Journal des frères Goncourt

Journal ou Mémoires de la vie littéraire des frères Goncourt.

Rédigé de 1851 à 1895 mais n’est publié qu’en 1887. Publication en 3 tomes chez Bouquins.

Genres : littérature française, journal intime, classique.

L’aîné, Edmond Louis Antoine Huot de Goncourt naît le 26 mai 1822 à Nancy dans la Meurthe. Il meurt le 16 juillet 1896 à Draveil en Seine et Oise (d’une embolie pulmonaire fulgurante) et, durant l’inhumation à laquelle assistent les hommes politiques de l’époque (Clemenceau, Poincaré, entre autres) Émile Zola fait une oraison funèbre. Le cadet, Jules Huot de Goncourt naît le 17 décembre 1830 à Paris. Il meurt le 20 juin 1870 à Paris (d’une paralysie due à la syphilis). Les deux frères sont enterrés au cimetière de Montmartre.

Jules commence le Journal et après sa mort, Edmond le continue. Les deux frères publient ensemble Histoire de la société française pendant la Révolution (1854), Portraits intimes du XVIIIe siècle (1857), Histoire de Marie-Antoinette (1858), L’art du XVIIIe siècle (1859-1870), Charles Demailly (1860), Sœur Philomène (1861), Renée Mauperin (1864), Germinie Lacerteux (1865), Idées et sensations (1866), Manette Salomon (1867), Madame Gervaisais (1869), puis Edmond publie seul La fille Élisa (1877), La Du Barry (1878), La duchesse de Châteauroux et ses sœurs (1879), Les frères Zemganno (1879), La maison d’un artiste (1881), La Saint-Hubert (d’après sa correspondance et ses papiers de famille, 1882), Chérie (1884), La femme au XVIIIe siècle (1887) et Madame de Pompadour (1888), des œuvres appartenant au courant du naturalisme (et, remarquez, beaucoup d’histoires de femmes).

Edmond et Jules de Goncourt photographiés par Nadar

Les deux frères étudient au lycée Condorcet et ont de nombreux amis écrivains ou artistes (Théodore de Banville, Maurice Barrès, Alphonse et Léon Daudet, Gustave Flaubert, Paul Gavarni, Gustave Geffroy, Roger Marx, Guy de Maupassant, Octave Mirbeau, Auguste Rodin, Ivan Tourgueniev, Émile Zola, entre autres, source Wikipédia). Le dimanche, ils animent un salon littéraire Le Grenier. Ils sont célèbres pour la création du Prix Goncourt mais celui-ci est créé par le testament d’Edmond de Goncourt en 1892. Ainsi la Société littéraire des Goncourt, dite Académie Goncourt, est officiellement fondée en 1902 et le premier prix Goncourt est proclamé le 21 décembre 1903.

Le Journal que j’ai lu en numérique commence en décembre 1851.

2 décembre 1851. Rue Saint-Georges, tôt le matin. « Mais qu’est-ce qu’un coup d’État, qu’est-ce qu’un changement de gouvernement pour des gens qui, le même jour, doivent publier leur premier roman. Or, par une malechance ironique, c’était notre cas. » Quelle malchance, effectivement ! « Votre roman… un roman… la France se fiche pas mal des romans aujourd’hui, mes gaillards ! » (leur cousin Blamont). Comble de malchance, « Et dans la rue, de suite nos yeux aux affiches, car égoïstement nous l’avouons, — parmi tout ce papier fraîchement placardé, annonçant la nouvelle troupe, son répertoire, ses exercices, les chefs d’emploi, et la nouvelle adresse du directeur passé de l’Élysée aux Tuileries — nous cherchions la nôtre d’affiche, l’affiche qui devait annoncer à Paris la publication d’En 18, et apprendre à la France et au monde les noms de deux hommes de lettres de plus : Edmond et Jules de Goncourt. L’affiche manquait aux murs. » Gloups !

15 décembre 1851. « — Jules, Jules… un article de Janin dans les Débats ! C’est Edmond qui, de son lit, me crie la bonne et inattendue nouvelle. Oui, tout un feuilleton du lundi parlant de nous à propos de tout et de tout à propos de nous, et pendant douze colonnes, battant et brouillant le compte rendu de notre livre avec le compte rendu de la Dinde truffée, de M. Varin, et des Crapauds immortels, de MM. Clairville et Dumanoir : un feuilleton où Janin nous fouettait avec de l’ironie, nous pardonnait avec de l’estime et de la critique sérieuse ; un feuilleton présentant au public notre jeunesse avec un serrement de main et l’excuse bienveillante de ses témérités. » Ah, voici le début de la célébrité ! Même si ce n’est pas l’idéal…

21 décembre 1851. Après une visite à Janin, les frères Goncourt sont introduits chez madame Allan, une actrice qui vit rue Mogador. Et puis la course folle pour rencontrer le « directeur du Théâtre-Français, auquel nous sommes parfaitement inconnus », aller chez Lireux, chez Brindeau, puis de nouveau au Théâtre-Français, tout ça pour être lus et joués au théâtre.

23 décembre 1851. « Ce n’est pas gentil, ça ! »

Fin janvier 1852. « L’Éclair, Revue hebdomadaire de la Littérature, des Théâtres et des Arts, a paru le 12 janvier. », leur journal, enfin ! Mais, dans les locaux du journal, ils passent leur temps « à attendre l’abonnement, le public, les collaborateurs. Rien ne vient. Pas même de copie, fait inconcevable ! Pas même un poète, fait plus miraculeux encore ! » Zut, leur carrière démarre bien mal… « Nous continuons intrépidement notre journal dans le vide, avec une foi d’apôtres et des illusions d’actionnaires. » mais, évidemment, l’argent vient à manquer. Pourtant Nadar commence à y publier des caricatures.

Août 1852. Victor Hugo, en exil, envoie une lettre à Janin.

22 octobre 1852. « Le Paris paraît aujourd’hui. C’est, croyons-nous, le premier journal littéraire quotidien, depuis la fondation du monde. Nous écrivons l’article d’en-tête. »

Janvier 1853. « Les bureaux du Paris, d’abord établis, 1 rue Laffitte, à la Maison d’Or, furent, au bout de quelques mois, transférés rue Bergère, au-dessus de l’Assemblée Nationale. » et plus loin, « À l’heure présente, le journal remue, il ne fait pas d’argent, mais il fait du bruit. Il est jeune, indépendant, ayant comme l’héritage des convictions littéraires de 1830. C’est dans ses colonnes l’ardeur et le beau feu d’une nuée de tirailleurs marchant sans ordre ni discipline, mais tous pleins de mépris pour l’abonnement et l’abonné. Oui, oui, il y a là de la fougue, de l’audace, de l’imprudence, enfin du dévouement à un certain idéal mêlé d’un peu de folie, d’un peu de ridicule… un journal, en un mot, dont la singularité, l’honneur, est de n’être point une affaire. »

20 février 1853. « Un jour de la fin du mois de décembre dernier, Villedeuil rentrait du ministère en disant avec une voix de cinquième acte : — Le journal est poursuivi. Il y a deux articles incriminés. L’un est de Karr ; l’autre, c’est un article où il y a des vers… Qui est-ce qui a mis des vers dans un article, ce mois-ci ? — C’est nous ! disions-nous. — Eh bien ! c’est vous qui êtes poursuivis avec Karr. » Pas facile, la vie d’auteurs, poètes, dramaturges, critiques littéraires… Voici un extrait des vers incriminés : « Croisant ses beaux membres nus / Sur son Adonis qu’elle baise ; / Et lui pressant le doux flanc ; / Son cou douillettement blanc, /Mordille de trop grande aise. » Je rappelle que « baiser » signifiait à l’époque « embrasser ». « Il nous fallait un avocat », c’est sûr ! Heureusement avec un bon avocat : « En ce qui touche l’article signé Edmond et Jules de Goncourt, dans le numéro du journal Paris, du 11 décembre 1853. Attendu que si les passages incriminés de l’article présentent à l’esprit des lecteurs des images évidemment licencieuses et dès lors blâmables, il résulte cependant de l’ensemble de l’article que les auteurs de la publication dont il s’agit n’ont pas eu l’intention d’outrager la morale publique et les bonnes mœurs. Par ces motifs : Renvoie Alphonse Karr, Edmond et Jules de Goncourt et Lebarbier (le gérant du journal) des fins de la plainte, sans dépens. Nous étions acquittés, mais blâmés. »

