Échecs de Stefan Zweig

Échecs de Stefan Zweig.

Minuit, septembre 2023, 128 pages, 14 €, ISBN 978-2-7073-4890-6.

Schachnovelle, dernier texte écrit par l’auteur en exil à Rio de Janeiro (Brésil) durant les derniers mois de sa vie (de novembre 1941 à février 1942), est publié posthume en décembre 1942 au Brésil puis en 1943 en Suède, en anglais en 1944 à New York et en français la même année en Suisse. Le court roman est révisé en 1981 mais c’est une nouvelle traduction que propose Jean-Philippe Toussaint.

Genres : littérature autrichienne, d’exil en langue allemande, novella (court roman).

Stefan Zweig – je vous remets ce que j’avais rédigé pour Correspondance 1925-1941 de Stefan Zweig et Klaus Mann – naît le 28 novembre 1881 à Vienne (alors dans l’empire d’Autriche-Hongrie). Il est bon élève en particulier en allemand, en histoire et en physique ; il étudie la philosophie et l’histoire de la littérature germanique à l’université de Vienne. Journaliste, écrivain, biographe, traducteur et dramaturge reconnu, il a de nombreux amis écrivains, artistes et intellectuels (avec qui il correspond). Il voyage beaucoup en Europe (Allemagne, Belgique, France, Italie, Pologne, Suisse…) et en Amérique (Canada, États-Unis). Bien que né dans une famille juive originaire de Moravie, l’auteur (comme ses parents et son frère aîné) ne parle pas le yiddish, ne fréquente pas la synagogue et ne parle jamais de sa judéité mais, avec la montée du nazisme, il s’exile en 1934, d’abord à Londres puis au Brésil (il est inquiet et comprend le danger mais refuse cependant de prendre position et préfère rester neutre). Mais rongé par les atrocités de la guerre, il met fin à ses jours le 22 février 1942 à Petrópolis au Brésil. Il laisse à la postérité une œuvre magnifique et inspirée (je n’ai pas encore tout lu).

J’ai lu Le joueur d’échecs il y a des années (trois décennies même) et je le relis dans cette nouvelle traduction à la fois pour le plaisir et pour le travail puisqu’une lecture marathon est organisée avec ce texte.

« Sur le grand paquebot qui, à minuit, devait quitter New York pour Buenos Aires régnait l’animation habituelle des dernières heures. Des gens qui ne partaient pas se bousculaient à bord pour accompagner leurs amis. De petits télégraphistes, la casquette de travers, parcouraient à toute vitesse les salons en criant des noms. On transportait des valises et des fleurs. Des enfants, poussés par la curiosité, montaient et descendaient les escaliers en courant, tandis que l’orchestre, imperturbable, jouait pour accompagner le spectacle. J’étais en conversation avec un ami sur le pont promenade un peu à l’écart de ce tumulte lorsque deux ou trois flashs jaillirent vivement à côté de nous. C’était apparemment quelque célébrité qu’on interviewait et photographiait à la hâte avant le départ. Mon ami regarda dans la direction et sourit : ‘Mais il y a un oiseau rare à bord : Czentovic.’ Et , comme il dut lire sur mon visage que je n’avais pas tout à fait compris sa remarque, il précisa : ‘Mirko Czentovic, le champion du monde d’échecs. Il a écumé toute l’Amérique d’est en ouest pour jouer des tournois, et il part maintenant en Argentine vers de nouveaux triomphes.’ » (p. 7-8).

Pourquoi vous ai-je recopié le premier paragraphe ? Pour que vous voyiez toute la qualité de la nouvelle traduction, sans fioritures, avec des virgules extrêmement bien placées et surtout avec un réalisme et une poésie dignes de Stefan Zweig, un des plus grands auteurs de tous les temps.

Mais revenons sur Mirko Czentović (dommage que l’éditeur n’ait pas respecté l’accent aigu sur le c final du nom…). Orphelin à l’âge de 12 ans, Mirko est recueilli par le curé de son petit village de la région de Banat et l’homme essaie de lui faire rattraper son retard scolaire mais l’enfant est « buté, renfermé et taciturne, [et] réticent d’apprendre » (p. 9) au point qu’à 14 ans, il compte toujours sur ses doigts et a beaucoup de mal à lire un simple texte. Pourtant Mirko fait les tâches que le curé lui demande puis retourne s’asseoir tout à sa léthargie. Mais un soir, le curé est appelé d’urgence pour les saints-sacrements et ne peut pas finir sa partie d’échecs contre le brigadier de gendarmerie. Ce dernier propose à Mirko de terminer avec lui : « Eh bien, tu veux la finir ? plaisanta-t-il, absolument persuadé que le jeune homme somnolent était incapable de bouger correctement la moindre pièce sur l’échiquier. » (p. 11) mais, surprise, Mirko gagne la partie sans « une gaffe ou une inadvertance » (p. 12) de la part du brigadier, puis une deuxième partie, puis une troisième avec le curé à son retour ! « Il jouait de façon lente, coriace, inébranlable, jamais il ne relevait son large front penché sur l’échiquier. Mais son jeu était d’une sûreté irréfutable. » (p. 12).

