Moi, je veux être une sorcière de Marie Pavlenko et Joséphine Onteniente

Moi, je veux être une sorcière – Ménopause, le dernier tabou de Marie Pavlenko et Joséphine Onteniente.

Bayard, collection Graphic, septembre 2023, 112 pages, 22 €, ISBN 978-2-227-50120-1.

Genres : bande dessinée française, essai.

Marie Pavlenko naît le 30 septembre 1974 à Lille dans le Nord. Elle étudie les lettres modernes à Sorbonne-Nouvelle (Paris 3) puis le journalisme à l’école supérieure de journalisme de Lille. Elle est journaliste, romancière (fantasy et littérature jeunesse) et reçoit plusieurs prix littéraires. Elle vit entre la région parisienne et les Cévennes et elle est engagée pour l’écologie. Plus d’infos sur son site officiel. J’ai déjà lu ses romans Charamba, hôtel pour chats – Bobine s’en mêle et Charamba, hôtel pour chats – Félins pour l’autre.

Joséphine Onteniente est diplômée de l’ÉDAIC, l’École d’Arts appliqués, design, Architecture d’Intérieur et Conception 3D. Elle est illustratrice, dessinatrice et scénariste de bandes dessinées depuis 2018. Plus d’infos sur son site officiel et sur son instagram.

J’ai envie de vous donner le topo de l’éditeur : « Parce qu’elle a perdu la capacité à donner la vie, la femme ménopausée devient un rebut à écarter du cœur de la vie et de la cité, un corps inutile, périmé. Sa place ? Effacée. Son vécu ? Le Grand méchant tabou. Il est temps de briser cette vision éculée. Sans faux-semblant et avec humour, cet essai graphique décortique et dédramatise la période de l’arrivée de la ménopause, et tente de comprendre pourquoi la femme de 50 ans disparaît des radars dans les sociétés occidentales. Une histoire patriarcale à renverser cul par-dessus tête pour mieux vivre, pour exister. »

La citation en entête fait peur… « ‘Pas vraiment homme, pas non plus femme fonctionnelle, ces individus* vivent dans un monde d’intersexe. Ayant épuisé leurs ovaires, elles ont épuisé leur utilité en tant qu’être humain.’ Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe, David Reuben, 1969. *Les femmes ménopausées donc… » ! (p. 5).

« C’est quoi être une femme ? Et où commence la féminité ? Que recouvre ce mot ? Est-ce la maternité ? Se maquiller ? Porter des talons ? Dans ce cas, est-on féminine ou se transforme-t-on en fantasme masculin ? Quels sont les critères féminins de la féminité ? » (première planche, p. 7). L’autrice va répondre à ces questions et bien plus !

Cette bande dessinée est vraiment très instructive, non seulement pour les femmes mais je pense aussi pour les hommes, et pourquoi pas pour les plus jeunes qui voudraient savoir ou… devenir gynécologues !

Je dois avouer que j’ai été privilégiée : contrairement à certaines copines, je n’avais pas mal durant les règles ; l’accouchement s’est déroulé par césarienne ; par contre j’ai été ménopausée plus tard que la moyenne mais j’avais des métrorragies (à cause de fibromes et polypes dans l’utérus, qui ont été retirés et qui étaient heureusement non cancéreux). Puis mon gynécologue m’a dit que mon col se fermait. Je n’ai pas eu de bouffées de chaleur et de suées nocturnes sauf quand il faisait très chaud, j’ai parfois été fatiguée et énervée (mais il y avait d’autres raisons). J’ai l’impression que je fais partie des femmes qui échappent aux symptômes et problèmes liés à la ménopause et ça me convient très bien !

