Le chien des étoiles de Dimitri Rouchon-Borie

Le chien des étoiles de Dimitri Rouchon-Borie.

Le Tripode, août 2023, 240 pages, 19 €, ISBN 978-2-37055-369-0.

Genres : littérature française, roman.

Dimitri Rouchon-Borie naît le 3 août 1977 à Nantes. Il étudie la philosophie et les sciences cognitives puis devient journaliste et chroniqueur judiciaire. Il est aussi romancier, nouvelliste et travaille pour le quotidien breton Le Télégramme. Du même auteur : le document Au tribunal, chroniques judiciaires (La Manufacture de livres, 2018). Comme je suis Le Tripode, j’avais déjà repéré les titres de cet auteur parus dans cette maison d’éditions mais je ne m’étais pas encore lancée : Le démon de la colline aux loups (janvier 2021, premier roman, plusieurs prix littéraires), Ritournelles (mai 2021, nouvelles) et Fariboles (juin 2022, nouvelles).

Le début du roman. « Regardez-moi cette gueule de crasse qu’est de retour ! Le Père s’avance, son visage se fend d’un sourire. Il range son canif, jette le bout de bois qu’il était en train d’épointer, écarte les bras. – Ça, c’est de la carne de mon sang, ça s’en va pas pour de bon à la première misère. Nom de nom mon fils, t’es beau comme si t’étais plus neuf qu’avant ! Il attrape Gio et le serre contre lui. – Fais voir ton pansement, où c’est qu’ils t’ont esquinté, qu’il dit, solennellement, en prenant du recul. » (p. 11).

Gio, 20 ans, a été gravement blessé par un cousin, même un membre de la famille peut trahier… « […] une longue cicatrice en creux, à l’arrière du crâne, un sillon, dans la chair meurtrie. À l’hosto, en soins intensifs, c’était le dossier Sauvez-Gio-Belco. » (p. 12).

Gio a passé six mois à l’hôpital, il revient près de sa famille, il a besoin de se reposer mais… « Fiston, t’as pris un tournevis dans la caboche, ça peut pas faire du bon bricolage. Tout ce que t’as gagné c’est que ça t’a dévissé le ciboulot peut-être pour toujours. Ta mère veut pas y croire. Pour elle, t’es une sorte de miracle. Elle organise une messe demain. Laisse-la croire. Laisse-la espérer, mais toi, te trompe pas d’affaire. T’as des comptes à régler. Vas te reposer. Demain, on va faucher ici et là pour dégager les alentours, ça te fera du bien de poser droit. Et ensuite on discutera de l’honneur et des représailles, et de tout ce qui s’ensuit. » (p. 14).

Après être monté dans un train de marchandises, Gio, Papillon et Dolores arrivent dans une ville inconnue. Ils ne sont pas les bienvenus mais ils n’ont nulle part où aller… « Il reste rien que la mort, et tous les jours elle me souffle des flammes au cul. » (p. 80). Ils sont recueillis par Grand-Mère et apprennent que cette ville est la capitale.

« Du temps a passé depuis qu’il l’a quittée avec ses yeux. Mais parfois, même le temps, c’est pas assez. » (p. 148). Gio va traverser la vie avec des épreuves et des rencontres (boxe avec Henrique, fresque avec des craies, un chien…). « Mais voilà qu’il entend gémir encore. Dehors, le chien est toujours là, assis à la même place, tête basse avec les yeux du pardon qui se posent ici ou là, et qui donnent l’impression de négliger l’homme alors qu’ils s’assurent de sa présence et de son intérêt. Le chien, c’est un bâtard avec un poil brun et un peu gris, et noir, enfin il a quelque chose du loup et du chien mais on ne saurait dire quelle part a pris le dessus. De grands yeux noirs et c’est sans doute beaucoup plus doux que tout ce qu’il a rencontré ces derniers mois. » (p. 185).

Je n’ai pas percuté où se situait ce roman (quelque part en Europe de l’Est ? Ça parle de tabac russe p. 118) ni vraiment à quelle époque (mais ça parle de guerre, de Grande Épopée et de communisme à Cuba). Ce que je peux dire, c’est que ce roman est noir, mais qu’il s’en dégage une lumière incroyable, et que l’écriture de Dimitri Rouchon-Borie est époustouflante (je veux lire ses autres titres !). Sans donner de leçon, l’auteur et Gio donnent aux lecteurs une incroyable leçon de vie. Bien sûr cette lecture sombre peut affliger certains lecteurs mais ce serait vraiment dommage de passer à côté de Gio parce qu’il y a en lui une forme d’onirisme et de poésie exacerbés au milieu de cette violence, cette brutalité, sans qu’il s’en rende compte lui-même.

Je mets cette lecture puissante dans ABC illimité (lettre D pour prénom), Challenge lecture 2024 (catégorie 12, un livre dont le titre comporte 4 mots), Petit Bac 2024 (catégorie Animal pour Chien).

La Colère et l’Envie d’Alice Renard

La Colère et l’Envie d’Alice Renard.

Héloïse d’Ormesson, août 2023, 160 pages, 18 €, ISBN 978-2-35087-896-6.

Genres : littérature française, premier roman.

Alice Renard naît à Paris en 2002. Sa mère est styliste et son père professeur de maths. Elle « est étudiante en littérature médiévale à la Sorbonne. Révélée précoce à l’âge de six ans, la question de la neurodiversité et de l’hypersensibilité l’a toujours passionnée. La Colère et l’Envie est son premier roman. » (l’éditeur) + la Minute Lecture sur le site de l’éditeur. La Colère et l’Envie est sélectionné pour le Prix littéraire Le Monde et le Prix Fémina et reçoit le Prix Méduse 2023 et le Prix littéraire de la vocation 2023.

« mère / Mon poussin, ma toute petite, moi qui t’ai formée au rythme des secrets de mon ventre, je t’ai vue finalement grandir. En dépit de tout. De toutes ces choses incompréhensibles et qui t’étaient contraires.

père / Je n’étais pas fait pour être le père d’une telle enfant. Aujourd’hui, bientôt, d’ici peu, ce ne sera plus tout à fait une enfant. Elle a grandi. Mais moi je ne serai toujours pas fait pour être son père. » (p. 9).

Voici le début du roman : le récit de la mère (Maude) et le récit du père (Camillio). Remarquez le style et la syntaxe différents, et surtout la mère qui dit « tu » à sa fille et le père qui dit « elle » (ne pouvant s’y attacher comme un père le ferait, le devrait ?). Leurs visions et leurs ressentis sont donc totalement différents. La mère est proche de sa fille et, même si elle ne la comprend pas, elle essaie de l’aimer comme elle est et de passer du temps avec elle, elle voit parfois des sourires, de la joie, des pas de danse. Le père est distant, il ne comprend pas sa fille et préfère s’en éloigner, il voit des larmes incompréhensibles, inexplicables, il parle même « d’une forme de débilité » (p. 10).

Isor, 13 ans (au début du roman), est différente depuis sa naissance, elle est mutique mais, lorsqu’elle rencontre le voisin septuagénaire, Lucien, c’est comme si ces deux âmes esseulées se retrouvaient.

La première partie du roman alterne donc entre la mère et le père.

La deuxième partie, racontée par Lucien, est je dirais classique. « Mon Isor, tu ne peux pas savoir comme j’avais peur. Cela faisait une petite éternité que plus personne n’était entré dans ma vie – que je faisais en sorte que plus personne n’y entre. Toi, tu as tout de suite voulu que l’on se rencontre. Ma vieillesse, ma réclusion, ma tristesse, j’ai d’abord cru que tu ne les respectais pas, qu’elles n’étaient rien pour toi, que tu t’en fichais, et que tu agissais avec moi comme avec n’importe qui. Je me trompais. Tu as accepté tout de suite, sans m’en vouloir, sans les questionner, mon chagrin, mes vieux os, ma lenteur et tout le reste. » (p. 61).

La troisième partie est racontée par Isor qui signe I. Puis-je en dire plus ? Je ne pense pas…

La Colère et l’Envie est un roman court mais d’une grande intensité, d’une grande puissance, il est bouleversant et d’utilité publique. Il n’a aucun des défauts des premiers romans et l’autrice n’a que 21 ans ce qui montre une grande maturité humaine et littéraire. C’est pour plusieurs personnes que je connais et pour moi, le premier auteur du XXIe siècle que nous lisons ! Je l’ai lu d’une traite et je me suis pris une claque et un coup de cœur (moi, qui n’apprécie pas vraiment le roman choral) et je sais que je ne suis pas la seule.