Le curé stupéfait conduit donc Mirko à la ville voisine et le jeune bat tous les joueurs, les uns après les autres ! Bien qu’il n’arrive pas à jouer de mémoire, ou à l’aveugle comme disent les spécialistes, car « Il lui manquait totalement la faculté de se représenter le champ de bataille dans l’espace illimité de l’imagination. » (p. 16), Mirko a une progression fulgurante et « À dix-sept ans, il avait déjà gagné une douzaine de tournois d’échecs. À dix-huit ans, il devenait champion de Hongrie, et à vingt ans, il remportait enfin le titre de champion du monde. Les grands maîtres les plus audacieux qui lui étaient tous infiniment supérieurs en capacités intellectuelles, en imagination et en témérité, succombaient devant sa logique froide et laborieuse […]. » (p. 17).

Échecs est d’une grande intensité littéraire, d’une grande puissance mentale qui s’intensifie jusqu’au paroxysme de la folie. Vous avez remarqué que je n’ai pas donné plus d’extraits, c’est parce qu’il faut lire ce roman, vivre ce voyage non seulement en paquebot mais aussi au cœur d’une histoire et d’une folie dont le lecteur est un témoin privilégié. Même si vous ne connaissez pas le jeu d’échecs, vous serez assurément happés et surpris par ce dernier texte de Stefan Zweig. Mais qui est le personnage principal de ce roman : Mirko Czentović ou le docteur B qui voyage sur le même paquebot ? Dommage qu’il soit écrit Tartakover page 8 et Tartakower page 82… Oui, je sais, je suis pointilleuse !

Une excellente (re)lecture pour moi et je suis sûre que vous pouvez le (re)lire vous aussi dans cette nouvelle traduction qui honore tout le talent et l’imagination de Stefan Zweig (bravo à Jean-Philippe Toussaint !). Coup de cœur et chef-d’œuvre !

Pour 2024 sera classique aussi, ABC illimité (lettre E pour titre), Challenge lecture 2024 (catégorie 22, un livre écrit par l’un de vos auteurs préférés, mais il entrait aussi dans la catégorie 24, un livre dont le titre comporte un seul mot, aussi bien en allemand qu’en français) et Tour du monde en 80 livres (Autriche).

Propriété privée de Julia Deck

Propriété privée de Julia Deck.

Les éditions de Minuit, septembre 2019, 176 pages, 16 €, ISBN 978-2-70734-578-3.

Genre : littérature française.

Julia Deck naît en 1974 à Paris. Elle étudie les Lettres à la Sorbonne puis travaille dans la communication avant de se consacrer à l’écriture et d’étudier la psychologie. Avant Propriété privée : Viviane Élisabeth Fauville (Minuit, 2012, Prix du premier roman de l’université d’Artois 2013), Le triangle d’hiver (Minuit, 2014), Le procès Péchiney, in En procès (Inculte, 2016, collectif) et Sigma (Minuit, 2017).

Après trente ans de vie commune, un couple parisien rêve de devenir propriétaire et de vivre dans une maison écologique. Ça tombe bien, un projet démarre dans un écoquartier ; il faut bien attendre un peu que tout soit construit (environ trois ans) mais c’est exactement ce que ce couple veut ! Lui, c’est Charles Caradec, un professeur universitaire un peu en errance à cause de ses problèmes : il souffre de troubles compulsifs pour ne pas employer les « termes de maniaco-dépression, de névrose obsessionnelle (p. 40) ; elle, c’est Eva Caradec, urbaniste, elle travaille pour la ville de Paris sur de gros projets de réaménagement urbain : c’est elle la narratrice.

