Les billes du Pachinko d’Elisa Shua Dusapin

Les billes du Pachinko d’Elisa Shua Dusapin.

Zoé, août 2018, 144 pages, 15,50 €, ISBN 978-2-88927-579-3.

Genre : littérature coréenne (franco-suisse).

Elisa Shua Dusapin naît en Corrèze en 1992 de mère sud-coréenne et de père français, ainsi elle grandit entre la Corée du Sud, la France et la Suisse où elle vit actuellement. Elle étudie les Lettres à l’université de Lausanne et les Arts à l’institut de Berne. Elle est comédienne et romancière. Elle coécrit un spectacle musical, M’sieur Boniface, et j’ai déjà lu son premier roman, Hiver à Sokcho.

Claire, 30 ans, a quitté Genève et son compagnon pour Tôkyô : elle a répondu à une annonce pour être répétitrice de français pendant l’été pour Mieko, une fillette de 10 ans à Tôkyô. « J’allais justement y passer le mois d’août auprès de mes grands-parents, en vu du voyage en Corée que nous avions prévu d’effectuer début septembre […]. » (p. 13). La grand-mère n’a plus toute sa tête mais le grand-père, 80 ans, tient encore le Pachinko Shiny dans le quartier de Nippori, un petit pachinko qu’il gère depuis plus de 50 ans, depuis leur arrivée au Japon, en 1952. Claire a prévu de voyager avec ses grands-parents en Corée pour qu’ils revoient enfin le pays de leur jeunesse mais… « Je les regarde, dépassée. Ils vivent cloîtrés dans le périmètre du Pachinko. Leur vie sociale se borne à l’échange de billes contre des babioles […]. Ils ne se mêlent pas à la communauté des Coréens du Japon, les Zaïnichis, déportés sous l’occupation japonaise ou exilés comme eux pour fuir la guerre de Corée. » (p. 35).

Que de souvenirs me sont apparus à la lecture de ce roman ! Nippori, la Yamanote line, Ueno avec son parc et son zoo, les Family Mart (magasins ouverts 7/7 jours et même pour certains 24/24 heures), les lutteurs de sumo, Miyajima… Mais je ne connais pas Shin-Okubo, le quartier coréen de Tôkyô, dommage.

Dans ce roman dépouillé, j’ai senti beaucoup de nostalgie et de tristesse… « À la séparation, le gouvernement japonais nous a autorisés à conserver l’identité coréenne, mais il fallait choisir entre le Nord et le Sud. […] On ne savait rien des raisons politiques, la guerre froide, la Russie, les États-Unis. Pour les Coréens du Japon, il n’y a jamais eu de Nord ni de Sud. Nous sommes tous des gens de Choson. Des gens d’un pays qui n’existe plus. » (p. 132). Mais « Il s’arrête. Puis il dit : – Il nous reste une langue. » (p. 132).

Un beau roman avec un message assez cruel pour les exilés… Notre pays, c’est le pays dans lequel on vit, quels que soient ses défauts et ses différences en particulier linguistiques et gastronomiques, quels que soient notre état d’esprit et notre chagrin, il faut s’y adapter, adopter sa langue, ses coutumes, le respecter et l’accepter, et finalement il n’est pas nécessaire de retourner dans le pays d’origine surtout si – comme ici la Corée du Sud qui est pourtant tout près – il a subi des transformations inimaginables depuis plus de 50 ans. C’est comme ça qu’ont vécu les grands-parents mais que transmettre aux enfants et aux petits-enfants quand le pays d’origine est occulté ?

Un beau roman donc, tout en finesse et en ambiance subtile et feutrée (même si je trouve qu’Elisa Shua Dusapin a un problème avec sa façon de décrire la nourriture !) mais, comme pour Hiver à Sokcho, j’ai cette impression d’inachevé et ça me dérange… Est-ce dû à un problème d’appartenance, de racines, à l’imagination sur les origines et le pays d’origine peu ou pas connu créant un fantasme somme toute loin de la réalité de ce pays… ? L’auteur, originaire de Corée, en vacances chez ses grands-parents au Japon lorsqu’elle était jeune, ayant reçu une éducation européenne en France et en Suisse, se pose des questions et c’est tout à fait normal mais, tout en aimant ses grands-parents, elle ne les connaît pas, ne les comprend pas, elle est dépassée et noue en fait une relation plus proche avec Mieko, petite japonaise de 10 ans qui apprend le français car sa mère, la quarantaine, est professeur de français.