C’est pour cette raison que j’ai voulu regarder le film documentaire, Dernières nouvelles du cosmos, réalisé en 2016 par Julie Bertuccelli dont un collègue a parlé. La réalisatrice filme Hélène (née en 1985) et sa maman, Véronique, au quotidien. Et quelle claque aussi ! Un univers totalement différent, un monde énorme, surprenant, cosmique ! Hélène est autiste, elle aime la musique, la nature (avec lesquelles elle est comme en connexion) et elle est poétesse sous le pseudonyme de Babouillec Sp (pour Sans paroles) même si elle arrive à prononcer quelques mots mais le travail est constant. Trois belles personnes, Julie, Véronique et Hélène, et les membres de la troupe (en particulier Pierre Meunier et Marguerite Bordat) qui ont monté le spectacle Forbidden di sporgersi avec les textes de Babouillec, spectacle présenté à Paris et à Avignon, entre autres (infos sur La Belle Meunière). Ci-dessous la bande annonce du film. Et le mot de la fin à Hélène / Babouillec avec cet « extrait de Raison et acte dans la douleur du silence, premier texte de Babouillec » (p. 9 du livret avec le DVD) : « Être ou ne pas être, là est la question. Dire merde à ceux qui croient savoir, là est la réponse. »

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (case n° 23, un livre sur le thème de la santé mentale, je précise que l’autisme n’est pas une maladie mais un trouble neuro-développemental), Challenge lecture 2023 (catégorie 45, un livre dont l’un des personnages est porteur de handicap) et Un genre par mois (en novembre, amour et amitié).

Le dernier des siens de Sibylle Grimbert

Le dernier des siens de Sibylle Grimbert.

Anne Carrière, août 2022, 192 pages, 19 €, ISBN 978-2-3808-2257-1.

Genres : littérature française, roman.

Sibylle Grimbert naît en 1967 à Paris. Elle est autrice (premier roman, Birth Days en 2000) et éditrice (éditions Plein Jour fondées en 2013 avec le journaliste Florent Georgesco).

Allez, dernière note de lecture de l’année ! Il faut que je publie ce billet parce que Le dernier des siens est sûrement parmi mes trois plus grands coups de cœur de l’année.

Comment débute le roman ? « De loin seule la tache blanche de leur ventre se détachait sur la paroi de la falaise, surmontée d’un bec qui brillait, crochu comme celui d’un rapace, mais beaucoup plus long. Ils avançaient en balançant de droite à gauche ; on avait l’impression qu’ils prenaient leur temps, vérifiaient à chaque pas leur stabilité, et qu’à chaque pas ils rétablissaient leur corps par un roulement de bassin. Les hommes progressaient eux aussi avec difficulté, cherchant des appuis sur le sol détrempé et lourd de la petite île […]. » (p. 11).

Aïe, des hommes… Là où les humains passent, la faune et souvent la flore trépassent… Et que ça écrase les œufs, et que ça étrangle les pingouins pour les jeter en un tas… « Maintenant, il n’y avait plus un seul animal vivant sur l’île. » (p. 13). Immonde… Bande de pourritures !

Eldey (Île de Feu en islandais) est un îlot volcanique situé au sud-ouest de l’ouest de l’Islande. Les habitants de ce monolithe étaient des grands pingouins européens mais ils ont disparu… C’est maintenant une réserve naturelle protégée et inaccessible au public mais il ne reste que des fous de Bassan (j’ai déjà vu des documentaires).

Auguste (surnommé Gus), 23 ans, à bord de la chaloupe, voit dans l’eau un rescapé « dont un moignon d’aile cassée pendait sur son ventre » (p. 14) alors il le sauve. C’est que Gus est un jeune scientifique envoyé par le Musée d’Histoire naturelle de Lille, alors ramener un pingouin vivant, même blessé, c’est mieux qu’un pingouin mort.

Gus, installé aux Orcades (Orkney, un archipel au nord de l’Écosse), étudie le pingouin… enfermé dans une cage, « immobile, le bec enfoncé dans la poitrine, le corps tassé, comme calé sur ses pattes » (p. 16). C’est sûr qu’il vaut mieux observer discrètement les animaux dans leur milieu naturel ! Son objectif est de « le dessiner sous tous les angles possibles avant qu’il ne meure. » (p. 17).

Gus est en pension dans le village de Stromness, chez madame Bridge, pas contente de la présence de ce pingouin qu’elle trouve affreux et puant. De plus, les relations sont difficiles entre Gus et le pingouin enfermé, en colère, au regard accusateur, et qui se laisse dépérir (est-ce un comportement naturel qu’un scientifique puisse étudier ?)… Mais enfin Gus se rend compte de « sa beauté et sa majesté. […] Gus découvrait un animal unique, un animal comme il n’en avait jamais vu, dont il peinait à comprendre que c’était un oiseau. […] il fait ce qu’il doit faire, il fait ce que tous les siens font – ce qui lui permet de vivre. Il veut vivre. » (p. 31-32).

Buchanan, un habitant de l’île horrifié par les massacres, explique à Gus que le pingouin est en danger : « Ils essaieront de vendre jusqu’à une moitié de griffe du pingouin, un œil s’ils savent comment le conserver. Le marché est immense, les musées veulent des dépouilles pour enrichir leurs collections, les marchands veulent vendre des dépouilles aux musées, les collectionneurs trouveront de jolies et chères boîtes à tabac fabriquées dans les becs, si c’est à la mode. » (p. 34).

Gus se rend compte qu’il est responsable du pingouin, il devrait l’emmener en France pour qu’il soit à l’abri. En tout cas, il se rapproche de lui, comprend mieux ses besoins et l’appelle Prosperous. L’animal étant en danger avec les marins qui le veulent, Gus emmène Prosp aux îles Féroé (2e partie du roman). « Il regardait toujours Prosp, il dessinait Prosp, il écrivait sur Prosp. Tous les gestes de son animal étaient répertoriés, classés, archivés. Il en savait plus sur les grands pingouins que n’importe quel être humain sur terre en cette année 1836. » (p. 73). De plus, Gus s’est marié à Elinborg et elle s’occupe du pingouin avec lui. Gus se sent tellement proche de Prosp qu’il a l’impression de le comprendre et de ressentir les mêmes choses que lui. « Il le comprenait. Mieux, il était d’accord avec lui. » (p. 80).

Gus publie des articles dans des revues sur la faune et la flore du Grand Nord et devient une référence dans le monde scientifique.

Chez certains humains, il y a enfin une prise de conscience comme Gus qui a vu les grands pingouins massacrés ou Buchanan qui a vu un troupeau de bisons se faire égorger par des trappeurs au Canada, deux extraits de sa lettre à Gus. « J’ai vu au Canada des choses merveilleuses et affreuses. » (p. 95) et « Il paraît que c’est courant. Mais je ne pensais pas que la vue de tout ce sang, la douleur et l’incompréhension de ces animaux que les hommes achevaient juste parce qu’il était en leur pouvoir de le faire m’atteindraient autant. » (p. 96).

Gus aimerait que Prosp rencontre d’autres grands pingouins et puisse se reproduire. Le frère d’Elinborg, Signar, l’embarque pour Saint-Kilda. « Prosp criait de joie, le cou dressé vers l’horizon, la mer, les embruns. » (p. 98) mais les hommes ne voient que des phoques et des macareux, cependant Prosp sait ? a senti ? et son comportement change, « Prosp se pavanait. » (p. 99).

J’ai aimé la confiance qui s’installe entre Gus (et sa famille ensuite) et Prosp (ce n’était pas gagné, ça a été tout un travail d’approche et de compréhension mutuelles), l’affection qui les unit dans leurs similitudes et leurs différences, même si, évidemment il aurait été préférable que Prosp vive parmi les siens sans massacre… Le dernier des siens est un roman touchant inspiré de faits réels, d’un côté la violence du massacre, de l’autre l’improbable et incroyable amitié entre l’humain et le pingouin. Et puis, cette prise de conscience, bien tardive… une fois qu’il est trop tard et tellement peu d’humains se sentant concernés… Ferons-nous de même à notre époque ? Ne rien voir, ne rien comprendre, ne rien faire, agir lorsqu’il sera trop tard…?