27 juillet 1853. « Je vais voir Rouland pour savoir si je puis publier la Lorette sans retourner en police correctionnelle. » Enfin, « La Lorette paraît. Elle est épuisée en une semaine. C’est pour nous la révélation qu’on peut vendre un livre. »

Septembre 1853. Les deux frères accompagnent des amis à la mer, « à Veules, une pittoresque avalure de falaise, tout nouvellement découverte par les artistes. » Ils y rencontrent donc de jeunes artistes. « Veules est un coin de terre charmant, et l’on y serait admirablement s’il n’y avait pas qu’une seule auberge, et, dans cette auberge, un aubergiste ayant inventé des plats de viande composés uniquement de gésiers et de pattes de canards… Nous passons là un mois, dans la mer, la verdure, la famine, les controverses grammaticales, et nous revenons un peu refroidis avec l’humanitaire Leroy, au sujet de l’homicide d’un petit crabe, écrasé par moi sur la plage. »

Ensuite le Journal passe à l’année 1854 et continue jusqu’en 1895 (neuvième volume !) mais je n’ai pas le temps de tout lire. Par contre, ça me plaît beaucoup alors je sais que je le reprendrai de temps en temps. Ce Journal raconte le quotidien des deux frères qui n’ont pratiquement jamais été séparés, leurs relations amicales (écrivains, artistes…) mais aussi leurs rapports avec la critique (pas toujours tendre avec eux mais c’était le cas avec d’autres auteurs contemporains, par exemple Hugo et Zola en ont fait les frais), leurs virées (salons, repas mondains, promenades…), leur difficulté d’être publiés (leurs romans sont souvent adaptés au théâtre, c’était de mise à cette époque mais comment savoir si le succès serait au rendez-vous) et de tenir leur revue (littéraire et artistique) à flot, leurs démêlés avec la justice et la censure sous la Troisième République et sous le Second Empire, quelques opinions politiques (en particulier l’antisémitisme d’Edmond ami avec Édouard Drumont), des propos et indiscrétions sur les personnalités de l’époque (littéraires, artistiques, politiques…), tout ceci est donc passionnant tant au niveau historique que littéraire et souvent amusant.

J’ai effectué cette lecture pour Les classiques c’est fantastique, le thème de février étant ‘Les couples littéraires’ (je n’ai pas pris ça obligatoirement comme un homme et une femme). Elle entre aussi dans 2023 sera classique, ABC illimité (lettre J pour titre) et Challenge lecture 2023 (catégorie 23, un livre écrit à 4 mains, 2e billet).

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Romance d’Outre-Tombe de Natsuki Sumeragi

Romance d’Outre-Tombe de Natsuki Sumeragi.

Delcourt / Akata (plus au catalogue), avril 2007, 192 pages, 7,95 €, ISBN 978-2-7560-0311-5. Ryôsanpaku to Shukeidai (Kadokawa Shôten, 1992) est traduit du japonais par Yuki Kakiichi et adapté par Laurence Gillet.

Genres : manga, seinen.

Natsuki Sumeragi 皇名月 (ou 皇なつき pour signer ses mangas) naît le 21 août 1967 à Ôsaka au Japon. Elle étudie la littérature japonaise à l’Université de Ritsumeikan à Kyôto. Elle est passionnée par la Chine et la Corée et ses dessins sont extraordinaires par rapport au contexte historique et culturel (kimonos, décors…). J’ai ses autres titres, La voix des fleurs (花情曲 ou はなのこえ, Hana no koe, 1991), Intrigues au pays du matin calme (李朝・暗行記 ou りちょうあんぎょうき, Richô Angyouki, 1993), Pékin années folles (燕京伶人抄, Peking reijin shô, 1995) et Un destin clément (恋泉 花情曲余話, Rensen Hana no koe yowa, 1998), ce qui est dommage c’est qu’ils n’existent plus chez l’éditeur… Plus d’infos sur son blog (plus mis à jour).

L’histoire du temple Shuzen – d’après L’histoire du temple Shuzen de Kidô Okamoto (1872-1939), auteur de Fantômes et samouraïs – Hanshichi mène l’enquête à Edo, entre autres. Fin du XIIe siècle, des combats sanglants éclatent entre les samouraïs. Katsura et Kaede, deux sœurs, filles du sculpteur Yashaô d’Izu, se chamaillent. Kaede a épousé l’artisan qui seconde son père mais Katsura rêve d’un mariage avec un noble. C’est à ce moment-là qu’arrive le Shogun Yori-ié Minamoto, 23 ans : il a commandé un masque en bois à Yashaô mais celui-ci tarde à arriver… « J’ai sculpté sans relâche mais jusqu’à présent les résultats n’ont pas été satisfaisants… […] Un masque demande plus que de la technique ! Il s’agit d’y mettre de l’âme ! » (p. 13). Katsura, sous le charme du noble accepte d’être à son service mais… Celui-ci est tourmenté, il a peur de la mort. Katsura et Yori-ié pourront-ils s’aimer ? « Je ne pensais pas que les personnes de haut rang souffraient autant. » (p. 44). Ce conte japonais est une belle histoire d’amour tragique, inspirée de faits (plus ou moins) réels puisque le masque est devenu le trésor du temple Shuzen.

L’ogre de Sôzudono – « Grand frère, tout le monde sait qu’un ogre habite Sôzudono, ce n’est pas une plaisanterie ! » (p. 72). Le grand-frère réprimande Munechika, quelle idée pour un jeune homme de croire ce genre d’absurdités ! Mais il est embarqué un peu à l’insu de son plein gré par Munechika et ils vont tous deux à Sôzudono… pour y trouver leur destin. Une histoire d’amour, de jalousie et de haine entre deux frères, l’aîné ayant plus de droits (et de devoirs) que son jeune frère (et, à notre époque, rien n’a changé, rien de nouveau sous le soleil comme on dit).

Romance d’Outre-Tombe – d’après La romance de Liang Shanbo et Zhu Yingtai (梁山伯与祝英台, en pinyin liáng shānbó yŭ zhù yīngtái, parfois traduit par Les amants papillons, du fait de la traduction anglaise Butterfly Lovers). Cette légende chinoise est un genre de Roméo et Juliette antique, présentée au classement de l’UNESCO dans l’objectif d’entrer à son répertoire du patrimoine oral et immatériel en 2006 (source Wikipédia). Ying-tai, 16 ans, ne va pas bien mais le médecin dit qu’elle n’a aucun problème de santé. Un ‘devin réputé’ dit à son père qu’elle devrait aller à Hang-zhou. « Si vous la laissez partir, elle échappera à un destin tragique. » (p. 100). Le père accepte – un de ses vieux amis, He Tian-you, y tient une école – mais Ying-tai doit absolument revenir au bout d’un an et personne ne doit découvrir son identité. Elle se fait alors passer pour un homme et part avec sa servante, Yin-xin, qu’elle fait passer pour sa jeune sœur qui l’accompagne. Dans une auberge, elle rencontre un beau jeune homme – qui l’intimide – et ils font route ensemble. « Qui sont ces deux-là ? – Ah, eux deux ! Ce sont Liang Shan-bo et Zhu Ying-tai. Ils sont arrivés en même temps à l’école de Maître He l’année dernière. Il paraît qu’ils se sont rencontrés pendant leur voyage et ont sympathisé, depuis ils sont inséparables comme des frères. » (p. 109). Mais l’année est passée et Maître He oblige Ying-tai à rentrer, or son père veut la marier… Une très belle histoire d’amour, romantique et… tragique bien sûr.