Un deuxième roman pour les lecteurs curieux et pour ceux qui ont aimé Hiver à Sokcho.

J’ai lu ce roman il y a déjà un moment mais, comme je n’avais toujours pas publié ma note de lecture, j’en profite pour la mettre maintenant dans le Challenge coréen mais aussi dans Un mois au Japon puisque le roman s’y déroule.

Comme il y a un problème d’intégration de vidéos depuis quelques semaines…, voici le lien sur lequel vous pourrez écouter Elisa Shua Dusapin. https://youtu.be/Vck4861UdHk

Là-bas, août est un mois d’automne de Bruno Pellegrino

Là-bas, août est un mois d’automne de Bruno Pellegrino.

Zoé, janvier 2018, 224 pages, 17 €, ISBN 978-2-88927-507-6.

Genres : littérature suisse, roman, biographie.

Bruno Pellegrino, né en 1988 à Morges, vit à Lausanne. Il est membre fondateur de l’AJAR (1), un collectif d’auteurs romands fondé en 2012. Bizarrement, il est écrit sur la 4e de couverture que Là-bas, août est un mois d’automne est son premier roman alors qu’ont déjà été publiés Atlas nègre (Tind, 2015), un roman d’aventure autobiographique mi carnet de voyage mi conte initiatique, Électrocuter une éléphante (Paulette, 2017), un roman humoristique rédigé comme une conférence, et Stand by 1/4 avec Aude Seigne (2) et Daniel Vuataz (Zoé, 2018), la première partie d’un roman sous forme de feuilleton prévu en 4 parties. Quant à L’idiot du village (Buchet-Chastel, 2011), c’est un recueil de nouvelles qui a reçu le Prix du jeune écrivain. (1) J’avais beaucoup apprécié Vivre près des tilleuls de l’AJAR en mai dernier. (2) J’ai a-do-ré Une toile large comme le monde d’Aude Seigne en octobre 2017.

Gustave et Madeleine Roud vers 1907, photographie de Georges Nitsche, Lausanne, fonds Gustave Roud, CRLR

Gustave, c’est Gustave Roud (1897-1976), un poète et photographe romand que je ne connaissais pas avant d’avoir ce roman en main. Bruno Pellegrino s’est inspiré de la vie de Gustave et de sa sœur Madeleine (de 4 ans son aînée) pour faire l’éloge de la liberté et de la lenteur. « Il consigne, de toute urgence, le nom des choses qui prennent fin. » (p. 12). Gustave est passionné par les fleurs et les corps presque nus aux champs (qu’il photographiait), Madeleine par l’espace et la conquête spatiale. « Elle ne regarde pas les hommes. » (p. 21), « salue quelques têtes connues » (p. 22), « Madeleine la discrète, la secrète, le mystère Madeleine. » (p. 23). J’ai appris que, sur Mir, la zinnia est la première espèce à éclore en orbite, en janvier 1976, à bord de la Station spatiale internationale, ça m’a émue.

Zinnias à fleurs doubles

Là-bas, août est un mois d’automne est un beau roman nostalgique qui raconte l’enfance de Madeleine et Gustave, la maladie et la mort de leur mère (en 1933), la ferme de leur enfance qu’ils quittent à la mort de leur grand-père maternel, les saisons et les avancées spatiales, les livres de la bibliothèque de leur père… « Elle sort les livres, les feuillette, les pose à côté d’elle, n’en range aucun. » (p. 49). Et leur goût pour le thé. « Madeleine et Gustave se shootent au thé. Ces gestes qu’on accomplit ici, lents et précis, soignés, délicats, vastes et tranquilles, sont les gestes des parents et des tantes, perpétués dans le calme de la chambre basse. » (p. 55-56).

