfants et devient vaniteuse… Euh, c’est plus que de l’anticléricalisme de la part de l’auteur, là, c’est de la misogynie pure et dure ! Y aurait-il quelque chose que je ne comprends pas dans cette histoire ? Bon, continuons…

Bref, un jour, un chérubin prévient Ève que, s’il ne pleut pas, le Créateur viendra leur rendre visite sur Terre. C’est pourquoi elle choisit, parmi la centaine d’enfants, ses quatre préférés « et elle les débarbouilla, les habilla le mieux qu’elle put. Puis, avec force bourrades, elle poussa tous les autres dans une étable et les y enferma sous clef, malgré leurs protestations. » (p. 23). Arrivent l’escorte, les archanges et le Seigneur avec les anges et les hauts dignitaires de la cour céleste… Le Seigneur ne veut pas revenir sur la punition qu’il a infligée à Adam et Ève mais il considère que leurs enfants sont innocents donc il veut leur faire un cadeau à chacun mais… « Quatre enfants seulement ? ― s’étonna le Seigneur. ― Je vous croyais une descendance plus nombreuse. Mes cadeaux ne me ruineront pas. Allons, petits, approchez. » (p. 27).

Je ne vous dis pas le cadeau que reçoit chacun des quatre fils, oui Ève a choisi quatre fils, aucune fille… Lisez ce conte presque biblique qui vous éclairera indubitablement sur « l’absurde logique par laquelle l’humanité se laisse conduire » (p. 33) puisqu’un tout petit nombre dirige (en plus quatre n’est pas un très bon chiffre dans certains pays du monde) alors que les autres sont enfermés dans l’étable comme un troupeau honteux qu’on doit cacher… Le monde est finalement une « éternelle tragédie » (p. 36) et je comprends où le vieux Correa voulait en venir au niveau social et humain même si j’ai un peu de mal avec ce non-humour cinglant. Mais, résolument à lire, à découvrir !

Avez-vous déjà lu cet auteur espagnol ? Si oui, quel(s) titre(s) ? Je me laisserais bien tenter (un de ces jours) par le roman Les quatre cavaliers de l’Apocalypse (Los cuatro jinetes del Apocalipsis, 1916). En tout cas, vous pouvez lire Les quatre fils d’Ève sur plusieurs sites en numérique et sur Wikisource en espagnol.

Après L’œuf de cristal de H.G. Wells, un auteur anglais, hier, je continue le tour d’Europe, thème de mai de Les classiques c’est fantastique avec cet auteur espagnol que je ne connaissais pas et je mets aussi cette lecture dans 2022 en classiques, Mois espagnol et sud-américain, Petit Bac 2022 (catégorie Famille pour Fils) et Les textes courts.

Yaban (L’étranger) de Yakup Kadri Karaosmanoglu

Republication d’un ancien billet revisité

À l’heure où le monde littéraire parle d’Orhan Pamuk (très grand écrivain, bien entendu), j’aimerais vous faire découvrir un petit roman, sûrement peu connu, d’un autre romancier turc, mais de la génération précédente.

Yaban (L’étranger) de Yakup Kadri Karaosmanoglu, roman écrit en 1932 et traduit en français en 1989.

Traduit du turc par Ferda Fidan et préfacé par Nedim Gürsel (dont je viens de lire Voyage en Iran, la note de lecture arrive).

Édition Cent Pages, collection Unesco, février 1989, 215 pages, ISBN 2-906724-19-X (cette maison d’éditions fondée en 1987 s’est apparemment arrêtée en 2012).

Yakup Kadri Karaosmanoglu naît au Caire (Égypte) le 27 mars 1889 dans une famille ottomane. Il étudie le français et le Droit mais préfère se consacrer à sa passion, l’écriture. Il publie des nouvelles et des poèmes en prose dans plusieurs journaux d’Istanbul mais, suite à la défaite de l’empire ottoman en 1918 et à l’occupation de la Turquie par les Alliés, il préfère entrer dans la résistance et rejoindre les troupes kémalistes en Anatolie. En 1922, il publie un roman politique et social qui annonce la modernité de la Turquie, Kiralik konak (Demeure à louer) et en 1923, lorsque le gouvernement d’Atatürk est mis en place, on le retrouve député au parlement républicain puis il accepte sans grande motivation un poste de diplomate. Il fonde la revue Kadro, revue politique kémaliste et littéraire sociale, en 1932, avec quatre amis intellectuels de gauche. Après avoir consacré les dernières années de sa vie à rédiger ses mémoires de diplomate et d’homme de lettres, il meurt à Ankara (Turquie) le 13 décembre 1974. Il est considéré comme un des grands romanciers turcs de la première moitié du XXe siècle, bien qu’il soit aussi journaliste, poète, nouvelliste et dramaturge.