Pour Un mois au Japon. Au Japon, la ménopause n’existe pas : les Japonais parlent de konenki. « Ce terme recouvre bien plus que l’arrêt des règles. Il englobe le blanchiment des cheveux, le corps qui se transforme peu à peu, la vue qui baisse, etc. ‘La notion de konenki n’est ni sexuée ni associée à une période de la vie : les hommes comme les femmes passent par le konenki’, note Cécile Charlap. Les femmes ne sont donc pas mises sur la touche et montrées du doigt sous prétexte qu’elles ne peuvent plus avoir d’enfants. La période considérée est plus large, globale, et dès lors, moins discriminatoire. » (p. 66-67). J’aime le Japon, les Japonais et leur respect des personnes âgées ! Je ne suis pas invisible, je ne suis pas malade, je ne suis pas fragile (cf. l’industrie pharmaceutique, p. 74).

Et n’oublions pas, qu’à partir de 50 ans, les hommes vivent la même chose avec l’andropause et le même genre de symptômes, « Simplement on en parle moins. » (p. 72).

Marie Pavlenko a fait un grand travail pour le scénario de cette bande dessinée et tout est bien expliqué, tant au niveau social que médical ou même historique. « Pourquoi tu crois qu’on a brûlé autant de vieilles pendant les chasses aux sorcières ? Elles connaissaient les plantes, habitaient souvent seules. Elles étaient savantes, et donc moins contrôlables, moins soumises. Elles étaient libres et proches du vivant. » (p. 99), d’où le titre de la bande dessinée. De plus, le ton n’est pas aigri ou violent, il est juste, avec une pointe d’humour, ce qui rend cette bande dessinée indispensable, une pierre à l’édifice.

Quelques mots sur les dessins de Joséphine Onteniente (je ne connaissais pas cette dessinatrice) : ils sont spéciaux, oui, mais ils illustrent très bien le propos, sans faux-semblants et sans tabou !

Pour La BD de la semaine Bulles documentaires (plus de BD de la semaine chez Fanny) et Petit Bac 2024 (catégorie Personne humaine pour Sorcière).

Guérir de sa mère de Brigitte Allain-Dupré

Guérir de sa mère – De la blessure à la réalisation de soi de Brigitte Allain-Dupré.

Eyrolles, collection Comprendre et agir, avril 2016, 216 pages, 18 €, ISBN 978-2-21256-436-5. Je l’ai lu en poche, Eyrolles, collection Poche, mai 2021, 214 pages, 6,90 €, ISBN 978-2-416-00267-0 (édition revue et augmentée).

Genres : document, psychologie.

Brigitte Allain-Dupré « est psychologue clinicienne, psychanalyste, ex-membre de la SFPA (Société française de psychologie analytique), membre fondateur de l’APPJ (Association des psychanalystes et psychothérapeutes jungiens). » (source éditeur).

Après que j’aie lu et parlé de Laisser vivre ses émotions sans culpabilité ni anxiété de Stéphanie Hahusseau, une amie m’a proposé de lire Guérir de sa mère qu’elle venait de terminer.

« Blessés de mère… Il est des plaies qui ne se referment jamais. On voudrait que leurs cicatrices s’effacent jusqu’à disparaître de notre peau d’adulte. Et pourtant, comme des revenantes, elles se réactivent à la moindre émotion, hypersensibles, quand on les voudrait indolores. Pour notre plus grand malheur, ou à notre plus grand étonnement, ces anciennes blessures d’enfance s’ouvrent à l’improviste dans nos vies d’adultes. » (début de l’introduction, p. 11). Suis-je « inapte au bonheur, [une] blessé[e] psychique » (p. 16) ?

Je prends peu de notes mais cette lecture m’est vraiment profitable et je me rends compte que j’avais déjà (je ne sais par quel moyen ou miracle) fait du travail sur moi, avec moi, pour moi. En conclusion de la première partie, À la recherche d’une identité, « Nous ne sommes pas prisonniers de notre histoire. Dans l’enfance, elle façonne un cadre à notre croissance physique et psychoaffective. À l’âge adulte, elle sollicite notre capacité éthique qui nous autorise à nous positionner de manière autonome et à faire des choix. Ils sont souvent difficiles et douloureux, spécialement quand il s’agit de se désolidariser d’une histoire familiale mortifère, mais c’est le prix à payer de l’accès à une authentique estime de soi. Se différencier psychiquement d’une histoire familiale mortifère ne signifie pas nécessairement rompre avec sa famille. N’oublions pas que ses membres sont aussi des victimes qui n’ont pas su, pas pu, trouver les énergies psychoaffectives pour se défaire de l’enfermement dans lequel ils étaient maintenus prisonniers. » (p. 70-71).