En fin de volume, un Livre des merveilles du monde regroupe une postface illustrée de la mangaka et des clés de compréhension sur le Japon et la Chine antiques et médiévales. Les trois histoires sont évidemment dramatiques : il y a Outre-Tombe dans le titre, ce qui veut tout dire mais elles sont agréables à lire non seulement grâce aux superbes dessins de Natsuki Sumeragi mais aussi grâce aux textes épurés, centrés sur le nécessaire pour le format court et avec une pointe de fantastique. À découvrir assurément !

Pour La BD de la semaine spéciale Bulles d’amour (plus de BD de la semaine chez Fanny) et les challenges 2023 en classiques, ABC illimité (lettre R pour titre), BD 2023, Bingo littéraire d’Hylyirio (case n° 2, une BD ou un manga, 4e billet), Challenge lecture 2023 (catégorie 30, une BD qui est l’adaptation d’un roman), Contes et légendes #5, Jeunesse & young adult #12, Littérature de l’imaginaire #11, Un genre par mois (en février, du rire aux larmes, amour et drame).

2023 sera classique

Il revient avec deux magnifiques nouveaux logos, le challenge 2023 sera classique qui court sur l’année 2023. L’objectif est toujours de (re)lire des classiques (publiés avant 1970) dans leur forme originale ou adaptée (jeunesse, BD, films, séries…).

Infos, logos et inscription chez Blandine de VivreLivre et chez Nathalie de Délivrer des livres + le groupe FB.

Mes lectures classiques

1. Les secrets de la princesse de Cadignan de Honoré de Balzac (1839, France)

2. En un combat douteux… de John Steinbeck (Folio, 1972, États-Unis, 1936)

3. Où est Anne Frank ! d’Ari Folman et Lena Guberman (Calmann Lévy, 2021, Israël)

4. Romance d’Outre-Tombe de Natsuki Sumeragi (Delcourt/Akata, 2007, Japon/Chine)

5.  Journal ou Mémoires de la vie littéraire des frères Goncourt (1851-1853, France)

Liberté sur parole d’Octavio Paz

Liberté sur parole d’Octavio Paz.

Gallimard, collection Poésie n° 75, novembre 1971, 192 pages, ISBN 978-2-07031-789-9. Poèmes traduits de l’espagnol par Jean-Clarence Lambert et revus par l’auteur. Préface de Claude Roy. C’est cette édition que je lis.

Gallimard, collection Du monde entier, réédition en 1990 (apparemment bilingue), 264 pages, 14,70 €, ISBN 978-2-07072-177-1, traduction et préface de Jean-Clarence Lambert.

Genres : littérature mexicaine, poésie, classique.

Octavio Paz naît le 31 mars 1914 à Mexico au Mexique. Il lit dès l’enfance et étudie à l’Université nationale autonome du Mexique. Il a 17 ans lorsqu’il crée sa première revue littéraire Barandal (en 1931), puis une deuxième Cahiers du val de Mexico (en 1933), date à laquelle son premier recueil de poèmes est publié. Une autre revue suivra (littéraire et politique), Vuelta, fondée en 1976 et qui s’arrête en 1998 (à la mort de Paz). Octavio Paz est profondément contre la violence et l’oppression (ce qui déplaît fortement à certains régimes politiques). Il est considéré comme le plus grand poète de langue espagnole du XXe siècle et je suis très contente de l’avoir lu. Il écrit aussi de nombreux essais et traduit de la poésie japonaise (Matsuo Bashô) et chinoise (Tchouang-tseu). Entre autres prix littéraires, il reçoit le prix Nobel de littérature en 1990. Il meurt le 19 avril 1998 à Mexico.

Ce recueil Liberté sur parole contient le texte Liberté sur parole, voici comment il commence : « Là où cessent les frontières, les chemins s’effacent. Là commence le silence. J’avance lentement et je peuple la nuit d’étoiles, de paroles, de la respiration d’une eau lointaine qui m’attend où paraît l’aube. » (p. 15), c’est très beau, je suis séduite (c’est la première fois que je lis de la poésie mexicaine). « Inutile de fermer les yeux, ou de retourner parmi les hommes : cette lucidité ne m’abandonne plus. […] Là où s’effacent les chemins, où s’achève le silence, j’invente le désespoir, l’esprit qui me conçoit, la main qui me dessine, l’œil qui me découvre. […] » (p. 16).

Puis :

1. Condition de nuage (1939-1955) : Le tournesol (4 poèmes), Semences pour un hymne (12 poèmes), Pierres éparses (3 poèmes). Certains poèmes se lisent vite comme ceux de genre haïkus (3 lignes), le premier étant « Le jour ouvre la main / Trois nuages / Et ce peu de paroles. » (p. 23) et il y en a d’autres plus loin. Certains poèmes plus longs se lisent et se relisent : Octavio Paz a des éléments, des inspirations que je ne connais pas mais je comprends à peu près ce qu’il veut dire, l’amour, les jours qui se suivent, les saisons et les éléments ont de l’importance, la parole et la liberté aussi bien sûr.

2. Aigle ou soleil ? (1949-1950) : introduction (2 textes), Sables mouvants (4 poèmes), Aigle ou Soleil ? (19 poèmes). Voici comment cette section débute : « Je commence et recommence. Mais je n’avance pas. Chaque fois qu’elle atteint les lettres fatales, la plume recule : un interdit improbable me ferme le chemin. Hier, investi des pleins pouvoirs, j’écrivais sans peine […]. Aujourd’hui, je lutte seul avec une parole. Celle qui m’appartient, celle à laquelle j’appartiens […] » (p. 45). Liberté (aigle) ou manque (perte) de liberté (soleil) ? Culture hispanique (aigle) ou culture indigène (soleil) ? Octavio Paz joue sur les mots et avec les mots. J’ai ressenti un petit côté kafkaïen durant cette nuit d’insomnie par exemple : « Je me relève : il est à peine une heure. Je m’allonge, mes pieds sortent de la chambre, ma tête perfore les murs. Je m’étends dans l’immensité comme les racines d’un arbre sacré, comme la musique, comme la mer. La nuit se peuple de pattes, de dents, de griffes, de ventouses. Comment défendre ce corps trop grand ? Que font, à des kilomètres de distance mes orteils, mes doigts, mes oreilles ? Je me rétrécis lentement. Le lit craque, mon squelette craque, les charnières du monde grincent. […] » (p. 52). Qu’en pensez-vous ? En tout cas, nous avons ici de la poésie libre, en fait en prose, comme autant d’histoires surréalistes qui parlent d’amour, de folie, de nuit, de prison… « On nous dit : un sentier droit ne mène jamais à l’hiver. Maintenant, mes mains tremblent. Les mots me pendent de la bouche. Donne-moi un petit siège et un peu de soleil. » (p. 92). Je comprends que le petit siège correspond à la culture hispanique et le soleil à la culture amérindienne.