J’utiliserais aussi ces adjectifs « lent et précis, soigné, délicat, vaste et tranquille » pour décrire Là-bas, août est un mois d’automne alors si vous avez besoin d’aventures et d’action, passez votre chemin ! Mais si vous avez envie de découvrir Madeleine et Gustave et la vie en Suisse à leur époque (entre le début du XXe siècle et la fin des années 70), ce livre tout en douceur est fait pour vous !

Une lecture pour les challenges Petit Bac 2018 (pour la catégorie « Passage du temps » avec au choix août, mois et automne !), Rentrée littéraire janvier 2018, Voisins Voisines 2018 (Suisse) et je suis vraiment en retard pour publier cette note de lecture car j’ai lu le livre en février pour le premier Weekend à 1000 de l’année…

Clous d’Agota Kristof

Clous d’Agota Kristof.

Zoé, octobre 2016, 208 pages, 18,50 €, ISBN 978-2-88182-958-1. Poèmes traduits du hongrois par Maria Maïlat ;

Genres : littérature hongroise, poésie.

Agota Kristof : consulter L’analphabète.

Ces poèmes, présentés en édition bilingue (hongrois et français), ont été écrits entre 1935 et 2011. Lorsque Agota Kristof a fui la Hongrie, en 1956, à l’âge de 21 ans, elle a laissé ses poèmes de jeunesse derrière elle (mais plusieurs avaient été publiés en Hongrie), ce qu’elle a beaucoup regretté. Elle les a donc réécrits, de mémoire, et en a écrit d’autres durant sa vie en Suisse, dont certains directement en français. L’éditeur nous dit que, peu avant sa mort, elle avait tout regroupé pour que ces poèmes soient publiés. Le livre est agrémenté de photos en noir et blanc représentant Agota Kristof.

Les thèmes développés dans ces poèmes sont la liberté (parfois symbolisée par un oiseau), la guerre, l’exil avec la perte de la mère-patrie et de la famille et la nostalgie et la tristesse que cela engendre, la mort (le suicide d’amis exilés eux aussi), l’amour, les saisons (en particulier l’automne), la solitude,…

Ce sont des vers libres, sans rimes (parfois il y en a en hongrois), et les césures sont bizarres mais ces poèmes ont un certain charme, un certain rythme et j’ai pris grand plaisir à les lire. Comme je ne suis pas une spécialiste de la poésie, je vous livre quelques extraits pour que vous vous fassiez une idée.

Extraits de…

Quelques mots : « un oiseau tente de prendre son envol / quelques mots sonnent creux quelques tocsins / et tombent les pierres » (p. 17).

L’humilié : « les nuages sont descendus jusqu’à la terre / leurs genoux pourpres ont été souillés de boue » (p. 37).

Sur la route : « À présent inconnue parmi les ombres / furtives de la vitesse je ne sais plus / d’où je suis partie peu importe / la route sera aussi longue que la vie » (p. 51).

Clous (c’est le titre du recueil donc obligée de mettre un extrait de Clous) : « clous / émoussés et pointus / ferment les portes clouent des barreaux / aux fenêtres de long en large / ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit / la mort » (p. 77).

Émigrants : « En apesanteur vous marchez sur des routes droites / qui ne mènent nulle part / […] / ne laissent aucune trace sur vous semblables aux nuages / vous filez par-dessus les clochers et les montagnes / vos pieds sans racine ne se blessent pas / de très loin vous regardez vos douleurs / sans âme arrachées de vous » (p. 87).

Et mes deux préférés que je note intégralement :

Le condamné : « Il a été un héros, / le lendemain un traître. / Il a été un génie, / le lendemain un débile. / Il a aimé, / mais avant le coucher du soleil, / il a déjà trompé sa femme. / Ses sanglots se sont décomposés en fou rire / tout ce qu’il a créé, il l’a détruit ; / Il avait peur de Dieu alors il a tué Dieu. / C’est ainsi qu’il s’est fait vieux dans la fleur de l’âge, / il s’est épuisé en pleine puissance, / il n’a plus bougé, n’a plus parlé, / il a attendu. / C’est alors que les sages l’ont encerclé, / des vieillards aux regards jeunes : ‘Tu as gaspillé ta vie’ ont-ils dit / et ils sont partis tête baissée. / Une corde l’a pris en pitié à la fin, s’est enroulée autour de son cou : / ‘Bonhomme, dit-elle, ta vie n’a pas été un cadeau, / c’était un jugement et maintenant je t’absous.’ » (p. 99).

