Les abeilles grises d’Andreï Kourkov

Les abeilles grises d’Andreï Kourkov.

Liana Levi, février 2022, 400 pages, 23 €, ISBN 979-10-3490-510-2. Серые пчелы (Serie pcheli, 2019) est traduit du russe par Paul Lequesne.

Genres : littérature ukrainienne, roman, Histoire.

Andreï Iourévitch Kourkov (en ukrainien Андрій Юрійович Курков). Bien qu’il soit né le 23 avril 1961 à Saint-Pétersbourg (Union Soviétique), il vit depuis son enfance à Kiev (Ukraine) où il étudie à l’Institut d’État de Pédagogie des langues étrangères. Polyglotte, il parle couramment 9 langues dont le français, le latin et le japonais. Il a été rédacteur en chef d’un magazine destiné aux ingénieurs puis gardien de prison à Odessa pendant son service militaire et c’est là qu’il a commencé à écrire des contes pour enfants. Ensuite, il a été cameraman et enfin scénariste. En 1988, il est invité à rejoindre le Pen Club de Grande-Bretagne et en 1991, son premier roman est publié à Kiev. En 1993, Le monde de Bickford est nommé à Moscou pour le Booker Prize avec un jury anglais et russe, ainsi que pour trois autres prix. En 1994, La chanson préférée d’un cosmopolite gagne le prix de la Société Heinrich Böll. Et en 1997, avec L’ami du défunt, il est parmi une sélection de trois meilleurs scénaristes sélectionnés par l’Académie du Film Européen à Berlin pour le scénario du film de Viatcheslav Krichtofovitch. Éclectique donc, chanteur, compositeur, journaliste, collectionneur de vieux vinyles, il partage sa vie entre Kiev et Londres. Biographie et bibliographie sur le site de son éditeur, Liana Levi.

J’avais beaucoup aimé Le pingouin (1996 en Ukraine, 2000 en France) et j’avais lu la suite, Les pingouins n’ont jamais froid (Закон улитки, 2002), mais je n’en ai pas parlé sur mon blog à l’époque.

Sergueï Sergueïetch se réveille en pleine nuit, il a froid et se lève pour chercher du charbon. « Un coup de canon retentit quelque part au loin. Puis un autre une trentaine de secondes plus tard, mais comme provenant d’un autre côté. ‘Quoi, ils dorment pas, ces abrutis ? Ou c’est-il qu’ils ont décidé de se réchauffer ?’ bougonna Sergueïetch, mécontent. » (p. 7).

Mais, au moment où il veut se recoucher, il entend une voiture. Or, dans le village de Mala-Starogradivka, situé en ‘zone grise’, ils ne sont plus que deux habitants : lui et Pachka Khmelenko. Le potager de Pachka est tourné vers Horlivka et Donetsk alors que celui de Sergueï donne de l’autre côté vers Sloviansk. Or Sergueï et Pachka, 49 ans, sont « ennemi[s] d’enfance depuis la toute première classe de l’école du village » (p. 8). Mais il faut faire avec pour supporter la guerre et l’hiver.

Depuis trois ans que la guerre s’est installée, tous les autres Malastarogradiviens sont partis craignant pour leur vie et abandonnant leurs biens. Sergueï est resté, il n’avait peur ni pour sa vie ni pour ses biens, il est resté pour ses abeilles. Comme c’est l’hiver, il passe son temps à surveiller ses abeilles, en hivernage dans la grange, sa vieille Tchetviorka verte (break Lada) dans la remise à côté, à arpenter son jardin dans lequel pommiers, abricotiers et légumes sont en veille, et à observer au loin grâce aux jumelles que Pachka lui a prêté en échange d’un peu de thé. « Au reste, il n’avait plus trop envie de penser à lui comme à un ‘ennemi’. À chaque nouvelle rencontre, même s’ils se querellaient, Pachka lui semblait plus proche et plus compréhensible. Ils étaient à présent un peu comme deux frères, même si, Dieu merci, ils n’étaient pas de la même famille. » (p. 38).