3. À la limite du monde (1937-1958) : introduction (2 poèmes), La saison violente (8 poèmes). Nous retrouvons ici de la poésie plus classique. « Dans la lumière filtrée par les feuilles, / poissons somnambules et absorbés, / passent des hommes, femmes, enfants, bicyclettes. / Ils vont tous, nul ne s’arrête. / Chacun a sa petite affaire : / le cinéma, la messe, le bureau, la mort, / se perdre en d’autres bras, / en d’autres yeux se retrouver, / se souvenir qu’on est un être vivant, l’oublier. / Personne ne veut atteindre la fin, / où la fleur est fruit, le fruit lèvres. » (p. 122). Cette partie est plus sombre, peut-être plus imaginative aussi. « […] voici l’homme qui tombe et se lève et se repaît de poussière et rampe, / l’insecte humain qui troue la pierre, qui troue les siècles et que la lumière carie, / voici la pierre cassée, l’homme cassé, la lumière cassée. » (p. 154). Je pense qu’ici, Paz est désabusé par les violences, le fascisme, les exactions politiques de tous bords…

4. Pierre de soleil (1957, traduction de Benjamin Péret) : un long poème plus note, notice, vie et œuvre d’Octavio Paz. « je cherche sans trouver, j’écris dans la solitude, / il n’y a personne, le jour tombe, l’année tombe, / je tombe avec l’instant, je tombe au fond, / invisible chemin sur des miroirs / qui répètent mon image brisée, / je marche sur des jours, des instants parcourus, / je marche sur les pensées de mon ombre, / je piétine mon ombre en quête d’un instant » (p. 163). C’est beau, c’est triste, peut-être l’auteur se cherche-t-il une place, une autre place dans ce monde…

J’ai lu la préface de Claude Roy après avoir lu le recueil parce que je voulais un œil neuf, un œil ouvert pour cette poésie mexicaine et cet auteur que je lisais pour la première fois, pour m’en imprégner, pour essayer de comprendre par moi-même, mais c’est vrai que cette préface explique des choses sur la vie, les influences (hispaniques et indiennes, révolutions mexicaine et espagnole, ouvertures sur l’Europe, les États-Unis et l’Asie) et l’œuvre d’Octavio Paz, un auteur que je relirai, c’est sûr. Grâce à un grand-père intellectuel indigéniste, à un père avocat qui voyage aux États-Unis, à une tante française qui lui fait découvrir la littérature française, Octavio Paz est, dès l’enfance, ouvert au monde, aux autres, au passé aussi. « Vie vagabonde, entre le Mexique, les États-Unis, la France, le Japon, l’Inde. » (p. 10), il a oublié l’Espagne puisque Paz y est allé durant la révolution (1937). Je comprends mieux les inspirations de Paz, la recherche des racines indiennes comme la poésie nahuatl (Aztèque), sa philosophie, son idéalisme, le côté surréaliste (il était ami avec André Breton, entre autres), son vécu (en France, Espagne, Inde…). « L’homme n’est homme que parmi les hommes. » (p. 13).

Une très belle lecture (et découverte) pour Les classiques c’est fantastique #3 (en août, le thème est sur un air latino, chaleur et lectures qui chantent, direction la littérature classique d’Amérique du sud), mais aussi pour 2022 en classiques, Challenge lecture 2022 (catégorie 37, un livre publié l’année de notre naissance, Liberté sur parole a été publié en 1966), Les textes courts (Condition de nuage fait 42 pages avec la préface, Aigle ou soleil 72 pages, À la limite du monde 42 pages, Pierre de soleil 34 pages) et Un genre par mois (en août, un classique).

To Repel Boarders (À l’abordage) de Jack London

To Repel Boarders (À l’abordage) de Jack London.

En numérique, anglais (1902) et français, une dizaine de pages.

Genres : littérature états-unienne, nouvelle, classique.

Comme j’ai eu du mal ces derniers jours pour lire et rédiger une note de lecture, j’ai choisi de lire une nouvelle. Je l’ai lue en anglais et en français.

Cette nouvelle de Jack London est parue aux États-Unis dans le St. Nicholas Magazine en juillet 1902 puis dans le mensuel McClure, Phillips & Co (1922) et dans le recueil Dutch Courage and Other Stories (The Macmillan Co, 1922).

Elle a été traduite en français par Louis Postif et publiée sous le titre À l’abordage dans Les pirates de San Francisco et autres histoires de la mer (10/18, recueil, 1973) puis dans Le mouchoir jaune et autres histoires de pirates (Folio, recueil, 1981) puis dans L’évasion de la goélette (Gallimard, recueil, 2008).

Jack London, de son vrai nom John Griffith Chaney (quoique William Chaney nie être le père et que, suite au séisme de 1906, les registres sont détruits), naît le 12 janvier 1876 à San Francisco en Californie (États-Unis). Avec sa mère, remariée à John London (qui a plusieurs enfants de son premier mariage), la famille déménage souvent mais reste en Californie (baie de San Francisco, Oakland, Alameda, San Mateo…). John/Jack vit au milieu des animaux, aime lire dès l’enfance, fréquente l’école, la bibliothèque et est embauché pour des petits boulots mais ce qu’il aime, c’est la mer et la liberté. Il devient le « prince des pilleurs d’huîtres », boit beaucoup mais gagne bien sa vie jusqu’à ce qu’il perde son bateau. Ensuite, il s’engage sur un bateau, profite d’une vie vagabonde, puis travaille pour reprendre ses études. Il devient journaliste, nouvelliste, romancier, poète, dramaturge, militant aussi, il part au Klondike où il trouve matière à écrire (à défaut d’or), il se marie avec une amie et le couple a deux filles. Il écrit sur l’East End (un quartier pauvre de Londres), il est correspondant pour la guerre russo-japonaise, pour la guerre de Corée, se passionne pour la révolution russe puis voyage dans le Pacifique et en Océanie. Il va aussi au Mexique, à Hawaii, bref il a une vie bien remplie et de quoi écrire articles et fictions (il est d’ailleurs l’écrivain le mieux payé du XXe siècle) d’autant plus qu’il s’inspire d’auteurs français et britanniques qu’il apprécie. Il meurt le 22 novembre 1916 à Glen Ellen en Californie et certains de ses titres sont publiés posthumes. Nombres de ses œuvres sont adaptées (séries, cinéma, bandes dessinées, chansons même).

La nouvelle To Repel Boarders (À l’abordage) est un dialogue entre Paul Fairfax et Bob Kellogg. Paul est persuadé de ne pas être à sa place, de ne pas être né au bon moment, il aurait aimé vivre durant « the days of the sea-kings », c’est-à-dire à l’époque des rois de la mer. « No, honest, now, Bob, I’m sure I was born too late. The twentieth century’s no place for me. If I’d had my way… ».

Paul et Bob, nés à Bay Farm Island à San Francisco, sont amis d’enfance. Leur rêve ? La mer ! Là, ils sont sur The Mist / La Brume, il est passé minuit et c’est la première fois qu’ils naviguent de nuit. « The Mist, being broad of beam, was comfortable and roomy. ». « La Brume, étant large de poutre, était confortable et spacieuse. ».

Paul déplore qu’au XXe siècle, il n’y a plus de romance et d’aventure comme avant… Trop de civilisation… Paul vit dans une nostalgie qu’il n’a pas connue… « Why, in the old times the sea was one constant glorious adventure, he continued. A boy left school and became a midshipman, and in a few weeks was cruising after Spanish galleons or locking yard-arms with a French privateer, or — doing lots of things. ». « Pourquoi, dans les temps anciens, la mer était une aventure glorieuse constante, poursuivit-il. Un garçon quittait l’école, devenait aspirant et, en quelques semaines, il naviguait après des galions espagnols ou verrouillait les bras de cour avec un corsaire français, ou faisait beaucoup de choses. ».

C’est que Paul lit beaucoup, a beaucoup d’imagination et rêve d’aventure ! Mais l’aventure n’est pas encore au rendez-vous… Tout à coup, leur bateau entre en collision avec le filet d’un autre bateau… « You break-a my net-a! You break-a my net-a! », pas contents les pêcheurs pirates qui ont abordé avec des couteaux The Mist et attaquer les deux jeunes hommes qui ne s’en sont sortis que grâce au vent. « Now that you’ve had your adventure, do you feel any better? ». « Maintenant que tu as vécu ton aventure, tu te sens mieux ? ».

Souvenir d’enfance ? Souvenir d’une lecture ? Véritable petite aventure ? L’auteur aime la mer, la navigation, le danger et ça se ressent dans cette courte nouvelle. Je me rappelle avoir lu quelques titres à l’adolescence, L’appel de la forêt, Croc Blanc, des titres qui m’avaient marquée et il faudrait que je relise plus sérieusement cet auteur précurseur du Nature Writing.