Yaban est certainement son œuvre la plus célèbre (en tout cas la première et seule traduite en français pour le moment) et a suscité une vive polémique lors de sa publication en Turquie puisque l’auteur a été accusé de « dénigrer le paysan turc ». Ce roman a été écrit et publié 10 ans avant L’étranger d’Albert Camus. En 1996, Yaban est adapté au cinéma par le réalisateur turc Nihat Durak, sous le même titre Yaban, j’aimerais bien voir ce film qui dure plus de deux heures trente (je l’ai trouvé ici mais il est en turc sans sous-titres !).

Mon résumé – Ahmet Celal est un jeune officier brillant mais amputé d’un bras au cours de la première guerre mondiale, il fuit Istanbul occupée par les Alliés et une vie citadine qu’il ne supporte plus. Il se retire dans un petit village de la steppe anatolienne et découvre avec horreur le monde rural. De leur côté, les paysans le considèrent comme un étranger dans son propre pays. En 1921, avec la guerre d’indépendance, il se dit que les Alliés arriveront inévitablement en Anatolie et décide de fuir à nouveau. Emine, la femme qu’il aime étant blessée, il est obligé de l’abandonner mais lui laisse un cahier. C’est le journal intime que cet homme tenait sur le cahier que les lecteurs peuvent lire et qui leur permet de découvrir une Turquie en plein bouleversement.

Mon avis – C’est un très beau roman que j’ai lu avec beaucoup de plaisir et qui m’a appris des choses sur la Turquie, sa ruralité d’un côté, sa transformation en pays moderne d’un autre côté. Je pense que c’est un roman réaliste et naturaliste (j’ai lu qu’il a été le précurseur des « romans de village »). Il est bien dommage que les autres œuvres de cet auteur ne soient pas traduites en français…

Si la littérature turque vous intéresse, vous pouvez lire non seulement Yakup Kadri Karaosmanoglu mais aussi Orhan Pamuk (Prix Nobel de Littérature en octobre 2006) et découvrir de nombreux autres écrivains sur le site de l’association (et également éditeur) À Ta Turquie, basée à Nancy (jeu de mot entre Ataturk et Ataturquie).

Autres romans de Yakup Kadri Karaosmanoglu – En 2008, Ankara aux éditions Turquoise (204 pages, 18 €, ISBN 9782951444805) et en 2009, Leïla fille de Gomorrhe aux éditions Turquoise (208 pages, 18 €, ISBN 978-2-9514448-3-6). À noter que cette maison d’éditions publient d’autres auteurs turcs dans la collection écriturques.

J’espère que ça vous donne des idées pour le Printemps de la littérature turque. Et ce roman va aussi dans 2022 en classiques, Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 23, un livre adapté en film), Challenge lecture 2022 (catégorie 7, un livre dont la publication a fait scandale) et Voisins Voisines 2022 (Turquie).

Le cœur battant du monde de Sébastien Spitzer

Le cœur battant du monde de Sébastien Spitzer.

Albin Michel, août 2019, 448 pages, 21,90 €, ISBN 978-2-22644-162-1.

Genres : littérature française, roman historique, roman social.

Sébastien Spitzer naît le 9 mars 1970 à Paris. Il étudie à l’Institut d’études politiques de Paris et devient journaliste puis écrivain (documents et romans). Son premier roman, Ces rêves qu’on piétine, paraît aux éditions de l’Observatoire en 2017. Puis Le cœur battant du monde et La fièvre chez Albin Michel, respectivement en 2019 et en 2020.

Londres, 1851. Pendant que les gens aisés paient pour visiter le Palais de Cristal (construit pour l’Exposition universelle), les gens pauvres comme Charlotte (qui a fui la famine en Irlande) vivent dans la misère (une profonde misère). Pourtant cette jeune femme sait coudre et ravauder, elle « sait ranger aussi, plier, laver, écrire, compter, se tenir, se taire et danser quand c’est l’heure de faire la fête au son de la flûte et du violon. Charlotte est une bonne fille d’Irlande. » (p. 17). Elle est enceinte mais son mari, Evans, et parti chercher de l’or en Amérique. Elle veut se présenter à un emploi et se rend à la gare mais elle est agressée et miraculeusement sauvée par le docteur Markus Malte.