Le dernier des siens a été sélectionné dans plusieurs prix de la rentrée littéraire et a reçu en novembre le Prix 30 millions d’amis – roman (surnommé le Goncourt des animaux) délivré par la Fondation 30 millions d’amis (à noter que le Prix 30 millions d’amis – essai a été délivré à Au nom des requins de François Sarano, un livre que j’ai acheté même si je n’ai pas pu rencontrer l’auteur lors de sa venue à la médiathèque).

Je note deux titres d’Henri Gourdin (spécialiste de Jean-Jacques Audubon) que l’autrice conseille et qui me font très envie : Le grand pingouin (Actes Sud, 2008) et Du temps où les pingouins étaient nombreux… (Pommier, 2022).

Ils l’ont lu : Céline, Delphine-Olympe, Doudoumatous, Kathel, on arrête tout, Sandrine, Yvan, c’est tout ? D’autres ?

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (case n° 29, un livre sur un thème ou une cause qui vous tient à cœur, 3e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 52, un livre qui a gagné un prix littéraire), Challenge nordique (attention, l’autrice est Française mais le récit se déroule dans le Grand Nord) et ABC illimité (lettre G pour nom).

Nous, les Allemands d’Alexander Starritt

Nous, les Allemands d’Alexander Starritt.

Belfond, août 2022, 208 pages, 20 €, ISBN 978-2-71449-566-2. We Germans (2020) est traduit de l’anglais par Diane Meur.

Genres : littérature germano-écossaise, roman.

Alexander Starritt naît en 1985 de mère allemande et de père écossais. Il grandit en Écosse puis étudie à l’université d’Oxford en Angleterre où il vit actuellement. Il est journaliste (Daily Mail, Guardian, Newsweek, Times Literary Supplement principalement), romancier : son premier roman (non traduit en français) The Beast paraît en 2017, traducteur (Late Fame d’Arthur Schnitzler et A Chess Story de Stefan Zweig) et entrepreneur (il est un des fondateurs de la plateforme apolitical, site en anglais).

Lorsque Callum a posé des questions sur l’Allemagne et la guerre à son grand-père, celui-ci a été un peu en colère parce que les gens de sa génération n’en parle pas et parce qu’il ne se souvenait de pas grand-chose « à part quelques formules que l’on peut énoncer en prenant le café » (p. 10). Mais Meissner, veuf et n’ayant plus rien à perdre, se rappelle peu à peu et recontacte son petit-fils pour raconter, « j’ai beaucoup de temps, beaucoup de tranquillité, et rien à faire. Et, une fois mise en branle par tes questions, voilà que, lentement et poussivement d’abord, la mémoire a commencé à me revenir. » (p. 11). Le roman étant dédicacé « à la mémoire de mes grands parents bien aimés, Walter et Katharina Pretzsch » (p. 7), on se doute que l’auteur s’est inspiré (du moins un peu) de ses grands-parents maternels.

Le récit alterne entre la lettre que Meissner rédige à son petit-fils dans laquelle il raconte ce dont il se souvient et les pensées de Callum Emslie, « C’est vrai que j’avais posé à Opa des questions qui manquaient franchement de tact, lors de ce séjour. » (p. 15), « Pas une seule fois lorsque je l’ai revu après cette conversation, il n’a mentionné la longue lettre qu’il était en train d’écrire. J’imagine qu’au bout d’un moment, il l’a terminée et rangée dans un tiroir : à sa mort, mon oncle l’a trouvée parmi ses affaires, adressée à moi. » (p. 16).

Dès le début, je ressens la solennité et l’émotion de ce roman et je sais qu’il va me plaire. « […] mon grand-père a été enrôlé dans la Wehrmacht en 1940 au sortir du lycée, il a participé à l’invasion de l’Union soviétique en 1941, il a servie dans l’artillerie sur le front de l’Est pendant quatre ans puis, fait prisonnier en 1945 dans ce qui est aujourd’hui l’Autriche, il a été envoyé dans un camp de détention russe au nord-est de la mer Noire, où il est resté jusqu’en 1948. » (p. 17).

Alors que les Allemands avaient gagné en six semaines contre la France, ils pensaient faire de même en Russie, leur armée était tellement « trop perfectionnée, dotée de stratèges trop subtils pour être sérieusement mise en difficulté » (p. 19) ; Meissner avait même apporté ses manuels de chimie pour ne pas prendre de retard dans ses études (il voulait devenir un grand scientifique). « Mais envahir la Russie, c’était comme déclarer la guerre à la mer ; elle nous a tout simplement avalés. » (p. 19) et, en 1944, ce fut la débandade et le retour tragique, sans supérieurs, sans véhicules, sans matériels, en cherchant à rester en vie et à se ravitailler, « prendre des choses à des gens qui ne veulent pas les donner, telle est bien la réalité de la guerre. » (p. 34). Meissner, et sûrement d’autres de ses camarades, ressentent cette honte de prendre (des vies, de la nourriture…) pour rester en vie, de se sentir « coupable d’une chose qui ne dépendait pas de vous. » (p. 35).

C’est que, même si Meissner n’était pas nazi et si Callum adorait son grand-père, il est bien conscient que « il s’est battu pour les nazis. Il a porté l’uniforme, il a tué des gens. Il a accompli les actes dont il parle ici. » (p. 40-41). Et Meissner se demande pourquoi un pays riche comme l’Allemagne est allé envahir des pays pauvres qui avaient « tant de misère, tant d’indigence » (p. 41), « les gens n’ont rien du tout, ici. » (p. 42), « À l’Est, il n’y avait que la campagne de belle. » (p. 42). Opération Barbarossa, trois millions de soldats allemands envoyés à l’Est… « certains sont restés vivants jusqu’au bout. » (p. 49).

Un roman d’une grande force, sincère et émouvant. Meissner raconte la propagande, l’épuisement, la faim, les ignominies, la naïveté (pas que chez les jeunes soldats), les barouds d’honneur (inutiles), les suicides (individuels ou collectifs)… « En commençant ma lettre, c’est vrai, je t’ai dit que je n’allais pas te raconter des atrocités. Mais ces choses-là ont une force de gravité à elles. Elles exercent leur attraction sur le fil de vos pensées. Maintenant nous y voilà. » (p. 62-63). « Les gens s’imaginent toujours que dans ce genre de situation ils n’auraient pas perdu leur humanité, eux. » (p. 64, sûrement ma phrase préférée).

L’Est… « La guerre à l’Est n’était pas comme les autres. Rien à voir avec les combats qui ont eu lieu en France, en Italie ou en Afrique du Nord. On dit parfois que la guerre à l’Est, avec sa cruauté, le génocide, c’était comme l’enfer ou comme l’apocalypse. Ça, je l’ai ressenti. Mais ce qu’on entend par là, en fait, c’est seulement qu’elle excédait toute comparaison possible. » (p. 83). « Aujourd’hui, je pense qu’aucune guerre n’est bonne. Mais, comparée à l’Est, la guerre de l’Ouest donnait et donne encore l’impression d’avoir été une campagne relativement propre, à laquelle on aurait pu être fier d’avoir participé, si ça n’avait été au service des nazis. » (p. 85). « Mais nous, les Allemands, nous savons dans notre chair – et les Polonais, les Ukraininens, les Juifs et les Russes le savent aussi – que la guerre à l’Est était la seule vraie : nue, impitoyable, affranchie de toute loi, exempte de toute compassion, une pure affaire de haine et d’annihilation. Sur huit soldats allemands tués, sept l’ont été à l’Est. Et, à l’échelle des pertes russes, on peut à peine dire que les puissances occidentales ont fait la guerre. » (p. 86). Je ne pense pas que Meissner veule minimiser ce qui s’est passé à l’Ouest, il est conscient des pertes, des exactions commises, mais il donne son ressenti par rapport à ce qu’il a vécu et aussi par rapport aux chiffres. Ses phrases sont vraiment intenses et donnent à réfléchir. À l’Ouest, « Les lois de la guerre, ce paradoxe raffiné, y avaient encore cours. Des atrocités y étaient commises aussi, mais c’était une violation des règles, et non leur pure et simple abolition. Là-bas, les armées vaincus étaient autorisées à négocier les termes de leur reddition ; les prisonniers recevaient des rations américaines, fumaient des cigarettes américaines, et attendaient de rentrer chez eux. » (p. 86), c’est sûr que les prisonniers allemands n’étaient pas du tout traités de la même façon à l’Est qu’à l’Ouest (et les prisonniers soviétiques non plus d’ailleurs).