Pour 2022 en classiques, Les classiques c’est fantastique (en juillet, le thème est bord de mer ou grand large) et Les textes courts.

L’Autre Paris d’Ivar Lo-Johansson

L’Autre Paris d’Ivar Lo-Johansson.

Ginkgo, collection L’élan, octobre 2016, 88 pages, 10 €, ISBN 978-2-84679-268-4. Okänt Paris (c’est-à-dire Paris inconnu, 1954) est traduit du suédois par Philippe Bouquet.

Genres : littérature suédoise, récit de voyage, récit social.

Ivar Lo-Johansson naît le 23 février 1901 à Ösmo (sud-est de Stockholm) en Suède. Son premier livre est Vagabondliv i Frankrike (Une vie de vagabond en France) paru en 1927. Il écrit sur les Statares (système créé au XVIIIe siècle qui permettait aux patrons de payer les ouvriers agricoles en nature, c’est-à-dire avec le gîte et le couvert mais de qualité médiocre, système aboli en 1945), sur le sport, l’analphabétisme, la prostitution, entre autres. Il est écrivain et journaliste, romancier, nouvelliste et poète, il fait partie du mouvement de la littérature prolétarienne. Il meurt le 11 avril 1990 à Stockholm et il est enterré au Skogskyrkogården (Cimetière boisé de Stockholm, un peu un Père-Lachaise suédois). Il existe un site officiel et un musée consacrés à Ivar Lo-Johansson (site en suédois mais un accès à sa bibliographie).

Le traducteur, Philippe Bouquet, rédige la préface du livre. Le 26 août 1969, alors assistant de faculté, il met « pour la première fois les pieds à Stockholm » (p. 7) et il est accueilli par un écrivain suédois qui lui offre son livre, dédicacé, Okänd Paris, « C’était la première fois qu’un écrivain me remettait personnellement une de ces œuvres, celui-ci était un étranger et son livre portait sur mon pays, sa capitale, ses lieux et habitants les plus obscurs. » (p. 8), l’accent étant mis « sur le côté ‘ombre’ de la Ville-Lumière. » (p. 10). Malheureusement, ce livre est « amputé des dizaines de photos qui en font partie intégrante car c’est en compagnie du photographe Tore Johnson qu’Ivar Lo-Johansson a effectué ce reportage […]. » (p. 8).

Aux début des années 1920, Ivar Lo-Johansson vient en France pour la première fois, il y vit dans la misère, dans la rue (comme George Orwell quelques années plus tard, en 1928-1929, qui témoigne avec Dans la dèche à Paris et à Londres, paru en 1933) et il publie Vagabondage en France (ou Une vie de vagabond en France) en 1927 en Suède (inédit en français). S’il revient à Paris, 25 ans après, « c’est pour y observer de près le monde de la pauvreté : les mendiants, les prostituées, les vieux dans leurs asiles et les miséreux dans leurs refuges. » (p. 18).

Comme je souhaite présenter ce livre dans Les classiques c’est fantastique avec le thème de juin C’est dans l’art, je souhaite préciser qu’à travers les miséreux qu’il rencontre, l’auteur a à cœur de parler de l’Art et de l’évolution architecturale de Paris. Par exemple, il va sous les ponts en bord en Seine, et il dit que « Dans le Louvre voisin, les riches touristes américains (et suédois) admirent les mendiants qui figurent sur les tableaux de Rembrandt. Mais ceux qui couchent sous les ponts de Seine, ils ne leur jettent même pas un regard, car ils ne sont pas célèbres. » (p. 11). Les clochards ou cloches ont pourtant une belle vue sur la cathédrale Notre-Dame. Souvent leurs nuits se passent à la belle étoile car les bouches de métro et les églises sont fermées. Certains n’étaient pas des clochards mais des chiffonniers mais « Lorsqu’il y aura des vide-ordures partout à Paris, ce sera la fin des chiffonniers. » (p. 27).

En ce qui concerne les « hospices et […] asiles d’indigents et de vieillards » (p. 31) gérés par l’Assistance publique (il y en a 28 à Paris et très peu en province), beaucoup sont d’anciens châteaux avec parc et jardins, des vieilles pierres, mais sans aucune modernité… Et pour les prostituées, ce n’est pas mieux, les bordels ayant fermés, elles se retrouvent sur le trottoir à la merci des maquereaux, des mauvais clients et des maladies vénériennes…

L’auteur parle aussi des Halles, haut-lieu parisien (créé au début du XIIe siècle) dont aucun auteur n’a parlé depuis Zola… et il n’est pas tendre. « Paris a énormément grandi. Les Halles ont suivi le mouvement mais, malgré leur énormité, ce n’est jamais qu’un marché comme un autre et pas des plus modernes. Le ventre de Paris a tellement grandi qu’il est devenu informe et alourdit le corps, déjà colossal, de la ville, entraînant des problèmes de digestion. Les Halles sont mal organisées, peu hygiéniques et constituent une absurdité du point de vue de la circulation. » (p. 51), j’imagine que ça a évolué en bien, j’espère ! D’ailleurs les Halles avaient un peintre attitré, Narcisse Belle (1900-1967, qui était boucher charcutier aux Halles).

Il y a aussi de nombreuses affiches partout dans Paris, bien sûr beaucoup sont artistiques mais l’auteur est stupéfait par celles qui dénoncent l’alcool (il y a pourtant 15400 cafés et bars à Paris, la France est le premier producteur d’alcool au monde et le plus grand consommateur mais l’alcool est considéré comme ‘un criminel en liberté’, cf p. 57), bref on est loin des affiches du Chat noir (cabaret de Montmartre).

Je ne connaissais pas le cimetière des chiens sur une des îles de la Seine. « Il a été fondé par la poétesse Marguerite Durand. C’est l’un des cimetières les plus riches du monde. Trente-cinq mille animaux y sont enterrés, surtout des chiens, mais également des chats, des oiseaux et un lion. » (p. 63). Imaginez des « cyprès et palmiers […] fontaines en forme de têtes de chien […] monuments de marbre […]. » (p. 63), « les photographies et les sculptures […] mausolées […]. » (p. 64). Vous pouvez voir des photos sur le site de la mairie d’Asnière sur Seine ici et ici.

Et puis, bien sûr, il y a le Paris des artistes, Montparnasse d’abord, Saint Germain des Prés ensuite, c’est que les artistes désargentés doivent bouger lorsque le quartier devient trop cher pour qu’ils puissent continuer d’y vivre (on ne parlait pas à l’époque des bobos mais c’était déjà ce phénomène). « Ce sont les villes désertes de l’art, à Paris. C’est cela, la sociologie de l’art. » (p. 69). Mais les artistes peintres, génies ou idiots, vivent dans les même conditions que leurs prédécesseurs (l’auteur cite Gauguin et Renoir), « Ceux qui meurent ainsi de faim et grelottent de froid dans leur mansarde constatent que cela peut arriver. Pourquoi donc n’en irait-il pas de même pour eux ? Le présent est misérable, mais le rêve est riche. » (p. 73).

L’auteur conclut en disant qu’il existe un autre Paris « nettement plus beau, celui de l’art, de l’intelligence, de la belle architecture et des boutiques de luxe. Mais ce n’est pas pour cela que je suis venu ici. Si je choisis le Paris inconnu et le revers de la médaille, ce n’est pas parce que j’ignore la beauté. » (p. 76).

Allez, le Paris des années 50, on y va, boire un café en terrasse ou un verre de vin (blanc le matin, rouge le soir), enfin si on en a les moyens !

Ce petit livre est beau, intelligent, ou quand un Suédois apprend des choses aux Français sur la France, une France qu’ils n’ont pas connue, une France d’après-guerre (années 50) souvent idéalisée mais l’auteur rencontre et raconte le réel. Il est vraiment dommage que les photographies de Tore Johnson (1928-1980) n’aient pas pu être insérées dans ce livre (évidemment ça aurait eu un coût) mais il est possible d’en voir sur internet, en particulier sur Tore Johnson – Bilder från Paris du Nordiska Museet ou sur Tumblr entre autres (d’après ce que j’ai vu, elles sont toutes en noir et blanc).