Au même moment, Engels arrive par le train de Manchester où il y a des grèves. Il connaît Markus Malte et son regard croise celui de la jeune femme mais il a rendez-vous avec un ami surnommé le Maure, c’est-à-dire Karl Marx. Recherché par plusieurs polices d’Europe, ce dernier est réfugié dans un taudis de Soho avec son épouse, Johanna von Westphalen, une baronne prussienne déchue par sa famille, et leurs enfants.

Le lecteur suit ces trois personnages, Charlotte Evans, Markus Malte, Friedrich Engels et avec lui, Karl Marx et sa famille. Leurs chemins vont se croiser et s’éloigner mais leurs destins seront liés.

Les idées d’Engels (qui est directeur dans une entreprise industrielle que son père possède en partie, Ermen & Engels) et de Marx sont bonnes en théorie mais… (j’expliquerai plus loin). « Des mères et leurs enfants soumis quinze heures de rang à la violence des machines, aux éclaboussures d’huile, à la vapeur brûlante et à toute l’eau qu’il faut pour assouplir les fils de coton et éviter qu’ils cassent. » (p. 88-89). De par son statut, Engels fréquente des aristocrates, des banquiers… mais il ne supporte pas que l’usine impose « ses règles et sa violence » (p. 136).

Durant l’agression, Charlotte a perdu son bébé… Le docteur Markus Malte l’a recueillie chez lui et soignée. Lorsqu’elle va mieux, il lui propose d’adopter Freddy, qui vient de naître prématuré à seulement 7 mois de grossesse. Freddy est l’enfant caché de Karl Marx et de l’employée de maison, Nim Demuth. Il ne faut surtout pas que quiconque apprenne son existence.

1863. Charlotte et Freddy fuient Londres pour Manchester. Freddy a 12 ans et il devient apprenti chez le teinturier Saltz. « Il est attentif. Il apprend vite. Il est le premier sur place et le dernier parti. » (p. 161).

Mais la guerre de Sécession dure depuis plus deux ans et le coton n’arrive plus en Angleterre, ni pour les artisans comme Saltz ni pour les entreprises comme celle d’Engels. « L’article inventorie les dernières victoires du général Sherman […]. Il compare le chef yankee à un barbare détruisant tout sur son passage, non seulement ses ennemis, mais aussi les routes, les voies ferrées, les propriétés privées et surtout les champs de coton, les entrepôts et les stocks. » (p. 167).

Je ne vais pas vous résumer plus pour que vous puissiez découvrir par vous-même l’Histoire et les histoires que raconte ce très beau roman, bien écrit, bien construit, avec un suspense qui va crescendo.

Je voudrais simplement donner mon avis sur le comportement abject de Karl Marx. « Toi, Engels. Tu finances ! Débrouille-toi pour trouver de l’argent. Il faudra plus d’argent. Beaucoup plus. » (p. 175) alors qu’il vient de lire un extrait du Capital qu’il est en train d’écrire et dans lequel il vilipende l’argent et les riches mais, lui qui n’a jamais travaillé et gagné d’argent, est bien content qu’Engels paie tout (logement, nourriture…) pour lui et sa famille, le matériel dont il a besoin pour écrire, et qu’il traduise ses textes en anglais après les avoir relus et corrigés pour les envoyer à des journaux aux États-Unis. Les idées de Marx étaient peut-être remarquables mais son comportement était loin de l’être…

Et je ne suis pas la seule à penser ça. Lydia, la compagne d’Engels, aussi. « Lydia se demande toujours comment Engels peut admirer ce couple. Ils se disent près du peuple. C’est presque leur fonds de commerce. Pourtant ils le méprisent, tous les deux. Elle par son rang et lui par ses inclinations. » (p. 351-352).

Ce roman montre les gens, les pauvres (la population des quartiers mal famés, les exilés irlandais…) et les riches (les bourgeois comme Engels et Marx, et quelques aristocrates). Et aussi l’industrie anglaise et ses accointances commerciales avec l’Inde et les États-Unis, et le lecteur comprend les prémices de révolutions à venir (irlandaise, communiste…) et les exactions de la Guerre de Sécession. Rien n’est pur dans ce cœur battant du monde qu’est Londres dans l’Angleterre victorienne du XIXe siècle. Mais Sébastien Spitzer insuffle du romanesque, du beau (les enfants, la musique…) et livre un roman foisonnant et passionnant. J’ai maintenant très envie de lire Ces rêves qu’on piétine qui parle de Magda Goebbels (ce livre avait échappé à mon attention à sa parution).