Vous n’étiez aimés de personne : « Lentement la nuit devient vieille sur son visage pâle / les étoiles tombent sans arrêt / tombent dans les profondes rivières sombres / et dans les sombres forêts profondes tombent / les étoiles / blanches / maisons à la lisière de la forêt en cendres se tend / le corps caillouteux des routes la douleur insensée / se dérobe dans les veines des arbres / le vent est de plus en plus fort / et la neige de plus en plus sombre / mes frères / vous n’étiez aimés de personne mais demain / vous marcherez sur les rayons / de la lune / vos yeux pleins de beauté vous laverez les taches de sang / sur vos mains sur vos lèvres / auteurs de vous pousseront des arbres / la nuit aussi se calmera et la cendre tiède / le vent la portera sur vos terres stériles » (p. 113).

Alors, qu’en pensez-vous ? Avez-vous envie de lire ce recueil ? Et, si vous l’avez déjà lu, quel est votre poème préféré ?

Une deuxième lecture hongroise pour le Défi littéraire de Madame lit et le Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran que je mets aussi dans le challenge Cette année, je (re)lis des classiques.

L’analphabète d’Agota Kristof

L’analphabète d’Agota Kristof.

Zoé, juin 2004, 60 pages, 11,20 €, ISBN 2-88182-512-5.

Genres : littérature hongroise, récit autobiographique.

Agota Kristof naît le 30 octobre 1935 à Csikvánd en Hongrie. Romancière, nouvelliste, poétesse et dramaturge, elle écrit en français, sa langue d’adoption puisqu’elle trouve refuge en Suisse en 1956. Elle reçoit de nombreux prix littéraires et certaines de ses œuvres sont adaptées (théâtre, cinéma). Elle meurt le 27 juillet 2011 à Neuchâtel en Suisse.

Pour le Défi littéraire de Madame lit (le mois de mars est consacré à la littérature hongroise) et le Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran (en mars), je voulais relire Le grand cahier (premier tome de la trilogie des jumeaux) que j’avais dévoré dans les années 80 et je l’ai emprunté à la médiathèque pour une relecture mais, pour l’instant, je veux vous parler de L’analphabète. Ce récit autobiographique, raconte onze moments de vie (en onze chapitres) : « de la petite fille qui dévore les livres en Hongrie à l’écriture des premiers romans en français. L’enfance heureuse, la pauvreté après la guerre, les années de solitude en internat, la mort de Staline, la langue maternelle et les langues ennemies que sont l’allemand et le russe, la fuite en Autriche et l’arrivée à Lausanne, avec son bébé. Ces histoires ne sont pas tristes, mais cocasses. Phrases courtes, mot juste, lucidité carrée, humour, le monde d’Agota Kristof est bien là, dans son récit de vie comme dans ses romans. » (éditeur).

Dans le premier chapitre, Débuts, il y a des premières phrases émouvantes : « Je lis. C’est comme une maladie. Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux : journaux, livres d’école, affiches, bouts de papier trouvés dans la rue, recettes de cuisine, livres d’enfant. Tout ce qui est imprimé. J’ai quatre ans. La guerre vient de commencer. » (p. 5). « C’est ainsi que, très jeune, sans m’en apercevoir et tout à fait par hasard, j’attrape la maladie inguérissable de la lecture. » (p. 7). Et ainsi, dès l’enfance, elle sait inventer et raconter des histoires. Mais « L’envie d’écrire viendra plus tard, quand le fil d’argent de l’enfance sera cassé, quand viendront les mauvais jours, et arriveront les années dont je dirai : ‘Je ne les aime pas’. » (p. 12). Je pense que beaucoup de lecteurs qui ont commencé à lire dès l’enfance (et peut-être plus tard à écrire) se reconnaîtront un peu dans ces souvenirs.