D’autres titres d’Ivar Lo-Johansson traduits en français : La tombe du bœuf et autres récits (Actes Sud, 1982) et Histoires d’un cheval et autres récits (Actes Sud, 1986), quelqu’un les a lus ?

Je tiens à dire que Ginkgo m’avait envoyé ce livre en 2016 mais que je n’avais pas pu le lire pour des raisons personnelles (séparation, déménagement, problème de santé) et pratiques (en fait il était dans un des 10 cartons de livres non déballés à ce moment-là et je ne l’ai retrouvé que récemment). Merci pour cette belle lecture même si elle arrive 5 ans et demi après !

En plus du challenge Les classiques c’est fantastique avec le thème de juin C’est dans l’art, je mets cette lecture dans 2022 en classiques, Challenge de l’été – Tour du monde, Challenge lecture 2022 (catégorie 17, un livre publié après le décès de l’auteur, auteur mort en 1990 et livre publié en France en 2016), Petit Bac 2022 (catégorie Lieu pour Paris), Shiny Summer Challenge 2022 (menu 4 – Chaud et ardent, sous menu La flamme intérieure = essai, documentaire et enrichissement personnel, ce récit de voyage est un essai littéraire et documentaire sur le Paris des années 50), Les textes courts, Tour du monde en 80 livres (même s’il parle de Paris, l’auteur est Suédois et c’est sa nationalité qui compte pour ce challenge), Un genre par mois (le thème de juin est la non fiction, biographie, voyage…) et le Challenge nordique (Suède).

Les quatre fils d’Ève de Vicente Blasco Ibáñez

Les quatre fils d’Ève de Vicente Blasco Ibáñez.

La Revue de Paris, 1922, 45 pages (lecture numérique). Los cuatro hijos de Eva (1921) est traduit de l’espagnol par Georges Hérelle.

Genres : littérature espagnole, novella, classique.

Vicente Blasco Ibáñez naît le 29 janvier 1867 à Valence (Espagne). Il étudie le droit dès 1882 et publie son premier texte dans une revue de Valence puis, à Madrid, il fonde le journal fédéraliste La Revolución en 1887 et publie Fantasías (son premier livre). Écrivain, journaliste et homme politique, il est considéré comme l’un des plus grands romanciers de langue espagnole (avec ses romans de style naturaliste, il est comparé à Émile Zola). Il fonde le blasquisme (mouvement idéologique populiste et républicain, anticlérical et qui appelle à l’insurrection) et le journal El Pueblo en 1894. Il publie de nombreux romans entre 1892 et 1929 (plusieurs sont adaptés au cinéma) et il est invité pour des conférences en Europe et en Amérique (en particulier en Argentine et aux États-Unis). Il s’exile en France en 1925 et meurt à Menton (France) le 28 janvier 1928.

Durant l’hiver en Europe, des migrants, des Espagnols et des Italiens pour la plupart, partent moissonner chaque année en Argentine. Malgré le prix du voyage, ils gagnent plus là-bas (6 pesos par jour) que dans leur pays (quelques centimes). Les propriétaires argentins [les] appellent ‘hirondelles’ » (p. 3). Le tio (oncle) Correa, un Espagnol qui travaille en Argentine depuis trente ans, est « l’oracle des moissonneurs espagnols » (p. 4), un patriarche respecté mais ce jour-là, un homme avait eu le bras broyé et il resterait handicapé à vie. Alors Correa se lamente et se plaint…

« Le mal est sans remède. Il y aura toujours des riches et des pauvres, et ceux qui sont nés pour servir les autres doivent se résigner à leur triste sort. Ma grand’mère le disait bien, et pourtant elle était une femme : c’est la faute d’Ève s’il n’y a pas d’égalité dans le monde ; et nous, qui passons rageusement notre vie à servir et à engraisser les autres, c’est la première femme que nous devons maudire pour la servitude à laquelle elle nous a condamnés. Mais quel est le mal qui n’a point pour cause les femmes ? » (p. 6). Il faut bien un(e) coupable quelle que soit l’époque…

Mais pourquoi Ève ? Remontons à l’époque où Adam et Ève sont « chassés du Paradis terrestre et condamnés à gagner leur pain à la sueur de leur front » (p. 7) et comprenons bien qu’en fait c’est Adam qui a tout fait, tout inventé, tout construit, tout travaillé ! Quant à Ève, elle mettait « au monde un enfant tous les ans, quelquefois deux, ― elle ne pouvait pas s’en dispenser, puisqu’elle avait la mission de peupler la terre, ― elle demeurait toujours aussi jolie. » (p. 10). Oui, vous avez bien lu ! Pourquoi je lis ça, moi ? Bon, c’est pour la bonne cause, grand auteur espagnol, classique, tout ça…

Alors qu’Adam est « le travailleur infatigable, le bon procréateur » (p. 11), Ève est parfois « injuste et agressive » (p. 10), surtout elle est une coquette, fantaisiste et ambitieuse qui délaisse ses enfants et devient vaniteuse… Euh, c’est plus que de l’anticléricalisme de la part de l’auteur, là, c’est de la misogynie pure et dure ! Y aurait-il quelque chose que je ne comprends pas dans cette histoire ? Bon, continuons…

Bref, un jour, un chérubin prévient Ève que, s’il ne pleut pas, le Créateur viendra leur rendre visite sur Terre. C’est pourquoi elle choisit, parmi la centaine d’enfants, ses quatre préférés « et elle les débarbouilla, les habilla le mieux qu’elle put. Puis, avec force bourrades, elle poussa tous les autres dans une étable et les y enferma sous clef, malgré leurs protestations. » (p. 23). Arrivent l’escorte, les archanges et le Seigneur avec les anges et les hauts dignitaires de la cour céleste… Le Seigneur ne veut pas revenir sur la punition qu’il a infligée à Adam et Ève mais il considère que leurs enfants sont innocents donc il veut leur faire un cadeau à chacun mais… « Quatre enfants seulement ? ― s’étonna le Seigneur. ― Je vous croyais une descendance plus nombreuse. Mes cadeaux ne me ruineront pas. Allons, petits, approchez. » (p. 27).

Je ne vous dis pas le cadeau que reçoit chacun des quatre fils, oui Ève a choisi quatre fils, aucune fille… Lisez ce conte presque biblique qui vous éclairera indubitablement sur « l’absurde logique par laquelle l’humanité se laisse conduire » (p. 33) puisqu’un tout petit nombre dirige (en plus quatre n’est pas un très bon chiffre dans certains pays du monde) alors que les autres sont enfermés dans l’étable comme un troupeau honteux qu’on doit cacher… Le monde est finalement une « éternelle tragédie » (p. 36) et je comprends où le vieux Correa voulait en venir au niveau social et humain même si j’ai un peu de mal avec ce non-humour cinglant. Mais, résolument à lire, à découvrir !

Avez-vous déjà lu cet auteur espagnol ? Si oui, quel(s) titre(s) ? Je me laisserais bien tenter (un de ces jours) par le roman Les quatre cavaliers de l’Apocalypse (Los cuatro jinetes del Apocalipsis, 1916). En tout cas, vous pouvez lire Les quatre fils d’Ève sur plusieurs sites en numérique et sur Wikisource en espagnol.

Après L’œuf de cristal de H.G. Wells, un auteur anglais, hier, je continue le tour d’Europe, thème de mai de Les classiques c’est fantastique avec cet auteur espagnol que je ne connaissais pas et je mets aussi cette lecture dans 2022 en classiques, Mois espagnol et sud-américain, Petit Bac 2022 (catégorie Famille pour Fils) et Les textes courts.

