Le dernier des siens de Sibylle Grimbert.
Anne Carrière, août 2022, 192 pages, 19 €, ISBN 978-2-3808-2257-1.
Genres : littérature française, roman.
Sibylle Grimbert naît en 1967 à Paris. Elle est autrice (premier roman, Birth Days en 2000) et éditrice (éditions Plein Jour fondées en 2013 avec le journaliste Florent Georgesco).
Allez, dernière note de lecture de l’année ! Il faut que je publie ce billet parce que Le dernier des siens est sûrement parmi mes trois plus grands coups de cœur de l’année.
Comment débute le roman ? « De loin seule la tache blanche de leur ventre se détachait sur la paroi de la falaise, surmontée d’un bec qui brillait, crochu comme celui d’un rapace, mais beaucoup plus long. Ils avançaient en balançant de droite à gauche ; on avait l’impression qu’ils prenaient leur temps, vérifiaient à chaque pas leur stabilité, et qu’à chaque pas ils rétablissaient leur corps par un roulement de bassin. Les hommes progressaient eux aussi avec difficulté, cherchant des appuis sur le sol détrempé et lourd de la petite île […]. » (p. 11).
Aïe, des hommes… Là où les humains passent, la faune et souvent la flore trépassent… Et que ça écrase les œufs, et que ça étrangle les pingouins pour les jeter en un tas… « Maintenant, il n’y avait plus un seul animal vivant sur l’île. » (p. 13). Immonde… Bande de pourritures !
Eldey (Île de Feu en islandais) est un îlot volcanique situé au sud-ouest de l’ouest de l’Islande. Les habitants de ce monolithe étaient des grands pingouins européens mais ils ont disparu… C’est maintenant une réserve naturelle protégée et inaccessible au public mais il ne reste que des fous de Bassan (j’ai déjà vu des documentaires).
Auguste (surnommé Gus), 23 ans, à bord de la chaloupe, voit dans l’eau un rescapé « dont un moignon d’aile cassée pendait sur son ventre » (p. 14) alors il le sauve. C’est que Gus est un jeune scientifique envoyé par le Musée d’Histoire naturelle de Lille, alors ramener un pingouin vivant, même blessé, c’est mieux qu’un pingouin mort.
Gus, installé aux Orcades (Orkney, un archipel au nord de l’Écosse), étudie le pingouin… enfermé dans une cage, « immobile, le bec enfoncé dans la poitrine, le corps tassé, comme calé sur ses pattes » (p. 16). C’est sûr qu’il vaut mieux observer discrètement les animaux dans leur milieu naturel ! Son objectif est de « le dessiner sous tous les angles possibles avant qu’il ne meure. » (p. 17).
Gus est en pension dans le village de Stromness, chez madame Bridge, pas contente de la présence de ce pingouin qu’elle trouve affreux et puant. De plus, les relations sont difficiles entre Gus et le pingouin enfermé, en colère, au regard accusateur, et qui se laisse dépérir (est-ce un comportement naturel qu’un scientifique puisse étudier ?)… Mais enfin Gus se rend compte de « sa beauté et sa majesté. […] Gus découvrait un animal unique, un animal comme il n’en avait jamais vu, dont il peinait à comprendre que c’était un oiseau. […] il fait ce qu’il doit faire, il fait ce que tous les siens font – ce qui lui permet de vivre. Il veut vivre. » (p. 31-32).
Buchanan, un habitant de l’île horrifié par les massacres, explique à Gus que le pingouin est en danger : « Ils essaieront de vendre jusqu’à une moitié de griffe du pingouin, un œil s’ils savent comment le conserver. Le marché est immense, les musées veulent des dépouilles pour enrichir leurs collections, les marchands veulent vendre des dépouilles aux musées, les collectionneurs trouveront de jolies et chères boîtes à tabac fabriquées dans les becs, si c’est à la mode. » (p. 34).