Meissner utilise très régulièrement dans sa lettre « nous, les Allemands » qui donne son titre au roman, c’est qu’il y avait une sorte de fierté, un courage et une unité dans le peuple allemand (de même chez les Russes mais différemment). Mais il veut dire aussi que ‘nous, les Allemands, nous n’étions pas tous des nazis’. J’ai apprécié l’honnêteté de Meissner, « Je n’ai pas vu les camps de la mort. Je n’ai entendu parler du Zyklon B et des fours crématoires qu’après la fin de la guerre. Mais je savais que lorsqu’on déportait les habitants d’un ghetto, c’était pour les envoyer se faire tuer. » (p. 88), c’est sûr que les gradés, les décideurs n’allaient pas parler de ce projet aux jeunes recrues de 18-19 ans envoyées sur les fronts ukrainien et russe… Mais, il reconnaît « la culpabilité collective. Je ne vois aucune faille dans ce concept […]. Même à distance, vous vous rendiez coupable, dans une plus ou moins grande mesure. » (p. 90), responsables sûrement mais peut-on être coupables (collectivement) de ce que l’on n’a pas fait, pas vu, pas su… Meissner n’arrive pas à se sentir coupable de ça mais il éprouve « une honte inextricable » (p. 90) et « La honte ne s’expie pas ; elle est une dette impossible à acquitter. » (p. 91). « Chacun de nous se dit : Ce n’est pas moi qui ai fondé le parti nazi ; je n’ai déclaré la guerre à personne, moi, je n’ai envoyé personne dans les camps. Mais nous l’avons fait. » (p. 161). Le bien, le mal…, il y a « des questions à laisser aux prêtres et aux philosophes. » (p. 199).

Callum, quant à lui, est très honnête aussi, « À l’époque où, gamin, je grandissais en Écosse, avec une vision purement hollywoodienne de ce qu’étaient les nazis et de ce qu’ils avaient fait, la germanité se bornait pour moi à de longues vacances d’été chez mes grands-parents. [dans] un village du sud-ouest agricole de l’Allemagne, au climat doux et aux odeurs de vache. » (p. 92) où Meissner, Opa (grand-père), tenait une pharmacie. Callum explique pourquoi il a interrogé son grand-père sur la guerre et sa réflexion est très instructive (elle es différente de celle d’un jeune qui serait né et aurait grandi en Allemagne).

J’ai bien aimé Ferdinand (Ferdy), le poney que les survivants de la troupe de Meissner ont récupéré, « imperturbable » (p. 61), docile et « parfaitement indifférent à notre morosité croissante. » (p. 128). Et sur la couverture, ce loup comme pour dire que l’homme est un loup pour l’homme.

Nous, les Allemands est un livre bouleversant, d’une grande honnêteté, d’une grande maturité, sans jugement hâtif, qui apprend des choses à son lecteur : il parle bien sûr des nazis et quelque peu des officiers mais surtout des jeunes soldats, retirés à leur vie simple, familiale et estudiantine (pour Meissner), de ce qu’ils ont vécu, subi, pensé, regretté et de ce qu’ils ont vécu ensuite, le retour pour certains, les camps pour d’autres, pour Meissner le camp puis le retour puis l’amour avec Oma (grand-mère de Callum), ainsi il pouvait encore y avoir de l’amour et de la tendresse dans leurs vies cassées. J’ai lu ce roman comme en écho de la guerre en Ukraine… (bientôt un an). Peut-être mon dernier coup de cœur de l’année, en tout cas une lecture indispensable.

Ils l’ont lu : Eve-Yeshé, Matatoune, d’autres ?

Pour Les feuilles allemandes (après avoir lu 3 titres classiques, je voulais terminer ce mois avec un roman récent), Petit Bac 2022 (catégorie Ponctuation pour la virgule), Un genre par mois (en novembre, c’est du contemporain), Voisins Voisines (Écosse mais d’origine allemande) et ABC illimité (lettre N pour le titre).

Helene Fischer avec Atemlos durch die Nacht dont l’auteur parle page 136, de la country allemande. Pas du tout dans mes goûts musicaux mais pour les curieux… lol

 

La sauvagière de Corinne Morel Darleux

La sauvagière de Corinne Morel Darleux.

Dalva, août 2022, 144 pages, 17 €, ISBN 978-2-4925-9673-5.

Genres : littérature française, premier roman (pour adultes).

Corinne Morel Darleux naît le 1er octobre 1973 à Paris mais vit dans la Drôme. Elle obtient un doctorat (PhD) britannique et étudie à l’ESC Rennes (école de commerce). Elle est autrice (romans adultes et jeunesse, essais), journaliste et militante écosocialiste (conseillère régionale en Rhône-Alpes puis en Auvergne-Rhône-Alpes entre 2010 et 2021). Plus d’infos sur son blog, Revoir les lucioles.

Depuis six mois, après un accident, la narratrice se repose dans une maison forestière isolée en montagne, et depuis trois jours « Stella et Jeanne se sont volatilisées. Je suis seule dans la maison et je tourne en rond.3 (p. 13). Pourtant, elle agit comme si elles étaient encore là (par exemple, elle prépare trois tasses de chicorée). L’hiver arrive et il n’y a pratiquement plus rien dans le jardin… Pour subvenir à ses besoins, elle doit puiser 3dans les réserves d’oignons et de pommes de terre remisés avant l’hiver3 (p. 19).

Flashback, six mois auparavant lorsque Stella et Jeanne l’ont trouvée accidentée et l’ont amené dans la maison. « Nous étions très différentes et pourtant nous fonctionnâmes rapidement comme des âmes sœurs ; connectées par je ne sais quel mycélium clandestin. » (p. 48-49). Mais les deux femmes ne parlent pas et la narratrice les considère comme « des êtres de nature » (p. 54). Cependant, le calme, la vie frugale, la nature, tout cela lui convient parfaitement par rapport à la folie de la vie citadine, « des foules toxiques, du bruit nauséabond des villes et de leurs désastres plastiques. » (p. 71).

Mais, au début de l’hiver, Jeanne commence à sortir nue toutes les nuits… « Elle revenait invariablement de ses opérations en forêt chargée de plantes sauvages, de champignons et de proies variées. Son agilité à la chasse intimait le respect. Mais ses escapades nocturnes donnaient à toutes ces qualités une coloration énigmatique, vaguement inquiétante. » (p. 60).

Nous sommes ici dans univers onirique, un huis-clos en pleine nature, qui se déroule sur trois saisons, l’été, l’automne et l’hiver, chacune ayant des influences et des perceptions diférentes sur le comportement de la narratrice mais l’autrice ne donne pas vraiment de réponses aux lecteurs même s’il y a un petit indice pages 61 et 71 et le fait qu’elle parle de deux lunes (donc j’ai deviné l’état de la narratrice à moins que je me trompe).

C’est joli à lire et il y a un développement poétique de l’écologie et des animaux (que nous, humains, sommes aussi) mais je suis dubitative… De plus, comme vous l’avez vu, je dis « la narratrice » car l’autrice ne dit pas qui elle est, quel est son prénom, je trouve ça un peu impersonnel et je n’arrive pas à m’attacher à elle, à me retrouver en elle. Cette lecture est agréable, originale mais… désolée, un peu vaine. Cependant, les éditions Dalva continuent leur travail éditorial féminin original et je dois dire que la couverture est tentante.

Pour Un genre par mois (en novembre, c’est du contemporain) et ABC illimité (titre avec la lettre S).

Avant que le monde ne se ferme d’Alain Mascaro

Avant que le monde ne se ferme d’Alain Mascaro.

Autrement, collection Littératures, août 2021, 256 pages, 17,90 €, ISBN 978-2-74676-089-9.

Genres : littérature française, premier roman, Histoire.