Pour la deuxième partie, Les pleins et creux de la vitalité, je suis dès le début rassurée. « Dans notre adhésion à l’air du temps, nous n’avons plus le droit d’être triste : pourtant, un deuil, une rupture sentimentale, un espoir déçu déclenchent des mouvements légitimes de tristesse, avec leur corollaire de repli momentané sur soi. Cette tristesse est la respiration des émotions. » (p. 79). L’autrice a bien choisi ses exemples, je vis les trois, à la suite, en même temps, donc c’est bien ce que mon médecin (qui me connaît depuis plus de 20 ans) m’a dit, je ne suis pas dépressive, je suis en deuil, je suis triste (parfois en colère) et c’est normal ! De plus, lorsqu’elle explique le travail de différenciation, je me rends compte que je l’ai fait depuis des années sans avoir de support ou de connaissance(s) dudit travail. Dans le tableau qui termine cette deuxième partie, Les pleins et les creux de ma vitalité, ce sont surtout les 4 derniers points de « la confrontation à mon partenaire intérieur » (p. 133) qui m’ont interpellée : « Le manque de confiance en moi n’est pas une excuse pour tous les renoncements. Oser s’engager n’a jamais tué personne. La blessure d’amour-propre que je crains n’est que la conséquence d’un manque d’évaluation juste de moi-même. J’assume consciemment la reconquête d’une énergie qui m’appartient en propre, que j’évalue consciemment et fait de moi l’acteur de ma vie, ni nul(le), ni star, mais… moi ! » (p. 133).

La troisième partie, De soi à soi, de soi aux autres, des liens à nouer, a peut-être été la plus enrichissante pour moi. En voici l’introduction. « Confrontés à notre histoire d’enfant, comment se créent nos liens aux autres, quand le lien avec nous-mêmes est si fragile, que le regard que nous portons est chargé de négativité, de dépréciation quand ce n’est pas de méconnaissance ? Comment se créent nos liens aux autres quand notre rapport à nous-mêmes est lourd d’omnipotence enfantine, qu’il impose l’approbation et l’amour de l’autre, à tout prix et dans n’importe quelles conditions ? Comment se créent nos liens aux autres quand nos besoins d’idéal, nos exigences d’absolu dominent nos relations et que nous sentons les autres à une telle distance de nous que rien de commun ne semble pouvoir être partagé avec eux, ni même nous rapprocher ? » (p. 135).

Donc j’ai des faiblesses et des forces, des doutes et des certitudes, j’ai besoin d’amour et de sécurité intérieure, comme tout le monde en fait, des choses que je savais déjà au fond de moi mais ce livre m’a donné des mots, des explications, des pistes que je ne pouvais pas inventer (n’ayant pas étudié la psychiatrie, la psychologie, la psychanalyse même si je m’y intéresse). Mais sûrement que je me projette trop (j’imagine trop), je crains d’être abandonnée alors j’ai besoin d’une « présence inconditionnelle » (p. 158) qui évidemment fait peur à l’autre. Je dois donc, selon le dernier chapitre avant la conclusion, le chapitre 13, De l’altérité à l’intériorité, m’écouter pour mieux m’entendre et me comprendre, « de manière ouverte et authentique » (p. 187), m’enrichir « d’un calme intérieur » (p. 187), « ajuster […] mes pensées et mes émotions » (p. 187) et « construire une perception de [moi]-même plus équilibrée » (p. 188) afin d’être « plus accueillante à [ma] pluralité intérieure, et de ce fait plus accueillante également à l’autre dans sa différence. » (p. 188-189). D’ailleurs, je me rends compte que j’ai créé pour moi le concept que Carl Jung « nomme la pensée imaginative : celle qui n’est pas régulée par la rationalité contraignante mais qui intègre au contraire la créativité issue de l’inconscient en réponse aux besoins de compensation créés par le monde externe. » (p. 201) parce que « notre partenaire intérieur est notre premier compagnon de vie » (conclusion, p. 205). Alors que j’ai lu ce livre dans un « espace protégé : entre soi et soi » (p. 206), je veux partager avec vous pour que vous voyiez si ce livre peut vous être utile et vous apporter, comme à moi, des choses primordiales.