Gus se rend compte qu’il est responsable du pingouin, il devrait l’emmener en France pour qu’il soit à l’abri. En tout cas, il se rapproche de lui, comprend mieux ses besoins et l’appelle Prosperous. L’animal étant en danger avec les marins qui le veulent, Gus emmène Prosp aux îles Féroé (2e partie du roman). « Il regardait toujours Prosp, il dessinait Prosp, il écrivait sur Prosp. Tous les gestes de son animal étaient répertoriés, classés, archivés. Il en savait plus sur les grands pingouins que n’importe quel être humain sur terre en cette année 1836. » (p. 73). De plus, Gus s’est marié à Elinborg et elle s’occupe du pingouin avec lui. Gus se sent tellement proche de Prosp qu’il a l’impression de le comprendre et de ressentir les mêmes choses que lui. « Il le comprenait. Mieux, il était d’accord avec lui. » (p. 80).
Gus publie des articles dans des revues sur la faune et la flore du Grand Nord et devient une référence dans le monde scientifique.
Chez certains humains, il y a enfin une prise de conscience comme Gus qui a vu les grands pingouins massacrés ou Buchanan qui a vu un troupeau de bisons se faire égorger par des trappeurs au Canada, deux extraits de sa lettre à Gus. « J’ai vu au Canada des choses merveilleuses et affreuses. » (p. 95) et « Il paraît que c’est courant. Mais je ne pensais pas que la vue de tout ce sang, la douleur et l’incompréhension de ces animaux que les hommes achevaient juste parce qu’il était en leur pouvoir de le faire m’atteindraient autant. » (p. 96).
Gus aimerait que Prosp rencontre d’autres grands pingouins et puisse se reproduire. Le frère d’Elinborg, Signar, l’embarque pour Saint-Kilda. « Prosp criait de joie, le cou dressé vers l’horizon, la mer, les embruns. » (p. 98) mais les hommes ne voient que des phoques et des macareux, cependant Prosp sait ? a senti ? et son comportement change, « Prosp se pavanait. » (p. 99).
J’ai aimé la confiance qui s’installe entre Gus (et sa famille ensuite) et Prosp (ce n’était pas gagné, ça a été tout un travail d’approche et de compréhension mutuelles), l’affection qui les unit dans leurs similitudes et leurs différences, même si, évidemment il aurait été préférable que Prosp vive parmi les siens sans massacre… Le dernier des siens est un roman touchant inspiré de faits réels, d’un côté la violence du massacre, de l’autre l’improbable et incroyable amitié entre l’humain et le pingouin. Et puis, cette prise de conscience, bien tardive… une fois qu’il est trop tard et tellement peu d’humains se sentant concernés… Ferons-nous de même à notre époque ? Ne rien voir, ne rien comprendre, ne rien faire, agir lorsqu’il sera trop tard…?
Le dernier des siens a été sélectionné dans plusieurs prix de la rentrée littéraire et a reçu en novembre le Prix 30 millions d’amis – roman (surnommé le Goncourt des animaux) délivré par la Fondation 30 millions d’amis (à noter que le Prix 30 millions d’amis – essai a été délivré à Au nom des requins de François Sarano, un livre que j’ai acheté même si je n’ai pas pu rencontrer l’auteur lors de sa venue à la médiathèque).
Je note deux titres d’Henri Gourdin (spécialiste de Jean-Jacques Audubon) que l’autrice conseille et qui me font très envie : Le grand pingouin (Actes Sud, 2008) et Du temps où les pingouins étaient nombreux… (Pommier, 2022).
Ils l’ont lu : Céline, Delphine-Olympe, Doudoumatous, Kathel, on arrête tout, Sandrine, Yvan, c’est tout ? D’autres ?
Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (case n° 29, un livre sur un thème ou une cause qui vous tient à cœur, 3e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 52, un livre qui a gagné un prix littéraire), Challenge nordique (attention, l’autrice est Française mais le récit se déroule dans le Grand Nord) et ABC illimité (lettre G pour nom).