Alain Mascaro naît le 23 avril 1964 à Clermont-Ferrand en Auvergne. Professeur de lettres (à Vichy dit l’éditeur), il se met en disponibilité pour voyager avec sa compagne en Asie centrale (Kirghizstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Iran partiellement) et en Asie (Népal, Inde, Birmanie, Cambodge, Thaïlande). Le couple étant bloqué en Thaïlande durant la pandémie, l’auteur déjà récompensé pour ses nouvelles en profite pour écrire son premier roman (2020), Avant que le monde ne se ferme, qu’il retravaille en Patagonie chilienne (2021). Avant que le monde ne se ferme est le lauréat du Festival du premier roman de Chambéry en mai 2022. Plus d’infos sur son site officiel et sur son site de voyage.

Steppe de Kirghizie. Le jour où son père Johann meurt, Svetan apprend qu’il va devenir père. « C’était si étrange de connaître la douleur, la tristesse et la joie en même temps ! » (p. 11). Son épouse, Smirna, met au monde leur premier fils, Anton Torvath. Smirna « était simplement belle. Elle ouvrait les bras et son fils Anton venait s’y blottir, et plus tard ses frères avec lui, et les enfants des autres, et Svetan évidemment, et en rêve tous ceux qui auraient bien aimé […]. Les bras de Smirna étaient un havre, une citadelle, on y oubliait les chagrins et le reste du monde. » (p. 16).

Les Torvath, des nomades d’Asie centrale, sont « une toute petite kumpania, un tout petit cirque, mais ils étaient renommés. » (p. 17) ainsi ils vadrouillent des plus petits villages aux plus grandes villes et sont considérés comme « L’aristocratie tzigane » (p. 17) mais le cirque est en déclin…

Quatre ans après la mort de Johann, la kumpania est à Voronej en Russie devenue Union soviétique et Svetan comprend que le monde a changé… « il ne comprenait pas en quoi exactement. Il y avait davantage d’uniformes, la police était plus brutale et méfiante, on croisait beaucoup de militaires et parfois de longues files de civils aux yeux éteints […]. » (p. 22).

Lorsqu’il a sept ans, Anton a un accident de trapèze… Il reste trois jours et trois nuits inconscients et, à son réveil, il est surpris d’être un enfant. Il va devenir Moriny Akh (un nom secret donné par une fillette mongole inconnue), surtout il va devenir dresseur de chevaux (comme l’avait prédit son père) et il va être très doué pour les langues des gadgé. « […] le russe, l’allemand, le polonais et le hongrois. Il avait aussi appris à lire en plusieurs langues on ne savait comment : il déchiffrait les caractères cyrilliques aussi bien que les romains. (p. 29-30).

Découvrez Svetan et Smirna, Anton, Tchavo et Lyuba, Boti et Keš, Gugu et Mala, Gabor et Nina, leurs enfants, et Simza, la mère de Svetan trop âgée pour travailler, tous Torvath ou Kalderash, et surtout Jag, « un Wajs errant loin des siens » (p. 34) et aussi Katia, une orpheline polonaise adoptée par Smirna qui a eu trois fils et qui voulait une fille. Voyagez avec eux et vivez les bouleversements en traversant une première moitié de XXe siècle de fureur (sans jeu de mot !, j’aurais pu mettre de terreur). Mais écoutez aussi les contes tziganes venus de loin (d’Inde et de tant d’autres pays) et les histoires que Devel (Dieu) a donné aux Fils du vent (les tziganes).

Jag est très important dans la vie d’Anton, il lui enseigne la musique, lui raconte des histoires, il le considère comme « le fils qu’il n’avait jamais eu, et surtout quelqu’un à qui parler. Il lui ouvrit les portes de sa bibliothèque, lui apprit les rudiments de médecine, notamment à diagnostiquer et soigner les maladies les plus courantes, lui enseigna les mathématiques, l’herboristerie, l’art de poser des collets, et surtout celui de connaître et reconnaître les hommes. » (p. 35-36). Vous l’aurez compris, Anton aura un destin exceptionnel ! Une nuit où la troupe est à Vienne en Autriche, Jag annonce qu’en Allemagne, depuis deux ans, « les mariages avec les gadgé sont interdits et on enferme les Sinté et les Roms dans des camps. […]. » (p. 45) alors, il laisse sa roulotte et ses livres à Anton et quitte la kumpania avec son baluchon et son précieux violon. « Le lendemain, Adolf Hitler entrait triomphalement dans Vienne. » (p. 46). Cela va devenir de plus en plus difficile pour la troupe (et pour tous les tziganes) et, une nuit où Anton était parti nourrir Cimarrón, sa jument qu’il a cachée dans les bois pour que les soldats ne la volent pas, il va se retrouver seul… et perdre aussi sa jument réquisitionnée par un Allemand. « Il hurla à la face de l’arc-en-ciel apparu à la faveur du soleil naissant, lui jeta des pierres, pleura recroquevillé dans un buisson, finit par s’endormir en grelottant. Au réveil, il était midi et la terre avait bu toutes ses larmes. Il n’en avait plus, rien qu’une immense tristesse longue comme une traîne. » (p. 59).

Dans le ghetto juif de Łódź en Pologne, un quartier a été assigné aux tziganes et Anton retrouve les siens mais tous meurent du typhus ou abattus… « Il était le dernier. Fils, nous allons être engloutis. Sauve-toi et tu nous sauveras tous ! » (p. 73). Il tient le coup car il se lie avec un médecin juif, Simon Wertheimer, qui prend un peu le relai de Jag auprès du jeune homme, il lui prête des livres de médecine, de chirurgie, de religion, de mythes et de contes antiques, des romans, de la poésie et fait tout pour qu’Anton reste en vie, et Anton restera en vie car il est avant tout libre et dresseur de chevaux.

Il y a de très belles phrases comme « Alors on contemplait le monde, tantôt en silence, tantôt en discourant, on s’arrêtait pour ramasser des champignons, des herbes ou des fruits, on inventait des histoires, on riait. » (p. 36). « Oui, mon garçon, voilà bien tout le drame des hommes : ils sont exactement comme les moutons. On leur fait croire à l’existence de loups et ceux qui sont censés les protéger sont en fait ceux qui les tondent et les tuent. » (p. 38, phrase prophétique à l’époque et encore d’actualité). « Jag aimait les mots. Il aimait leur histoire, il aimait leurs histoires. Il disait que les mots, comme les mots et les arbres, avaient des racines. » (p. 39, je pense qu’il ne connaissait pas l’étymologie mais il avait bien raison). « Ce sont tous des hommes, disait-il. Ils sont juste pris dans une effroyable machine à défaire la vie… » (Katok, prisonnier grec, p. 109). « […] il faut profaner le malheur. Le malheur ne mérite pas qu’on le respecte, souviens-t’en… » (Jag, p. 208).

Comme vous le voyez, ce roman est un voyage (Asie centrale, Europe, États-Unis, Inde, mais pas que géographique, aussi un voyage initiatique), une grande aventure, autant humaine que poétique et philosophique, qui m’a beaucoup émue. Et, lorsque tout est réuni, la beauté de l’écriture, l’histoire, les personnages, l’émotion qui jaillit du récit, c’est un coup de cœur assuré. Bien sûr, il y a l’horreur aussi, les déportations, les meurtres de sang froid, les camps, et j’en ai déjà lu des livres et des témoignages depuis l’adolescence, et j’ai vu aussi des photos, des films, mais c’est toujours aussi éprouvant et l’auteur s’est bien documenté sur les camps, les ghettos, les usines, les exactions, c’est poignant.

« L’onde de choc de la Seconde Guerre mondiale n’en finissait pas d’agiter la planète : on redistribuait les cartes, certains trichaient ; on dessinait ou redessinait des États, et là encore certains trichaient ; des peuples aspiraient à l’autonomie, d’autres étaient malgré eux tombés sous le joug d’un ogre plus fort qu’eux. Un nouveau monde était en train de naître, et l’on ne savait s’il apporterait enfin bonheur et liberté ou de nouvelles formes de malheurs et de sujétions encore plus sournoises. » (p. 153). Nous savons maintenant et, plus de 75 ans après, nous subissons encore les conséquences de ces ‘redistributions’.

Une erreur : « Ordres, contre-ordres, c’était l’affolement. Les SS finirent par abonner le camp à la garde de pompiers et de policiers autrichiens. » (p. 135), je pense que l’auteur voulait écrire abandonner le camp.

Ils l’ont lu : Audrey de Lire & vous, Cannetille, Eva de Tu vas t’abîmer les yeux, Guy Donikian sur La cause littéraire, Joëlle, Julie de la librairie Le pavé dans la marge, Kimamori, Kitty la Mouette, Luocine, Marie de En faits, La page qui marque, et… Dalie Farah (elle aussi prof et autrice que j’avais rencontrée avec grand plaisir).