À lire peut-être Sauve-toi la vie t’appelle de Boris Cyrulnik cité p. 174 (Odile Jacob, 2012) et Le sentiment de vide intérieur de Flore Delapalme (Eyrolles, 2013).

Laisser vivre ses émotions de Stéphanie Hahusseau

Laisser vivre ses émotions sans culpabilité ni anxiété de Stéphanie Hahusseau.

Odile Jacob, mai 2022, 208 pages, 18,90 €, ISBN 978-2-4150-0205-3.

Genres : document, psychologie.

Stéphanie Hahusseau est psychiatre, psychothérapeute et autrice. Son métier ici et ses livres ici.

Attention, info totalement perso ! C’est une personne bienveillante qui m’a conseillé de lire ce livre et je la remercie. Je ne l’ai pas lu immédiatement mais maintenant je suis prête et je dois vous expliquer pourquoi. J’ai récemment revu l’homme de ma vie et c’était merveilleux (d’où les absences répétées sur le blog et la blogosphère depuis mars) mais la vie (la nôtre, chacun séparément) est passée par là et nous avons tous les deux changé. Si au début, j’ai été très heureuse (sur un petit nuage, euphorique disent certains), j’ai vite déchanté, malheureusement… Je suis passée du grand amour à la tristesse (profonde), au désespoir et bien sûr à la colère. Je me suis sentie coupable de cette colère (envers moi et envers lui) mais ce livre était là, à m’attendre sagement sur ma table de salon, pour me déculpabiliser et me faire comprendre des choses importantes.

« Il n’y a pas de corps sans émotions, il n’y a pas d’émotions sans corps et il n’y a pas de régulation des émotions, donc de santé, sans intéroception. Cette compétence peu connue désigne une capacité essentielle pour soi et sera détaillée dans cet ouvrage. » (introduction, p. 12).

Premier chapitre – « Accepter d’être jaloux, égoïste, envieux, en colère – Ni bon ni mauvais, bien au contraire ». « Tout être humain incapable de discerner en lui la haine, la jalousie, l’envie, le ressentiment, l’amertume, la colère, la peur et autres mauvaises émotions, est une personne dangereuse pour elle-même et pour les autres. » (p. 13). Je suis soulagée de ne pas être parmi ces personnes, de ne pas être dangereuse pour moi et pour les autres ! Les personnes qui me connaissent un minimum me qualifient plutôt d’enjouée, de bienveillante et d’extravertie (je sais ça a des qualités et des défauts mais je pense m’aimer comme je suis, du moins je fais au mieux). Ce que j’en retiens : ne pas avoir honte de mes émotions quelles qu’elles soient pour ne pas multiplier l’émotion considérée comme ‘mauvaise’ par deux et la laisser devenir toxique et incontrôlable. Car « On ne peut tendre vers l’objectivité si l’on ne reconnaît pas sa subjectivité. Accepter ses émotions, ce n’est pas renoncer à exercer un quelconque contrôle sur soi, ce n’est pas être sans filtre, ce n’est pas se conduire mal en étant décomplexé. Accepter ses émotions, c’est devenir un adulte courageux et lucide, avec des directions qui lui importent, mais aussi un adulte conscient de ses failles et de ses ‘imperfections’. Accepter ses émotions, c’est prendre la responsabilité de s’en occuper quotidiennement […]. Accepter ses émotions, c’est reconnaître qu’elles nous concernent tous, qu’elles définissent notre humanité et qu’elles n’épargnent personne. […] Accepter ses émotions, c’est avoir l’immense courage de fermer les yeux et d’affronter sa souffrance. » (p. 14). Ouah, je ne vais pas recopier tout le livre mais ça, ça me parle, ça me touche et je veux le garder pour le relire parce que ma souffrance, je me la suis prise en pleine face, en plein cœur, avec en plus le fait que je sois toujours en deuil de mon chat adoré (10 mois au moment où je lis ce livre) et que je n’avais pas besoin de ça en plus…