L’analphabète raconte avec tendresse et pudeur l’enfance avec ses deux frères (Yano, l’aîné, et Tila, le petit dernier), l’adolescence à l’internat et le besoin d’écrire (des poèmes) pour « supporter la douleur de la séparation » (p. 12), le manque de liberté, le journal écrit dans une langue secrète pour que personne ne puisse le lire et le comprendre, la pauvreté dans la Hongrie des années 50, la création de sketches et de petits spectacles et « le bonheur de faire rire » (p. 20), la mort de Staline (« Ce que l’on ne pourra jamais mesurer, c’est le rôle néfaste qu’a exercé la dictature sur la philosophie, l’art et la littérature des pays de l’Est. », p. 27), la passion pour l’œuvre de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard (que je ne connais pas), l’exil avec l’arrivée en Autriche puis en Suisse (« Quelle aurait été ma vie si je n’avais pas quitté mon pays ? Plus dure, plus pauvre, je pense, mais aussi moins solitaire, moins déchirée, heureuse peut-être. Ce dont je suis sûre, c’est que j’aurais écrit, n’importe où, dans n’importe quelle langue. », p. 40), le travail monotone et répétitif à l’usine (une fabrique d’horlogerie) et l’écriture des premiers poèmes, la difficulté de la vie (« […] le désert. Désert social, désert culturel. », p. 42 ; « […] le mal du pays, le manque de la famille et des amis. », p. 43), les premiers poèmes donc, les premières pièces de théâtre, des souvenirs d’enfance (qui plus tard deviendront ce livre) et les premiers romans (« on devient écrivain en écrivant avec patience et obstination, sans jamais perdre la foi dans ce que l’on écrit. », p. 49).

Ce récit explique aussi pourquoi elle considère les autres langues comme des langues « ennemies » : « Je ne pouvais pas imaginer qu’une autre langue puisse exister, qu’un être humain puisse prononcer un mot que je ne comprendrais pas. » (p. 21), l’obligation d’apprendre la langue des envahisseurs, d’abord l’allemand puis le russe (elle parle de « sabotage intellectuel national », p. 23), et, à son arrivée en Suisse, l’auteur considère le français comme une autre langue « ennemie » car elle se sent « analphabète » par rapport à cette langue dont elle ne connaît rien (« une lutte pour conquérir cette langue, une lutte longue et acharnée qui durera toute ma vie », p. 24), mais plus elle l’utilise plus elle oublie le hongrois… Ainsi l’auteur doit se créer une nouvelle vie, une nouvelle identité avec cette langue qu’elle pense ne jamais maîtriser (à la fin de sa vie, elle revient d’ailleurs au hongrois, en particulier pour écrire des poèmes, comme Clous aux éditions Zoé).

À noter que L’analphabète a été adapté au théâtre en 2008 par Sifiane El Asad sous le titre Je lis. Si quelqu’un a vu ce spectacle et veut partager son ressenti ou un extrait vidéo avec nous 😉

L’analphabète est un beau récit qui m’a émue et qui m’a donné envie de relire Agota Kristof, et j’espère que vous aussi, vous aurez envie de (re)lire Agota Kristof.

Une lecture donc pour le Défi littéraire de Madame lit et le Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran que je mets aussi dans Voisins Voisines 2018.

1er Grand Prix des Blogueurs Littéraires

Cette info est tombée sur mon mur FB grâce à Antigone, de l’excellent blog Les lectures d’Antigone, et à Leiloona, du tout aussi excellent Bricabook, merci Antigone et Leiloona !

Agathe The Book, un blog que je ne connaissais pas, crée le 1er Grand Prix des Blogueurs Littéraires. Ce prix annuel sera décerné le 20 décembre 2017 à un roman de langue française paru en 2017 (hors roman policier, jeunesse et poche).

Cliquez sur le lien du blog d’Agathe ou sur celui de la page FB pour avoir toutes les explications afin de voter pour votre roman 2017 préféré ou vos deux romans préférés !

L’organisatrice s’engage à respecter la confidentialité des blogueurs, de leur adresse mail et de leur vote mais je peux dévoiler pour qui j’ai voté, non ? (Agathe me dit oui).