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 36, un livre coup de cœur, 3e billet), Challenge de l’été – Tour du monde (Kirghizie), Challenge lecture 2022 (catégorie 52, un livre qui a gagné un prix littéraire, et bien mérité !), L’été lisons l’Asie (une partie du roman se passe en Asie centrale, en Kirghizie plus particulièrement) en honorant deux menus (Menu Fil rouge = tour de l’Asie – on va en Mongolie et en Inde – et Menu d’août = imaginons l’Asie avec ici les traditions des nomades tziganes, l’art du cirque et du dressage des chevaux, Petit Bac 2022 (catégorie Verbe avec Ferme, 4e billet), Shiny Summer Challenge 2022 (menu 1 – Été ensoleillé, sous menu 2 – Un carré jaune sur un océan bleu = couverture ensoleillée prédominance de jaune ou bleu).

Les abeilles grises d’Andreï Kourkov

Les abeilles grises d’Andreï Kourkov.

Liana Levi, février 2022, 400 pages, 23 €, ISBN 979-10-3490-510-2. Серые пчелы (Serie pcheli, 2019) est traduit du russe par Paul Lequesne.

Genres : littérature ukrainienne, roman, Histoire.

Andreï Iourévitch Kourkov (en ukrainien Андрій Юрійович Курков). Bien qu’il soit né le 23 avril 1961 à Saint-Pétersbourg (Union Soviétique), il vit depuis son enfance à Kiev (Ukraine) où il étudie à l’Institut d’État de Pédagogie des langues étrangères. Polyglotte, il parle couramment 9 langues dont le français, le latin et le japonais. Il a été rédacteur en chef d’un magazine destiné aux ingénieurs puis gardien de prison à Odessa pendant son service militaire et c’est là qu’il a commencé à écrire des contes pour enfants. Ensuite, il a été cameraman et enfin scénariste. En 1988, il est invité à rejoindre le Pen Club de Grande-Bretagne et en 1991, son premier roman est publié à Kiev. En 1993, Le monde de Bickford est nommé à Moscou pour le Booker Prize avec un jury anglais et russe, ainsi que pour trois autres prix. En 1994, La chanson préférée d’un cosmopolite gagne le prix de la Société Heinrich Böll. Et en 1997, avec L’ami du défunt, il est parmi une sélection de trois meilleurs scénaristes sélectionnés par l’Académie du Film Européen à Berlin pour le scénario du film de Viatcheslav Krichtofovitch. Éclectique donc, chanteur, compositeur, journaliste, collectionneur de vieux vinyles, il partage sa vie entre Kiev et Londres. Biographie et bibliographie sur le site de son éditeur, Liana Levi.

J’avais beaucoup aimé Le pingouin (1996 en Ukraine, 2000 en France) et j’avais lu la suite, Les pingouins n’ont jamais froid (Закон улитки, 2002), mais je n’en ai pas parlé sur mon blog à l’époque.

Sergueï Sergueïetch se réveille en pleine nuit, il a froid et se lève pour chercher du charbon. « Un coup de canon retentit quelque part au loin. Puis un autre une trentaine de secondes plus tard, mais comme provenant d’un autre côté. ‘Quoi, ils dorment pas, ces abrutis ? Ou c’est-il qu’ils ont décidé de se réchauffer ?’ bougonna Sergueïetch, mécontent. » (p. 7).

Mais, au moment où il veut se recoucher, il entend une voiture. Or, dans le village de Mala-Starogradivka, situé en ‘zone grise’, ils ne sont plus que deux habitants : lui et Pachka Khmelenko. Le potager de Pachka est tourné vers Horlivka et Donetsk alors que celui de Sergueï donne de l’autre côté vers Sloviansk. Or Sergueï et Pachka, 49 ans, sont « ennemi[s] d’enfance depuis la toute première classe de l’école du village » (p. 8). Mais il faut faire avec pour supporter la guerre et l’hiver.

Depuis trois ans que la guerre s’est installée, tous les autres Malastarogradiviens sont partis craignant pour leur vie et abandonnant leurs biens. Sergueï est resté, il n’avait peur ni pour sa vie ni pour ses biens, il est resté pour ses abeilles. Comme c’est l’hiver, il passe son temps à surveiller ses abeilles, en hivernage dans la grange, sa vieille Tchetviorka verte (break Lada) dans la remise à côté, à arpenter son jardin dans lequel pommiers, abricotiers et légumes sont en veille, et à observer au loin grâce aux jumelles que Pachka lui a prêté en échange d’un peu de thé. « Au reste, il n’avait plus trop envie de penser à lui comme à un ‘ennemi’. À chaque nouvelle rencontre, même s’ils se querellaient, Pachka lui semblait plus proche et plus compréhensible. Ils étaient à présent un peu comme deux frères, même si, Dieu merci, ils n’étaient pas de la même famille. » (p. 38).

Un de mes passages préférés. « La peur, c’est chose invisible, ténue, multiforme. Comme un virus ou une bactérie. On peut l’inspirer en même temps que l’air, ou bien l’avaler par accident en buvant de l’eau ou de l’alcool, ou encore en être contaminé par les oreilles, par l’ouïe, et la voir alors de ses yeux si clairement que son reflet vous reste imprimé sur la rétine même alors qu’elle s’est déjà évanouie. » (p. 64).

Mais, une nuit, Petro, un jeune soldat ukrainien qui dit observer le village à la jumelle depuis un an, frappe à la porte de Sergueï. Et un autre jour, Pachka déboule chez lui avec Vladilen, un soldat qui vient de Sibérie pour libérer la région. « Tout ce qui autrefois était soviétique est devenu russe, expliquait Vladilen à Pachka, d’une voix un peu pâteuse, mais sans cesser d’observer du coin de l’œil le maître de maison. Et ce qui n’est pas devenu russe, ça le deviendra plus tard. Tout, toujours, revient à sa source, à son point de départ… » (p. 101).

Un jour de mars, le printemps arrivant et ne supportant plus les explosions, Sergueï décide de partir avec ses abeilles pour qu’elles puissent butiner en toute sécurité loin de la zone grise. Il laisse les clés de sa maison à Pachka. « J’ai laissé un bocal de trois litres de miel sur l’appui de fenêtre de la cuisine. C’est pour toi. Voilà, c’est tout ! grogna-t-il d’un ton abrupt, puis, sans ajouter un mot, il reprit le volant de sa Tchetviorka et s’éloigna sur la route de terre trempée de boue, à laquelle les roues de la voiture collaient dans un bruit de succion, suivi de la remorque et des six ruches couvertes de leur bâche mouillée de pluie. Le huis-clos dans le village abandonné se transforme en road movie, Sergueï s’installant avec ses abeilles près d’un petit bois proche de Vessele. « Cette direction lui plut, pas seulement à cause du nom qui, en ukrainien, évoquait la joie. » (p. 181). Au village, il rencontre, Galia, vendeuse, veuve, très bonne cuisinière. Mais c’est surtout la relation de Sergueï avec ses abeilles qui est émouvante : « L’approche de l’été ralentit le cours du temps. Le bruit se fit plus intense dans la nature, les oiseaux se mirent à chanter plus fort le matin, mais le bourdonnement des ailes des abeilles ne fut pas pour autant recouvert par le vacarme. Sergueïtch tenait ce bourdonnement pour une preuve non seulement de la présence et de la santé de ses abeilles, mais aussi de sa propre présence au monde. » (p. 205). « Il extrayait le miel […], le versait dans des bocaux, récupérait la cire et le pain d’abeille. Ainsi s’unissait en un tout le sens de sa vie et de son travail, il y avait là plus du premier que du second. L’essentiel du travail, c’étaient les abeilles qui l’accomplissaient et elles ne lui demandaient pas conseil sur la manière de s’y prendre ni sur les tâches à exécuter. Ni conseil, ni permission. » (p. 206). C’est de l’amour qu’il éprouve pour ses abeilles, il veut leur sécurité et leur bien-être.