Un de mes passages préférés. « La peur, c’est chose invisible, ténue, multiforme. Comme un virus ou une bactérie. On peut l’inspirer en même temps que l’air, ou bien l’avaler par accident en buvant de l’eau ou de l’alcool, ou encore en être contaminé par les oreilles, par l’ouïe, et la voir alors de ses yeux si clairement que son reflet vous reste imprimé sur la rétine même alors qu’elle s’est déjà évanouie. » (p. 64).

Mais, une nuit, Petro, un jeune soldat ukrainien qui dit observer le village à la jumelle depuis un an, frappe à la porte de Sergueï. Et un autre jour, Pachka déboule chez lui avec Vladilen, un soldat qui vient de Sibérie pour libérer la région. « Tout ce qui autrefois était soviétique est devenu russe, expliquait Vladilen à Pachka, d’une voix un peu pâteuse, mais sans cesser d’observer du coin de l’œil le maître de maison. Et ce qui n’est pas devenu russe, ça le deviendra plus tard. Tout, toujours, revient à sa source, à son point de départ… » (p. 101).

Un jour de mars, le printemps arrivant et ne supportant plus les explosions, Sergueï décide de partir avec ses abeilles pour qu’elles puissent butiner en toute sécurité loin de la zone grise. Il laisse les clés de sa maison à Pachka. « J’ai laissé un bocal de trois litres de miel sur l’appui de fenêtre de la cuisine. C’est pour toi. Voilà, c’est tout ! grogna-t-il d’un ton abrupt, puis, sans ajouter un mot, il reprit le volant de sa Tchetviorka et s’éloigna sur la route de terre trempée de boue, à laquelle les roues de la voiture collaient dans un bruit de succion, suivi de la remorque et des six ruches couvertes de leur bâche mouillée de pluie. Le huis-clos dans le village abandonné se transforme en road movie, Sergueï s’installant avec ses abeilles près d’un petit bois proche de Vessele. « Cette direction lui plut, pas seulement à cause du nom qui, en ukrainien, évoquait la joie. » (p. 181). Au village, il rencontre, Galia, vendeuse, veuve, très bonne cuisinière. Mais c’est surtout la relation de Sergueï avec ses abeilles qui est émouvante : « L’approche de l’été ralentit le cours du temps. Le bruit se fit plus intense dans la nature, les oiseaux se mirent à chanter plus fort le matin, mais le bourdonnement des ailes des abeilles ne fut pas pour autant recouvert par le vacarme. Sergueïtch tenait ce bourdonnement pour une preuve non seulement de la présence et de la santé de ses abeilles, mais aussi de sa propre présence au monde. » (p. 205). « Il extrayait le miel […], le versait dans des bocaux, récupérait la cire et le pain d’abeille. Ainsi s’unissait en un tout le sens de sa vie et de son travail, il y avait là plus du premier que du second. L’essentiel du travail, c’étaient les abeilles qui l’accomplissaient et elles ne lui demandaient pas conseil sur la manière de s’y prendre ni sur les tâches à exécuter. Ni conseil, ni permission. » (p. 206). C’est de l’amour qu’il éprouve pour ses abeilles, il veut leur sécurité et leur bien-être.

Cependant, après un grave problème avec un habitant ivre, il quitte la région et se dirige avec sa voiture (qui n’a plus de vitres et de pare-brise), sa remorque et ses abeilles vers la Crimée. Peut-être qu’un ami apiculteur rencontré il y a des années à un congrès d’apiculture à Sloviansk, Ahtem Mustafayev, un Tatar, pourra l’aider. Les abeilles de Sergueï deviennent des « abeilles-réfugiées » (p. 258). En Crimée, à Albat, il fait beau, il fait chaud, l’air est pur, c’est parfait pour les abeilles, ça pourrait être un paradis mais les Russes surveillent tout et tout le monde et Sergueï n’est pas en sécurité, et finalement ses abeilles non plus…

Andreï Kourkov a écrit Les abeilles grises avant la guerre qui sévit en ce moment. Il a écrit ce roman après l’annexion de la Crimée et le début de la guerre au Donbass, il y décrit parfaitement les relations entre Ukrainiens, Tatars (musulmans) et Russes. Et tout ça est encore plus d’actualité qu’à sa parution en Ukraine en 2019 ! Sergueï Sergueïetch est un personnage attachant et ses abeilles auxquelles il est profondément attaché aussi. Ce roman est à la fois d’une grande simplicité et d’une grande puissance, il peut être drôle aussi, un humour que je pense tout ukrainien, subtil, presque imperceptible en fait. Il est aussi plein de poésie : les abeilles rêvent-elles de soleil, de fleurs à butiner ? Sergueï rêve en tout cas, et pas toujours sous l’emprise de l’alcool, et ses rêves bien qu’obtus lui ouvrent parfois les yeux sur la triste réalité. Un roman à lire absolument et un auteur à découvrir si vous ne le connaissez pas déjà.