J’ai donc voté pour Le camp des autres de Thomas Vinau (Alma) et Une toile large comme le monde d’Aude Seigne (Zoé). J’ai hésité avec La disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez que j’ai adoré mais comme ma note de lecture n’est pas encore publiée et qu’il a déjà gagné un prix littéraire, je l’ai laissé tomber.

Allez voter vous aussi pour votre roman 2017 préféré !!!

20 décembre 2017 : le gagnant est… le roman Bakhita de Véronique Olmi (Albin Michel, août 2017) que je n’ai pas lu mais pourquoi pas, et en tout cas bravo 🙂

Une toile large comme le monde d’Aude Seigne

Une toile large comme le monde d’Aude Seigne.

Zoé, août 2017, 240 pages, 18 €, ISBN 978-2-88927-458-1.

Genre : littérature suisse.

Aude Seigne, Suissesse née le 14 février 1985 à Genève, est auteur et membre du collectif AJAR dont j’avais lu le très beau Vivre près des tilleuls. Elle est diplômée en littérature française et en civilisations mésopotamiennes : elle a séjourné en Syrie en 2008 et a publié Les neiges de Damas en 2015. Plus d’infos sur son site.

« Il est allongé au fond de l’océan. Il est immobile, longiligne, tubulaire, gris ou peut-être noir, dans l’obscurité on ne sait pas très bien. Il ressemble à ce qui se trouve dans nos salons, derrière nos plinthes, entre le mur et la lampe, entre la prise de courant et celle de l’ordinateur : un vulgaire câble. » (p. 7). Voici comment débute ce roman. Comment ont été installés au fond de l’océan (à 3 000 m) les 7 000 km de câble de FLIN entre la France et les États-Unis. Il en est de même pour les câbles installés au fond du Pacifique et qui relient les États-Unis à l’Asie.

Une entrée en la matière originale pour un roman et qui m’a passionnée au plus haut point ! Qui ne s’est jamais posé la question de savoir comment étaient véhiculés Internet et les mails ? Il n’y a pas que les ondes, il y a tout ce matériel physique, difficile à créer (les matières premières, on en parle plus loin) et à installer. Le monde a changé et nous avons de nouveaux automatismes, souvent le matin, comme allumer son ordinateur, consulter ses messages, la presse en ligne, les réseaux sociaux, les sites d’images (Pinterest, Instagram…) et même parfois cliquer sur des liens aux titres accrocheurs…

Il y a plusieurs personnages dans ce roman choral, en fait il y a quatre personnages principaux dans quatre lieux différents donc je ne me suis pas sentie perdue !

Pénélope, la Suissesse, d’origine sud-coréenne (tiens, c’est marrant, ça m’a fait penser à Hiver à Sokcho d’Elisa Shua Dusapin lu l’année dernière !), adoptée à l’âge de 3 ans, vit à Zurich ; c’est une informaticienne surdouée, programmatrice et développeuse Web, qui travaille à son rythme à domicile. Elle est en couple avec Matteo qui est à Singapour pour un mois (il installe des câbles en Mer de Chine).

June, l’Américaine vit à Portland en Oregon ; elle travaille aussi chez elle, dans son atelier, elle est conceptrice de cosmétiques naturels. Elle coloc’ avec Evan, community manager pour les réseaux sociaux d’une compagnie d’assurances, et Oliver, qui tient un café-librairie.

Birgit, je crois qu’elle est Suédoise, est dans un hôtel à Copenhague au Danemark ; elle est la créatrice de la fondation Green Web. Elle a un ami, Samuel, qui travaille dans une ONG en Asie.

Kuan, un Chinois, est responsable dans la salle des opérations du port de Singapour. Depuis la mort de son épouse, Meï, il élève son fils, Lu Pan, seul. Ce qu’il ne sait pas, c’est que Lu Pan est une célébrité sur Internet alors qu’il ne sort plus de sa chambre !