Cependant, après un grave problème avec un habitant ivre, il quitte la région et se dirige avec sa voiture (qui n’a plus de vitres et de pare-brise), sa remorque et ses abeilles vers la Crimée. Peut-être qu’un ami apiculteur rencontré il y a des années à un congrès d’apiculture à Sloviansk, Ahtem Mustafayev, un Tatar, pourra l’aider. Les abeilles de Sergueï deviennent des « abeilles-réfugiées » (p. 258). En Crimée, à Albat, il fait beau, il fait chaud, l’air est pur, c’est parfait pour les abeilles, ça pourrait être un paradis mais les Russes surveillent tout et tout le monde et Sergueï n’est pas en sécurité, et finalement ses abeilles non plus…

Andreï Kourkov a écrit Les abeilles grises avant la guerre qui sévit en ce moment. Il a écrit ce roman après l’annexion de la Crimée et le début de la guerre au Donbass, il y décrit parfaitement les relations entre Ukrainiens, Tatars (musulmans) et Russes. Et tout ça est encore plus d’actualité qu’à sa parution en Ukraine en 2019 ! Sergueï Sergueïetch est un personnage attachant et ses abeilles auxquelles il est profondément attaché aussi. Ce roman est à la fois d’une grande simplicité et d’une grande puissance, il peut être drôle aussi, un humour que je pense tout ukrainien, subtil, presque imperceptible en fait. Il est aussi plein de poésie : les abeilles rêvent-elles de soleil, de fleurs à butiner ? Sergueï rêve en tout cas, et pas toujours sous l’emprise de l’alcool, et ses rêves bien qu’obtus lui ouvrent parfois les yeux sur la triste réalité. Un roman à lire absolument et un auteur à découvrir si vous ne le connaissez pas déjà.

Pour le Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 19, un roman de mon auteur préféré, en tout cas un de mes auteurs préférés), Challenge lecture 2022 (catégorie 42, un livre dont l’histoire se passe dans une voiture, allez en route pour un voyage à travers l’Ukraine à bord d’un vieux break Lada !), Petit Bac 2022 (catégorie Couleur pour Grises, la catégorie Animal étant déjà bien honorée), Le tour du monde en 80 livres (Ukraine), Un genre par mois (en mars, histoire, ici histoire contemporaine de l’Ukraine), Voisins Voisines 2022 (Ukraine) et surtout pour le Mois Europe de l’Est.

J’ai vu/entendu Andreï Kourkov dans l’émission 28’ sur Arte le 14 mars.

D’autres blogueurs ont lu Les abeilles grises : à propos de livres, Canetille, Delphine-Olympe, Joëlle, Krol, Miriam, République des abeilles, d’autres billets référencés sur Bibliosurf.

Le goût des garçons de Joy Majdalani

Le goût des garçons de Joy Majdalani.

Grasset, collection Le courage, janvier 2022, 176 pages, 16 €, ISBN 978-2-24682-831-0.

Genres : littérature franco-libanaise, premier roman.

Joy Majdalani naît en 1992 à Beyrouth (Liban). Elle vit à Paris depuis 2010. En 2018, elle publie On the rocks, un texte court, dans la revue Le Courage (apparemment le n° de 2018 est le n° 4). Le goût des garçons est son premier roman. Plus d’infos sur son Instagram.

La première phrase du roman : « Je vous parle de ces filles qui m’ont donné le goût des garçons. » (p. 11). Des filles de bonnes familles qui reçoivent une bonne éducation, qui devront être de bonnes épouses pour l’élite et de bonnes mères.

Beyrouth, Collège Notre-Dame de l’Annonciation. Elles sont en 5e. Soumaya et Ingrid portent l’uniforme du collège mais elles savent mettre en valeur leurs seins, leurs fesses et leurs genoux aussi. Elles sont surnommées les Dangereuses, elles sont considérées comme déviantes, parfois punies mais elles s’en fichent.

La narratrice est parmi les autres filles, les insignifiantes, celles qui ont du mal avec l’âge ingrat et avec leurs poils (sourcils et moustache). Avec ses amies d’enfance, Diane et Bruna, elles pensent à une chose : le premier baiser. « Nous ressassions la marche à suivre jusqu’à la connaître par cœur. Il fallait nous tenir toujours prêtes, agiles, pour saisir l’occasion si elle se présentait à nous, parachutée sur le chemin du collège. » (p. 26).

Bruna devient pour les parents et les sœurs une « mauvaise fréquentation » mais « Jamais, je ne la soupçonnais de mentir. » (p. 29). Pourtant ces jeunes filles qui ne connaissent rien à l’amour et à la sexualité, désirent des choses, parfois même le viol, la brutalité, tout plutôt que la virginité. « Nous en parlions sans honte : nous voulions d’un désir qui fasse perdre le contrôle. Pour instiller en nous la peur des hommes, on nous avait enseigné qu’ils étaient imprévisibles, violents, sauvages. Nous appelions de nos vœux cette bestialité. Nous ne connaissions pas la différence entre l’amour et le rapt. » (p. 44).

Je suis surprise par l’obsession qui en résulte ! J’ai évidemment moi aussi vécu « les tumultes de l’adolescence » (p. 113) mais de façon plus naturelle, plus libre, et à une époque où l’informatique n’était pas démocratisée, où internet et les téléphones portables n’existaient pas. Quelle tristesse de ne vivre que « juste la mécanique » (p. 116)… Mais, peut-être que j’ai bénéficié d’un « accès serein aux grands rites de l’adolescence occidentale » (p. 119) ?

Cette violence, ce sont les filles (de 13 ou 14 ans) elles-mêmes qui se l’infligent, quitte à se faire traiter de pute. « La puberté est une offrande dont nous ne disposons pas selon notre bon vouloir. Le libre arbitre ne se mérite qu’au prix d’une discipline scrupuleuse. Il y a des bonnes et des mauvaises façons d’être une jeune fille. » (p. 141). Voilà, il n’y a pas de bonnes jeunes filles et de mauvaises jeunes filles. « Celles pour qui l’enfance est paisible veulent en prolonger la douceur. » (p. 141) et il y a « les brûleuses d’étapes » (p. 143) mais chacune vit le passage à sa façon et en tire les conséquences pour sa vie, son futur.

Un premier roman sur un thème casse-cou mais la perfection intime et audacieuse, parfois provocante, avec laquelle ce thème est traité font de ce texte un brûlot chargé d’énergie et de lucidité qui annonce de futures femmes douces et fidèles et des femmes plus libres et sulfureuses.

Sur d’autres blogs : Julie à mi mots, Mademoiselle lit, Trouble bibliomane et le questionnaire de Proust à Joy Majdalani sur L’Orient littéraire.

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 16, un livre de moins de 200 pages, 2e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 3, un premier roman), Tour du monde en 80 livres (Liban).

Bel abîme de Yamen Manai

Bel abîme de Yamen Manai.

Elyzad, septembre 2021, 120 pages, 14,50 €, ISBN 978-2-49227-044-4.

Genres : littérature tunisienne, roman.

Yamen Manai naît le 25 mai 1980 à Tunis (Tunisie) dans une famille cultivée (parents professeurs). Dès l’enfance, il aime la lecture et la poésie. Il étudie les nouvelles technologies de l’information à Paris et écrit en français. Ses romans – qui ont reçu plusieurs prix littéraires – sont considérés comme des contes philosophiques qui amènent les lecteurs à réfléchir (dictatures, fanatismes religieux, écologie). Du même auteur, les deux très beaux romans, La marche de l’incertitude (2010) et La sérénade d’Ibrahim Santos (2011) et L’amas ardent (2017) que je n’ai pas encore lu. PS : rencontre avec l’auteur en octobre 2022.

La voix est celle d’un adolescent de 15 ans arrêté pour avoir tiré avec un fusil sur quatre hommes (qu’il a blessés). « Mon avenir était déjà condamné bien avant tout ça. Pourquoi ? Parce que je suis né ici, dans ce pays, parmi ces gens, parmi vous. » (p. 12). En prison, il répond aux questions de son avocat, maître Bakouche. Puis à celle d’un psy, le docteur Latrache. « Qu’on reprenne les choses dans l’ordre ? Quel ordre donnez-vous aux choses ? Dans ce pays sens dessus dessous, vous me semblez bien sûr de vous. » (p. 17).

Comme pratiquement tous les enfants qu’il connaît, il est battu dès l’enfance, par son père, professeur à l ‘université, par sa mère, par son grand frère… « Mais quand Bella est arrivée dans ma vie, je rêvais qu’elle était à mes côtés. » (p. 28). Enfin un peu d’amour dans sa vie.