Yaban (L’étranger) de Yakup Kadri Karaosmanoglu

Republication d’un ancien billet revisité

À l’heure où le monde littéraire parle d’Orhan Pamuk (très grand écrivain, bien entendu), j’aimerais vous faire découvrir un petit roman, sûrement peu connu, d’un autre romancier turc, mais de la génération précédente.

Yaban (L’étranger) de Yakup Kadri Karaosmanoglu, roman écrit en 1932 et traduit en français en 1989.

Traduit du turc par Ferda Fidan et préfacé par Nedim Gürsel (dont je viens de lire Voyage en Iran, la note de lecture arrive).

Édition Cent Pages, collection Unesco, février 1989, 215 pages, ISBN 2-906724-19-X (cette maison d’éditions fondée en 1987 s’est apparemment arrêtée en 2012).

Yakup Kadri Karaosmanoglu naît au Caire (Égypte) le 27 mars 1889 dans une famille ottomane. Il étudie le français et le Droit mais préfère se consacrer à sa passion, l’écriture. Il publie des nouvelles et des poèmes en prose dans plusieurs journaux d’Istanbul mais, suite à la défaite de l’empire ottoman en 1918 et à l’occupation de la Turquie par les Alliés, il préfère entrer dans la résistance et rejoindre les troupes kémalistes en Anatolie. En 1922, il publie un roman politique et social qui annonce la modernité de la Turquie, Kiralik konak (Demeure à louer) et en 1923, lorsque le gouvernement d’Atatürk est mis en place, on le retrouve député au parlement républicain puis il accepte sans grande motivation un poste de diplomate. Il fonde la revue Kadro, revue politique kémaliste et littéraire sociale, en 1932, avec quatre amis intellectuels de gauche. Après avoir consacré les dernières années de sa vie à rédiger ses mémoires de diplomate et d’homme de lettres, il meurt à Ankara (Turquie) le 13 décembre 1974. Il est considéré comme un des grands romanciers turcs de la première moitié du XXe siècle, bien qu’il soit aussi journaliste, poète, nouvelliste et dramaturge.

Yaban est certainement son œuvre la plus célèbre (en tout cas la première et seule traduite en français pour le moment) et a suscité une vive polémique lors de sa publication en Turquie puisque l’auteur a été accusé de « dénigrer le paysan turc ». Ce roman a été écrit et publié 10 ans avant L’étranger d’Albert Camus. En 1996, Yaban est adapté au cinéma par le réalisateur turc Nihat Durak, sous le même titre Yaban, j’aimerais bien voir ce film qui dure plus de deux heures trente (je l’ai trouvé ici mais il est en turc sans sous-titres !).

Mon résumé – Ahmet Celal est un jeune officier brillant mais amputé d’un bras au cours de la première guerre mondiale, il fuit Istanbul occupée par les Alliés et une vie citadine qu’il ne supporte plus. Il se retire dans un petit village de la steppe anatolienne et découvre avec horreur le monde rural. De leur côté, les paysans le considèrent comme un étranger dans son propre pays. En 1921, avec la guerre d’indépendance, il se dit que les Alliés arriveront inévitablement en Anatolie et décide de fuir à nouveau. Emine, la femme qu’il aime étant blessée, il est obligé de l’abandonner mais lui laisse un cahier. C’est le journal intime que cet homme tenait sur le cahier que les lecteurs peuvent lire et qui leur permet de découvrir une Turquie en plein bouleversement.

Mon avis – C’est un très beau roman que j’ai lu avec beaucoup de plaisir et qui m’a appris des choses sur la Turquie, sa ruralité d’un côté, sa transformation en pays moderne d’un autre côté. Je pense que c’est un roman réaliste et naturaliste (j’ai lu qu’il a été le précurseur des « romans de village »). Il est bien dommage que les autres œuvres de cet auteur ne soient pas traduites en français…

Si la littérature turque vous intéresse, vous pouvez lire non seulement Yakup Kadri Karaosmanoglu mais aussi Orhan Pamuk (Prix Nobel de Littérature en octobre 2006) et découvrir de nombreux autres écrivains sur le site de l’association (et également éditeur) À Ta Turquie, basée à Nancy (jeu de mot entre Ataturk et Ataturquie).

Autres romans de Yakup Kadri Karaosmanoglu – En 2008, Ankara aux éditions Turquoise (204 pages, 18 €, ISBN 9782951444805) et en 2009, Leïla fille de Gomorrhe aux éditions Turquoise (208 pages, 18 €, ISBN 978-2-9514448-3-6). À noter que cette maison d’éditions publient d’autres auteurs turcs dans la collection écriturques.

J’espère que ça vous donne des idées pour le Printemps de la littérature turque. Et ce roman va aussi dans 2022 en classiques, Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 23, un livre adapté en film), Challenge lecture 2022 (catégorie 7, un livre dont la publication a fait scandale) et Voisins Voisines 2022 (Turquie).

Les classiques c’est fantastique ! #3

Après deux belles éditions : #1 en 2020-2021 (avec 18 billets pour 12 thèmes honorés sur 13 puisque j’avais raté le premier sur Zola) et #2 en 2021-2022 (avec 13 billets pour 9 thèmes honorés sur 12), Moka annonce Les classiques c’est fantastique ! #3, une très bonne nouvelle et encore des thèmes excellents.

Infos, logo (et logos des thématiques mensuels) et inscription chez Moka + le groupe FB. Les consignes sont de publier le billet le dernier lundi du mois (et si d’autres billets, les jours suivants de la semaine) et de garder le titre secret jusqu’à la publication.

Les thèmes mensuels

Mai : tour d’Europe (les grands classiques européens à l’honneur) avec L’œuf de cristal de H.G. Wells (Mercure de France, 1899, Angleterre) et Les quatre fils d’Ève de Vicente Blasco Ibáñez (La Revue de Paris, 1922, Espagne)

Juin : c’est dans l’Art ! (tout classique évoquant l’Art sous toutes ses formes, musique, peinture, sculpture) avec L’Autre Paris d’Ivar Lo-Johansson (Ginkgo, 2016, Suède, 1954)

Juillet : bord de mer ou grand large (on prend le large pour des lectures à travers lesquelles la mer ou l’océan ont une place essentielle) avec To Repel Boarders (À l’abordage) de Jack London (1902, États-Unis)

Août : sur un air latino (chaleur et lectures qui chantent, direction la littérature classique d’Amérique du sud) avec Liberté sur parole d’Octavio Paz (Gallimard, poèmes rédigés et publiés entre 1939 et 1958, Mexique)

Septembre : friendship never dies ! (c’est la rentrée, l’heure de retrouver les amis dont on s’est éloignés durant l’été, alors mettons l’amitié à l’honneur à travers les grands textes littéraires). J’ai zappé ce thème… Déjà je n’avais pas d’idées de lecture et je n’étais pas du tout en état de lire (En coup de vent… 156).

Octobre : Victor H. vs Marcel P. (après la saison 1 qui a vu s’affronter Balzac et Flaubert et les Marguerite, Duras vs Yourcenar, de la saison 2, nouvelle battle avec deux monstres sacrés de la littérature française, Victor Hugo & Marcel Proust) et j’ai choisi le barbu avec Hernani de Victor Hugo (théâtre).