Je mets cette lecture dans A year in England et dans Challenge lecture 2021 (catégorie 30, un livre dont l’histoire se déroule dans un pays européen, 2e billet).

Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin

Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin.

La Manufacture de livres, collection Littérature, août 2020, 198 pages, 16,90 €, ISBN 978-2-35887-679-7.

Genres : littérature française, premier roman.

Laurent Petitmangin naît en 1965 en Lorraine dans une famille de cheminots. Il grandit à Metz puis étudie à Lyon et travaille chez Air France. Il écrit depuis une dizaine d’années et Ce qu’il faut de nuit est son premier titre publié (Prix Fémina des lycéens).

Le narrateur est un père qui élève seul ses deux fils depuis la mort de son épouse. Ils ne sont pas très causants mais le foot les rapproche. « Un moment où il n’y a rien à faire pour moi, un des seuls instants qui me restent avec Fus. Un moment que je ne céderais pour rien au monde, que j’attends au loin dans la semaine. » (p. 12).

En Lorraine, à Villerupt Audun le Tiche. Fus (en fait Frédéric) et Gillou ont vu leur mère malade, elle a beaucoup souffert et le cancer a eu sa peau. Fus était au collège, ses résultats ont dégringolé. Gillou, en primaire, a peut-être plus accusé le coup. « Elle s’était démenée pendant trois ans avec son cancer. Sans jamais dire qu’elle allait s’en sortir. » (p. 22).

Le père est au parti socialiste, pas vraiment militant mais lorsque Fus et Gillou étaient plus jeunes, ils aidaient leur père à distribuer des tracts dans les boîtes aux lettres. Mais à maintenant 22 ans, Gillou veut étudier à Paris où Jérémy, l’ami d’enfance de Fus, étudie déjà. Quant à Fus, il a de nouveaux amis pas très fréquentables… « J’avais honte. Désormais on allait devoir vivre avec ça, c’était ce qui me gênait le plus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, c’était fait : mon fils avait fricoté avec des fachos. Et d’après ce que j’en avais compris, il y prenait plaisir. On était dans un sacré chantier. » (p. 62).

Devant le changement radical de Fus, le père est impuissant, tout comme il a été impuissant devant le cancer de son épouse. « Toute cette rage m’était restée dans la tête, m’avait traversé la gorge, m’avait chauffé les poumons mais elle n’était allée nulle part ailleurs. » (p. 78-79). Et, depuis le départ de Gillou à Paris, c’est compliqué entre le père et Fus… « deux mecs qui ne se parlaient plus ou à peine. » (p. 94) sauf le week-end avec Gillou et durant les matches de foot.

Le père est profondément humain, tellement dépassé par les événements. Parce que Fus commet l’irréparable. « […] c’était mon fils. Tout ce qui lui arrivait m’arrivait. Et, pour cette raison, j’avais choisi de prendre mes distances. Je n’étais pas de force, et je rendrai toujours grâce à Gillou et à Jérémy de ne m’avoir jamais fait le moindre reproche et de ne m’avoir jamais forcé à rien. » (p. 158).

Le roman est court mais la lecture est éprouvante (elle m’a mis les larmes), que c’est poignant le destin des ces quatre hommes, le père, Fus, Gillou et Jérémy qui fait presque partie de la famille ! Le père se demande s’il a raté quelque chose dans son éducation, dans les valeurs qu’il a transmises mais un enfant, devenu adulte, suit sa propre voie et fait parfois des conneries.

Coup de cœur pour ce premier roman, familial, social, puissant, tragique, émouvant, que dis-je bouleversant, en même temps pudique, et avec un langage populaire et imagé typique de la Lorraine. Ce roman est un coup de maître et je suivrai assurément Laurent Petitmangin. Vous savez comment c’est lorsqu’on a lu un tel roman, magistral, on a envie que la terre entière le lise alors lisez-le et venez partager votre avis, votre ressenti !

Je mets Ce qu’il faut de nuit dans le Challenge lecture 2021 (catégorie 33, un livre dont le personnage principal pratique un sport car le football tient une grande place dans la vie de Fus et entre Fus son père).

Octobre 2021 : Rencontre avec Laurent Petitmangin 🙂