Les deux-trois premiers mois dans leur maison, tout va bien… Arrivent les Taupin avec leurs deux ados, les Lemoine qui sont tous deux kinés et qui ont eux aussi deux ados, etc. Mais c’est sans compter avec les Lecoq qui emménagent dans la maison mitoyenne avec leur bébé ! Arnaud Lecoq est taciturne et fort peu aimable ; Annabelle Lecoq est une catastrophe ambulante… Dès le jour de leur aménagement, elle vient faire chauffer le biberon du bébé dans leur micro-ondes (30 secondes et pas une de plus !) ; elle utilise leur paillasson car elle n’a pas encore retrouvé le leur… Elle est sans gêne, elle glousse tout le temps, elle espionne ; elle est sournoise pense Eva qui n’ose rien dire. « Les mots m’ont encore échappé. » (p. 27). Au bout de six mois, Charles, d’habitude très calme, n’en peut plus et propose de tuer leur gros chat roux pour se venger d’eux. Et puis, un jour, alors que Charles et Eva se sont disputés… « […] j’ai entendu un gloussement. D’abord j’ai cru que je l’avais inventé […]. Un second rire très net s’est fait entendre. […] Mon cœur s’est rétracté d’horreur. J’ai compris que je n’avais plus le droit de crier, qu’il faudrait ravaler ma rage jusque dans notre abri le plus intime parce que rien de ce qui se déroulerait ici ne demeurerait caché. Surtout j’ai compris que j’allais mordre la poussière. » (p. 39).

Durant l’hiver, un dysfonctionnement dans le chauffage écologique (pourtant si bien pensé par des professionnels grassement payés !) leur fait comprendre que cette maison n’est pas le paradis dont ils ont rêvé, d’autant plus que les travaux pour installer le gaz ne démarreront qu’au printemps suivant… Mais au printemps, les travaux traînent et les Lecoq organisent des barbecues (odeurs, fumée, bruits, déchets dans leur jardin). « J’ai claqué la fenêtre. Soudain je n’en pouvais plus de cette banlieue verdoyante où l’on suffoquait. » (p. 65). La guerre sera-t-elle déclarée entre les deux couples ?

On a tous connu des gens qui ne doutent de rien, qui sont envahissants, désagréables, bruyants, sans gêne… Ou alors, on en a entendu parler par des proches qui étaient à bout de nerfs. Parce que tous ces détails mis bout à bout, c’est réellement usant. Moi qui ai eu des voisins bruyants, très bruyants (cris, musique toute la nuit, etc.), j’ai compati avec Eva et Charles. Le ton de Julia Deck est mordant, sarcastique et les chapitres sont courts ce qui donne envie de lire très vite jusqu’au bout ! De plus, je n’avais jamais lu Julia Deck avant mais j’ai « fait sa connaissance » dans l’émission de rentrée de La grande librairie le 4 septembre 2019 (lien de la vidéo qu’il n’est pas possible de déposer ici) et sa façon de parler de son roman m’a donné très envie de le lire. C’est presque un roman policier, c’est en tout cas une satire de la bourgeoisie moderne, une jolie surprise pour moi (qui me donne envie de lire d’autres titres de Julia Deck) mais je n’en dis pas plus pour vous laisser le plaisir de découvrir les joies de la Propriété privée.

J’ai un point commun avec Eva : je n’aime pas les vide-greniers, « déballage d’objets inutiles » (p. 70).

Une agréable lecture que je mets dans le challenge 1 % Rentrée littéraire 2019.

Faire mouche de Vincent Almendros

Faire mouche de Vincent Almendros.

Minuit, janvier 2018, 128 pages, 11,50 €, ISBN 978-2-7073-4421-2.

Genre : roman français.

Vincent Almendros naît en 1978 à Avignon et il étudie les Lettres à l’université. Ses deux précédents romans sont Ma chère Lise (Minuit, 2011) et Un été (Minuit, 2015, Prix Françoise-Sagan). Il est aussi poète.

Un topo tout simple !

Un mariage, celui de Lucie, la cousine. Cet été-là, Laurent retourne dans son village d’enfance, plutôt un hameau, Saint-Fourneau, avec Claire (que tout le monde pense être sa compagne Constance, enceinte). Dans la maison vieillotte et poussiéreuse ou le « couple » s’installe, « Cinq mouches mortes qui reposaient en famille sur les lames du parquet. » (p. 17).

Mais les relations familiales sont compliquées, parfois pudiques avec des silences et des non-dits, mais en tout cas compliquées ! Et Laurent, qui a bien changé, n’a pas vraiment envie de revoir tous ces gens qui lui sont devenus presque étrangers (et dont il a peut-être un peu honte). « Je ne pus éviter mon visage dans le miroir. Il était impavide, inexpressif. C’était à peine le mien. Je veux dire qu’il avait beaucoup changé ces dernières années. Je devais, parfois, faire un effort pour me reconnaître. » (p. 98).

Non seulement ce court roman fait mouche tant il est intense mais la fin est une surprise totale tant je n’avais rien vu venir ! Et je ne suis pas la seule, c’est aussi le cas des personnes qui l’ont lu autour de moi. Une belle surprise donc que d’avoir découvert cet auteur avec son troisième roman et j’ai bien envie de lire Ma chère Lise et Un été à l’occasion.

Une surprenante lecture que je mets dans le Challenge de l’été et Petit Bac 2018 (catégorie Animal, ça change des chats !).