Novembre : titre-prénom (un titre classique qui comporte un prénom dans son titre) avec La résistible ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht (L’Arche, 1959, Allemagne, 1941) et Princesse Saphir 1 d’Osamu Tezuka (Soleil Manga, 2005, Japon, 1953)

Décembre : l’appel du grand Nord (grand froid, grand Nord, Scandinavie, Sibérie, Alaska, Groenland, Canada… On sort les plaids et on se réchauffe au coin du feu en attendant le Grand Barbu ! Possibilité de choisir des auteurs et autrices classiques originaires de ces grandes terres du Nord ou des classiques s’y déroulant)… Je voulais lire un Jack London mais j’ai zappé…

Janvier 2023 : jamais sans mon Steinbeck (il avait été plébiscité lors du mois consacré aux adaptations cinématographiques. Nous avons donc décidé de le mettre à l’honneur. Et puis, commencer l’année avec le grand John sonne assurément comme la plus belle résolution qu’on ait clairement envie d’honorer, non ?) avec En un combat douteux… de John Steinbeck (Folio, 1972, États-Unis, 1936)

Février : les couples littéraires (mois tout à fait opportun pour se frotter (en tout bien tout honneur) aux couples célèbres en littérature. Au choix, parce que plus on est de fous/folles, plus on lit : histoire de couples célèbres, correspondances amoureuses entre auteurs et autrices, titres qui impliquent des couples d’écrivains connus. On va s’aimer en littérature. Beaucoup. Tout le temps. Ou au moins en février) avec Journal ou Mémoires de la vie littéraire des frères Goncourt (1851-1853, France)

Mars : un mois rien que pour Virginia (mois de la journée internationale des droits des femmes, autrice à l’honneur en ce mois classique. Et cette année, il s’agit de lire celle qui divise tant, à savoir la grande Virginia Woolf)

Avril : époque victorienne (terminer cette année classique avec une véritable immersion dans l’époque victorienne. À nous la lecture des romans anglais publiés sous son règne pour ces jours d’avril qui marqueront aussi la fin de cette folle 3e saison !)

Vie et poésie de Taras Chevtchenko

Genres : littérature ukrainienne, poésie, classique.

Taras Hryhorovytch Chevtchenko (en ukrainien : Тара́с Григо́рович Шевче́нко) naît le 25 février 1814 (9 mars dans le calendrier grégorien) à Moryntsi (région de Tcherkassy, Ukraine) dans une famille paysanne. Il est orphelin jeune (sa mère meurt en 1823 et son père en 1825). Il devient serviteur à Vilnius (Lituanie) et son employeur l’envoie à l’université de Vilnius pour qu’il suive les cours du peintre Jan Rustem (1762-1835) puis à l’Académie impériale des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg avec les cours du peintre Evgeny Nikolaevich Chiriaev (1887-1945).

Taras Chevtchenko est poète, peintre, ethnographe et humaniste. Il est considéré comme le plus grand poète romantique de langue ukrainienne. Il est aussi une figure emblématique dans l’histoire de l’Ukraine puisqu’il marque le réveil national du pays au XIXe siècle. Sa vie et son œuvre font de lui une icône de la culture de l’Ukraine et de la diaspora ukrainienne au cours des XIXe et XXe siècles. La principale université ukrainienne porte son nom depuis 1939, c’est l’Université nationale Taras-Chevtchenko à Kiev fondée en 1834 (photo ci-dessus, dans quel état est-elle maintenant ?…).

Sa vie n’est pas de tout repos, il recueille pour la Commission d’archéologie de Kiev les monuments historiques et les traditions folkloriques de l’Ukraine mais ses poèmes satiriques et ses idées politiques subversives (il milite pour l’abolition du servage et l’égalité sociale) déplaisent au tsar Nicolas Ier qui lui interdit d’écrire et de peindre… Il est alors exilé (d’abord à Orenbourg près de la mer Caspienne puis près de la mer d’Aral au Kazakhstan puis à nouveau au bord de la mer Caspienne à Novopetrovskoïe). Mais cela lui permet d’étudier les Kazakhs et il écrit et peint en cachette.

Il laisse une œuvre culturelle, littéraire (248 poèmes) et artistique ainsi que la création de l’alphabet ukrainien (mille ans après la création de l’alphabet cyrillique). Il meurt le 26 février 1861 (10 mars dans le calendrier grégorien) à Saint-Pétersbourg (Russie), surveillé par la police du tsar.

Suite à la parution de son premier recueil de poèmes, Kobzar (en ukrainien Кобзар) en 1840, il est surnommé Kobzar qui signifie barde, c’est-à-dire un artiste qui chante en s’accompagnant de la kobza (ancien instrument de musique d’Europe de l’Est)… même s’il ne jouait pas de cet instrument !

Extraits de quelques-uns de ses poèmes

Le Caucase (1845) traduit par Eugène Guillevic. Terriblement d’actualité ! « Notre âme ne peut pas mourir, / La liberté ne meurt jamais. […] La vérité se lèvera ! / La liberté se lèvera ! […] Mais les rivières pour l’instant / Coulent toutes pleines de sang. […] Beaucoup de soldats y sont morts. / Combien de pleurs ? Combien de sang ? […] Luttez ; vous vaincrez ; Dieu vous aide ! / Avec vous sont la vérité, / La liberté sacrée, la gloire ! ».

Le soir (1876), traduit par Émile Durand pour la Revue des Deux Mondes (3e période, tome 15, p. 941). « La mère, autour de la maison, / A couché les petits enfants ; / Elle-même dort près d’eux. / Tout bruit s’éteint… Seuls, la jeune fille / Et le rossignol veillent encore. » Bien que la construction de cette poésie soit différente, elle me fait un peu penser à un haïku.

Marianne (1876), traduit par Émile Durand pour la Revue des Deux Mondes (3e période, tome 15, p. 942-944). Marianne est fille unique, belle, et sa mère veut la marier mais elle voit Pètre, un Cosaque, en cachette. « Pourquoi pleures-tu, mon bel oiseau ? lui demandait Pètre. Elle le regardait, et, souriante : – Je n’en sais rien moi-même ! – Tu penses peut-être que je t’abandonnerai ? Non, j’irai avec toi et je t’aimerai tant que je vivrai. »

Le testament (1921), traduction anonyme. « Quand je mourrai, enterrez-moi / Dans une tombe au milieu de la steppe / De ma chère Ukraine, / De façon que je puisse voir l’étendue des champs, / Le Dniéper et ses rochers, / Que je puisse entendre / Son mugissement puissant. ».

Le destin (sans date), traduit par Myroslawa Maslow. « Nous n’avons pas été sournois, / Nous avons marché tout droit, nous n’avons pas / Un seul grain de mensonge avec nous… ».

L’Hérétique (Jan Hus) (sans date), traduit par Sophie Borschak et René Martel. « Des flots de sang coulèrent, / Éteignirent l’incendie, / Et les Germains se partagèrent / Les tristes décombres / Et les orphelins. […] Mais, dans les décombres de jadis, / L’étincelle de fraternité couvait. / Elle couvait, elle attendait / Des mains fortes et hardies. / Elles vinrent. Alors jaillit, / Du plus profond des cendres, / La belle flamme, le cœur hardi, / Les yeux d’aigle intrépides. / Tu as allumé, Ô sage, / Le flambeau de la liberté / Et de la vérité. » Jan Hus (1372-1415) est un théologien et réformateur religieux tchèque qui fut excommunié, condamné pour hérésie et brûlé sur le bûcher. Il est considéré comme le précurseur du protestantisme.

Il est possible de lire la poésie de Taras Chevtchenko dans Œuvres choisies (DNIPRO, 1978, 320 pages, traduction d’Henri Abril, Nina Nassakina et Cazimir Szymanski, version bilingue et illustrée) et dans Kobzar (Éditions Bleu et Jaune, 2015, 130 pages, traduction et annotations de Darya Clarinard, Justine Horetska, Enguerran Massis, Sophie Maillot et Tatiana Sirotchouk).

Et pour finir, le portrait d’Ira Frederick Aldridge (1807-1867), acteur sénégalais-américain, un des plus grands interprètes du théâtre de William Shakespeare, que Taras Chevtchenko a réalisé au pastel en 1858 (il a rencontré l’acteur lors de sa tournée européenne qui l’a conduit jusqu’en Russie). Vous pouvez voir d’autres peintures de Chevtchenko sur WikiArt.

J’espère que ce billet vous a plu et je le dépose dans les challenges 2022 en classiques et Les classiques c’est fantastique #2 (le thème d’avril est « les enfants du siècle », ici le XIXe siècle) et Les textes courts.