Une toile large comme le monde dit bien ce qu’il est, un tissu de liens, humains bien sûr, mais aussi technologiques, « un génial selfie du monde contemporain, dans lequel virtuel et réel sont toujours plus intriqués » nous dit l’éditeur. Tout est traité, en fait, la vie personnelle, la vie professionnelle, les aléas de la vie, l’impact social, économique, écologique, le tout dans un style fluide voire poétique. Comme un être vivant, organique avec des pensées, il y a « les veines du monde, leur système nerveux » (p. 18) et ces personnages qui représentent dans le récit presque tous les humains vont se rencontrer (physiquement ou sur la toile) car « […] on n’est jamais seuls, plus maintenant ; grâce à internet. » (p. 37). Mais sommes-nous vraiment les uns avec les autres ou vivons-nous dans une illusion et sommes-nous isolés des autres ?

Ce roman interroge sur notre époque, sa technologie révolutionnaire (est-ce qu’Internet va devenir gratuit pour tous ? A-t-on tous « droit à la connexion » comme on a droit à la liberté ?), les relations que nous nouons avec ou sans Internet ; par l’intermédiaire de Birgit, l’auteur insiste sur le coût environnemental d’Internet, sur la production (certains matériaux sont très rares et coûtent très chers) et sur la pollution dans le monde comme celle du « Lac toxique noir de Baotou, miroir du monde et concentré de high tech. » (p. 92) qui engendre des maladies sur des populations (par exemple Meï, l’épouse de Kuan qui s’est exilé avec son fils).

On le voit, tout est lié de par le monde ! Mais finalement qu’est-ce qu’Internet ? Est-ce qu’il vit comme nous ? « Internet n’est pas un esprit, il a besoin d’un corps. » (p. 97). Et que faire quand une info vient à nous ? Comment la vérifier ? « On apprend par-ci par-là, on clique et on déroule, on s’offusque et on s’envenime, jusqu’au moment où ce qui suscitait notre émoi disparaît, recouvert par la nouvelle suivante et par l’attention qu’exige le présent. L’information est une tectonique des plaques. Les objets de nos scandales circulent aussi vite que les données dans les câbles. » (p. 141).

J’ai bien aimé la différence entre l’effet papillon et l‘effet dominos : « Papillon : cause minuscule, effet immense, lien absurde. Dominos : cause et effet de même taille, mais, par réaction en chaîne, on obtient un effet final grandiose. » (p. 145). Je n’avais jamais fait attention à cette différence ! Peut-être que je n’avais jamais mis ces deux effets en parallèle…

Qui sommes-nous et que montrons-nous ? Sommes-nous devenus des Andrea ? « Tout le monde l’évoque, mais personne n’a directement affaire à elle. C’est dire qu’elle pourrait tout aussi bien ne pas exister, ou exister multiplement, ou exister numériquement. Andrea s’est fondue dans les réseaux sociaux, elle n’est plus que ce qu’elle montre, et ce qu’elle montre ne nous dit rien de sa réalité. » (p. 163-164). Des êtres réels, vivants, mais sans réalité ?

En tout cas, en plus de l’installation des câbles au fond des océans, le lecteur apprend pas mal de choses dans cet excellent roman qui se lit avec grand plaisir. Je ne connaissais par exemple pas Baotou, en Mongolie pourtant c’est la région où « 95 % des matières premières utilisées dans les technologies sont produites » (p. 171).

Ce roman soulève de nombreux questionnements. Est-ce que la vie, la vie sociale, peuvent être globalisées ? Sommes-nous toujours les mêmes avec ou sans Internet ? Comment vivrions-nous sans Internet ? « En même temps que les câbles, les liens sociaux se sont rompus. Les gens sont isolés, une partie de leur identité est effacée, disparue à jamais avec la destruction des données. » (p. 219-220).

Je recommande chaleureusement ce roman, très bien écrit, très bien documenté ; Aude Seigne ne dénonce pas Internet, elle nous fait entrer doucement dans l’intimité des personnages et d’Internet, elle nous fait traverser les océans, de l’Europe aux États-Unis et en Asie : finalement la lecture et Internet, ça fait voyager sans bouger de chez soi !

Une lecture pour les challenges 1 % rentrée littéraire 2017, Un mois, un éditeur et Voisins Voisines.