Les chapitres sont classés de A à Z ce qui permet de piocher comme on l’entend mais je vais tout lire dans l’ordre, ça me permettra d’apprendre des choses et de comprendre encore mieux (moi et les autres). Par exemple, le deuxième chapitre est Alexithymie, un mot que l’autrice utilise dans l’introduction mais que je ne connais pas et qui signifie « Ne pas reconnaître ses émotions négatives, ce n’est pas le signe que l’on va bien mais au contraire que l’on est malade » (p. 15), ouf je ne suis pas dans ce cas-là, je reconnais bien mes émotions positives comme négatives, par contre je ne trouvais pas ‘normal’, pas ‘bien’ de laisser les émotions dites négatives se manifester (s’exprimer dit l’autrice), et, heureusement, je ne suis pas non plus ni dans leur répression ni dans leur inhibition, mais je sais que ce livre va me faire du bien et m’éveiller à quelque chose de nouveau pour moi !

Un peu plus loin dans le livre, je suis interpellée par le chapitre sur la confiance en soi et l’estime de soi ; je n’ai pas souvent confiance en moi mais je me rends compte que c’est bien (je n’ai pas un égo démesuré, je ne suis pas narcissique, je ne suis pas dans la démesure explicite) et que c’est bien aussi de douter (même si ça crée de l’anxiété mais « comment ne pas être anxieux quand on se confronte aux questions existentielles ? Douter a un coût émotionnel. Mais il est aussi intéressant de savoir que les gens qui doutent présentent les plus forts indices de flexibilité psychologique – signe d’une meilleure santé psychologique. » p. 37).

Dans le chapitre Émotions, je veux noter qu’il existe « cinq émotions principales : la tristesse, la peur, la colère, la surprise et la joie. [et] huit réactions ou tendances à l’action : la panique, le jeu, l’approche, la soumission, l’agression, le rejet et la dominance. » (p. 54-55) car « une émotion pousse à réagir (et non pas à agir) » (p. 54) et « Les émotions expriment des buts, des besoins, des désirs personnels. » (p. 55), ce sont des choses qu’on sait mais qu’il ne faut pas oublier parce que « avoir des émotions, c’est normal » (p. 56).

Le chapitre sur l’histoire des émotions est très intéressant, le mot émotion n’existant pas dans l’Antiquité, c’était le mot passion qui était utilisé. La colère était bien vue pour les hommes (pouvoir, ascendance, manifestation de puissance, efficacité, virilité, capacité de jugement) mais pas pour les femmes (irascibilité, folie, illégitimité, sauvagerie), cf p. 73. Et c’est encore souvent le cas maintenant, n’est-ce pas ? J’ai bien vu la réaction de l’homme – qui aurait dû partager ma vie – lorsque je me suis mise en colère ! « Dans des situations où l’on vous laisse la charge de l’incontrôlable, forcément, on est plus affecté. » (p. 75), cette phrase peut sembler sortie de son contexte mais elle me parle, vraiment, parce que j’ai bien vu qu’il me jugeait « irrationnelle, illogique, jouet de forces obscures » (p. 76), bref folle ou en tout cas fortement dérangée, irrationnelle et donc pas du tout fréquentable.