Pour le Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 19, un roman de mon auteur préféré, en tout cas un de mes auteurs préférés), Challenge lecture 2022 (catégorie 42, un livre dont l’histoire se passe dans une voiture, allez en route pour un voyage à travers l’Ukraine à bord d’un vieux break Lada !), Petit Bac 2022 (catégorie Couleur pour Grises, la catégorie Animal étant déjà bien honorée), Le tour du monde en 80 livres (Ukraine), Un genre par mois (en mars, histoire, ici histoire contemporaine de l’Ukraine), Voisins Voisines 2022 (Ukraine) et surtout pour le Mois Europe de l’Est.

J’ai vu/entendu Andreï Kourkov dans l’émission 28’ sur Arte le 14 mars.

D’autres blogueurs ont lu Les abeilles grises : à propos de livres, Canetille, Delphine-Olympe, Joëlle, Krol, Miriam, République des abeilles, d’autres billets référencés sur Bibliosurf.

20 réflexions sur “Les abeilles grises d’Andreï Kourkov

  1. Tout le monde va l’avoir lu ce roman et moi je l’attends toujours à la bibliothèque… en attendant je lis un bon polar sur le Donbass qui permet de mieux saisir ce qui se passe actuellement.

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      • aifelle dit :

        Je viens tout juste de terminer « Donbass », mon billet paraîtra la semaine prochaine. L’auteur est Benoît Vitkine, correspondant du Monde à Moscou, spécialiste du Donbass et de l’Ukraine où il a fait de nombreux séjours depuis 2014. Et j’ai récupéré « les abeilles grises » hier, je l’ai commencé.

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        • Oh, c’est super pour les deux infos, il me semble avoir déjà vu/entendu Benoît Vitkine sûrement sur Arte (je regarde presque toujours le journal du soir puis 28 minutes), je viendrai lire ta chronique de Donbass que je vais essayer de trouver (emprunter) et je te souhaite une très belle lecture de Les abeilles grises (ainsi que d’autres titres de cet auteur génial) 🙂

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  2. Pour le mois de l’Europe de l’Est, j’ai lu «Le Pingouin» que j’ai beaucoup aimé. Merci de m’apprendre qu’il y avait une suite. Je la lirai certainement. Ce livre avec les abeilles me tentent aussi. On dirait que cet écrivain présente des personnages attentionnés envers les animaux…

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  3. Patrice dit :

    Je suis vraiment très heureux que ce roman ait été un coup de coeur pour toi ; je vois qu’il a été chroniqué plusieurs fois en mars et toujours avec le même plaisir. Merci beaucoup pour ta participation !

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    • Je ferai le tour des billets et je rajouterai les liens de ceux qui l’ont lu ; je pense que sa traduction est tombée à point avec l’actualité ! Je ne m’attendais pas à un tel succès mais ce n’est pas une surprise pour moi car j’apprécie cet auteur depuis que j’ai lu Le pingouin 🙂 Merci pour ce Mois Europe de l’Est et bon weekend 🙂

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  4. A_girl_from_earth dit :

    Je connais Andreï Kourkov grâce à son « Pingouin » et quand j’ai vu ce roman sur les tables récemment, actualités oblige, il allait sans dire que je le lirai également !

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    • C’était pareil pour moi, je l’aime beaucoup mais je ne l’avais pas lu depuis quelques années et, lorsque j’ai commandé son roman à sa parution, je ne pensais pas qu’avec l’actualité il aurait un tel succès, mais c’est tant mieux que beaucoup de gens le lise car en plus il est très très bien, j’espère que tu le liras et qu’il te plaira autant qu’à moi 🙂

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