Ce récit, dur, poignant, c’est « une déferlante de violence » (p. 31-32), « une folie contagieuse » (p. 32) parce que cet ado sensible (à la cause animale et à l’écologie, mais pas que) raconte des scènes de violence vraiment atroces comme ce caméléon jeté vivant dans un feu (p. 33) ou la façon dont les animaux du zoo sont traités (p. 35-36) ou la façon dont les enfants sont maltraités par tous (parents, frères plus grands, professeurs…).

Et malgré toutes ces horreurs, il développe de l’humour. « Vous connaissez Tchekhov, monsieur Bakouche ? […] Non, ce n’est pas la marque d’une vodka, c’est un écrivain russe. » (p. 38).

Mais, le drame… « Bella était mon amie. Bella était mon amour. Bella était tout ce qui a compté et qui ne comptera plus. » (p. 44).

Ce roman raconte la violence de tout un pays, la violence d’humains imbus d’eux-mêmes et de leur petit savoir, la violence que supportent les mal-aimés, ceux qui ne mouftent pas, ceux qui baissent la tête, ceux qui se laissent martyriser parce qu’il n’ont pas d’autres solutions… Bien sûr, tout cela est affreux mais l’auteur et le narrateur ado insistent bien sur Bella, c’est elle l’élément central, l’élément déclencheur, et si j’ai pleuré c’est sur son funeste sort… pas sur les humains.

Cet ado, malheureux comme les pierres, qui n’a pas sa langue dans sa poche, est d’une grande lucidité. « C’est grâce à Bourguiba. […] Mais si c’est un homme qui a libéré toutes ces femmes, c’est qu’elles n’étaient pas prêtes. Il fallait que ces femmes se libèrent elles-mêmes et d’elles-mêmes. » (p. 68-69). « J’espérais que ma mère se libère bien davantage. Ce n’est pas parce qu’elle travaillait qu’elle était libre. Sa vie était une forme d’esclavage. […] J’aurais tant aimé qu’elle se soulève, qu’elle se dresse contre les abus du paternel, pas forcément ceux qu’il commettait à mon égard, mais déjà ceux qu’il lui faisait subir. J’aurais aimé qu’elle lui réclame sa part de bonheur, d’amour […]. » (p. 70).

Bel abîme est le premier roman de cette rentrée littéraire d’automne que je lis. Il est construit comme un monologue puisque l’adolescent (dont on ne connaît pas le (pré)nom) répète les questions qui lui sont posées (par l’avocat ou le psy) avant d’y répondre (sincèrement et en dénonçant la violence et l’injustice). Ce roman court (à peine plus de 100 pages) est d’une rare intensité et suscite une grande émotion tant il est bouleversant.

Une lecture pour Challenge de l’été #2 (Tunisie) et À la découverte de l’Afrique (Tunisie). Elle l’a lu et aimé : Usva.

Dégels de Julia Phillips

 Dégels de Julia Phillips.

Autrement, août 2019, 384 pages, 21,90 €, ISBN 978-2-74675-136-1. Disappearing Earth (2019) est traduit de l’américain par Héloïse Esquié.

Genres : littérature états-unienne, premier roman.

Julia Phillips naît en 1988 à Montclair dans le New Jersey (États-Unis). Elle étudie l’anglais et les Arts puis se rend à Moscou et sur la péninsule du Kamtchatka. Elle écrit des articles pour The Moscow Times et Dégels est son premier roman.

Août. Les sœurs Golosovskaya, Alyona, 11 ans, et Sophia, 8 ans, ont la chance de vivre au bord de la mer à Petropavlosk-Kamchatsky au Kamtchatka. Mais alors qu’elles rentrent de la plage, elles aident un inconnu, soi-disant blessé, qui les enlève.

Septembre. Valentina Nikolaevna ne veut plus que sa fille Diana, adolescente, voit sa meilleure amie, Olya, qui aurait une mauvaise influence. C’est que la population imagine des tas de scénarios sur ce qui est arrivé aux sœurs Golosovskaya, il y a « des contrebandiers […]. Ou des braconniers, des cambrioleurs, des pyromanes, des chauffards en état d’ivresse, des chasseurs qui se tiraient dessus, des hommes qui s’étranglaient pendant une bagarre, des travailleurs immigrés qui tombaient d’échafaudages sur des chantiers, des gens qui mourraient de froid pendant les mois d’hiver… c’était monnaie courante aux informations. Deux petites kidnappées, c’était une autre histoire. » (p. 57-58).

Octobre. Katya et Max, amoureux depuis deux mois, font du camping en forêt mais Max a oublié la tente et ils vont devoir dormir dans le SUV. Le jour de l’enlèvement, Oksana, la meilleure amie de Katya, et collègue de Max, a vu les fillettes, l’homme et son véhicule lorsqu’elle promenait son chien. Mais le lieutenant Nikolaï Danilovich Ryakhovsky pense qu’il est trop tard, que les sœurs ont déjà été « emmenées en dehors du Kamtchatka. » (p. 63).

Novembre. Valentina Nikolaevna a 41 ans et a, depuis avril, une cloque sur la poitrine, « une cloque qui ne guérissait jamais. Une tache sombre […] un bouton, puis le bouton avait enflé, éclaté, formé une croûte, et continué de gonfler. » (p. 73). Son médecin l’envoie à l’hôpital alors elle prévient l’école où elle travaille de son absence, l’école que fréquentait les sœurs Golosovskaya. Quant à son mari, il travaille « à l’Institut volcanologique avec le seul témoin du crime » (p. 81), Oksana donc.

Décembre. Ksyusha, une Évène, est à l’université, en quatrième année de comptabilité. Sa cousine, Alisa, 17 ans, a quitté leur village sibérien et l’a rejointe à Petropavlosk pour étudier la philologie. Alisa convainc Ksyusha de s’inscrire avec elle à une troupe de danse traditionnelle de la fac. Mais avec l’enlèvement des fillettes, Ruslan, le petit-ami de Kyusha, est inquiet.

Peu à peu, dans cette ville post-soviétique, tout se met en place, comme un puzzle, pièce après pièce. D’autant plus qu’il y a quelques années, Lilia, une jeune Évène, a disparu, ses proches ont pensé qu’elle était partie d’elle-même et la police ne l’a pas recherchée, mais aurait-elle pu elle aussi être enlevée, tuée ?

L’enquête stagne et le « lieutenant Ryakhovsky a envoyé un texto ce matin. Ils veulent que nos bateaux draguent le fond de la baie après le dégel, pour voir si on retrouve les sœurs. » (p. 202). Voilà, c’est dit, la police ne trouvera rien, il faut attendre le dégel… La mère des fillettes est pessimiste. « Marina les avaient perdu pour toujours. Elle n’allait jamais récupérer ses filles. » (p. 346). En fait, le roman commence en août puis chaque chapitre voit défiler les mois les uns après les autres et il fait de plus en plus froid et plus il fait froid, plus la piste refroidit.

Le Kamtchatka ? J’ai eu l’impression d’être en Sibérie comme dans les romans de Victor Remizov par exemple [Devouchki et Volia Volnaïa] or le Kamtchatka est une péninsule volcanique à l’extrême est de la Russie (« posée » entre la mer d’Okhotsk et la mer de Béring) alors que la Sibérie est au centre et au nord de la Russie « asiatique ». Bref, ce roman américain aurait pu être un nature writing mais il parle beaucoup de la ville et des habitants. Je suis donc dubitative… Il y a beaucoup de personnages, plutôt féminins puisque c’est ce dont l’autrice voulait parler en priorité, mais pas seulement, et en fait il y a trop de personnages ; les chapitres se suivent, mois après mois, avec des personnages différents, qui n’ont apparemment pas de lien entre eux et ça m’a lassée… En tout cas, ce roman ne m’a pas transportée comme il aurait dû et je ne me suis attachée à aucune de ces femmes… Mais, si vous êtes curieux et que vous le lisez, je viendrai lire votre avis !

Pour le Challenge lecture 2021 (catégorie 51, un livre dont les héros sont des enfants, pas que les deux fillettes soient des héroïnes mais elles sont en tout cas, bien que disparues, les personnages principaux qui relient peu à peu tout le monde) et le Petit Bac 2021 (catégorie Météo pour Dégels).