Un autre mot utilisé dans l’introduction et que je ne connaissais pas, l’intéroception ou le fait de ne pas se sentir (non pas l’odeur), de ne pas se ressentir en fait, et on parle de notre corps, de nos organes, c’est-à-dire pas de façon superficielle, pas « avec une perception intellectualisée, mais […] sensorielle, instantanée et profonde. […] des poumons, de l’estomac, des intestins, vides ou à vider, des battements de cœur, des reins, de l’état de réplétion de la vessie, de la peau, des douleurs… » (p. 85).

Ce livre m’a fait beaucoup de bien et m’a fait comprendre beaucoup de choses (émotions, vécu, enfance, amertume et ressentiment…). « Au risque de me répéter, plus on a conscience de ses émotions négatives et plus on les reconnaît, en meilleure santé on est. » (p. 132). Et, si vous lisez ce livre, parce que vous en avez besoin (comme moi) ou simplement parce que vous êtes curieux, j’espère qu’il vous fera du bien aussi et qu’il vous fera comprendre des choses indispensables sur les émotions et la (les) façon(s) de les appréhender et de les gérer sans culpabilité ni anxiété.

Ce livre n’entre dans aucun challenge à part la catégorie 57, un livre documentaire, du Challenge lecture 2023.

Les exportés de Sonia Devillers

Les exportés de Sonia Devillers.

Flammarion, août 2022, 280 pages, 19 €, ISBN 978-2-0802-8320-7.

Genres : littérature franco-roumaine, essai, Histoire.

Sonia Devillers naît le 31 janvier 1975 aux Lilas en Seine Saint Denis. Son père est l’architecte urbaniste Christian Devillers, sa mère Roumaine (exportée en France avec ses parents, sa sœur et sa grand-mère) est aussi architecte. Elle étudie les Lettres puis la philosophie à la Sorbonne et devient journaliste (au journal Le Figaro et à la radio principalement à France Inter).

Voici comment débute le récit : « Ils n’ont pas fui, on les a laissés partir. » (p. 9). Harry et Gabriela Deleanu, leurs deux filles et une grand-mère ont quitté leur pays, la Roumanie, et sont arrivés à Paris le 19 décembre 1961 (2300 km de trajet) alors que « De ce pays en pleine guerre froide, nul ne pouvait sortir. Les habitants étaient retenus prisonniers. » (p. 9). Alors comment cette famille a-t-elle pu sortir ? C’est ce que raconte l’autrice parce que les Deleanu étaient ses grands-parents maternels et qu’une de leurs filles était sa mère (14 ans en 1961) et l’autre sa tante (16 ans en 1961).

L’autrice raconte sa grand-mère, « l’âge d’or des années 30 à Bucarest , [… sa] jeunesse étincelante […] sa famille remarquable, sa ville pimpante, Bucarest dite le ‘petit Paris des Balkans’ dans l’entre-deux-guerres. » (p. 23-24), l’antisémitisme politique et la diabolisation du juif, la montée du fascisme à la fin des années 1930, la Seconde guerre mondiale au côté de l’Allemagne, purification ethnique, retournement opportuniste… « La Roumanie fut le premier bras armé des nazis, à l’Est, et leur alliée la plus zélée. » (p. 53). Et puis, le silence de tous les côtés, les non-dits, le « si on n’en parle pas, c’est que ça n’existe pas. » (p. 64) et « Du passé faisons table rase. […] plus de nom juif, plus de juif. Et inversement. » (p. 72).

Dans ce récit, qui je le redis n’est pas un roman, mais un récit familial et historique, il y a des choses terribles et choquantes (l’arrachement, l’exil, la souffrance…) même pour ceux qui ont déjà lu des récits sur la Seconde guerre mondiale, sur la Shoah, entre autres. Des informations inédites aussi. Je ne savais pas pour Eugène Ionesco (dont j’aime le théâtre), pour Emil Cioran (dont j’ai lu par le passé quelques textes que j’ai appréciés) et pour Mircea Eliade… Après la guerre, c’est pire, communisation et soviétisation, nouvelle classe dirigeante et nouvelle élite, parti tout puissant et propagande, et aussi « La nation enterrait son passé antisémite, les juifs enterraient leurs souffrances. L’un n’allait pas sans l’autre. » (p. 85).

Après la guerre, et après la création de l’État d’Israël (qui s’était tourné vers les États-Unis et non l’Union Soviétique), Staline ne voulant pas être accusé d’antisémitisme créa le cosmopolitisme, « cosmopolites sans racine […] intellectuels juifs dits ‘apatrides’, des juifs ‘errants’, sans attaches, donc perpétuellement soupçonnés d’ ‘antipatriotisme’ ou de ‘traîtrise à la patrie’ » (p. 106), c’est bizarre, malgré tout ce que j’ai déjà lu et tous les documentaires que j’ai vus, je n’avais jamais entendu parler de ça ou alors le terme ‘cosmopolitisme’ était abordé avec un autre mot. Je n’avais également jamais entendu parler de Matatias Carp (1904-1953) ou alors j’ai oublié (son Cartea neagră, le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, 1940-1944 est pourtant paru chez Denoël en 2009).

Un passage que j’aime beaucoup. « Dans le journal intime de Mihail Sebastian, on trouve ce passage magnifique : ‘Nous autres, juifs, nous sommes au fond d’un optimisme enfantin, absurde, quelquefois inconscient. (C’est peut-être ce qui nous aide à vivre.) En pleine catastrophe, nous espérons encore. Ça ira bien, répétons-nous par dérision, mais en fait nous croyons vraiment que ça ira bien. » (p. 111).

« Je ne sais pas très précisément ce que c’est qu’être juif, ce que ça me fait d’être juif. C’est une évidence, si l’on veut, mais une évidence médiocre, qui ne me rattache à rien. Ce n’est pas un signe d’appartenance, ce n’est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à un folklore, à une langue. Ce serait plutôt un silence, une question, une mise en question, un flottement, une inquiétude. Une certitude inquiète derrière laquelle se profile une autre certitude, abstraite, lourde, insupportable : celle d’avoir été désigné comme juif, et parce que juif victime, de ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil. », très belle citation de Georges Perec (p. 258-259).

Cet essai se compose de 4 parties, les juifs, les communistes, les cochons, les apatrides, contenant des chapitres courts ce qui permet aux lecteurs de respirer, de reprendre leur souffle. Parce que c’est un import-export affligeant qui se joue dans les années 1950-60… et je ne vous dis pas sur la barbarie envers les chevaux (chapitre ‘Le cheval à abattre’, p. 191-196). C’est que l’autrice, journaliste, ne s’embarrasse pas pour dire la vérité crue, dérangeante et le mutisme de ses grands-parents maternels. J’ai plusieurs fois eu les larmes aux yeux et j’espère que ma note de lecture et les extraits vous donneront envie de lire cet essai instructif et déchirant qui m’a été conseillé par une lectrice lors d’un café littéraire.

Elle l’a lu : Nicole de Mots pour mots, d’autres ?

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (case n° 16, un livre qui m’a énervée ou révoltée, oui ce livre m’a révoltée par ce que des humains ayant du pouvoir peuvent faire à d’autres humains – et à des animaux aussi, les humains étant des mammifères), Challenge lecture 2023 (catégorie 25, un livre sur le thème de la seconde guerre mondiale, même si le livre va plus loin il commence avec le traitement des Juifs durant la seconde guerre mondiale), Mois Europe de l’Est (Roumanie) et Tour du monde en 80 livres (l’autrice est Française mais raconte le parcours de ses grands-parents et de sa mère, Roumains « exportés », des années 1930 aux années 1980, donc je mets ce livre pour la Roumanie).

Contre la barbarie 1925-1948 de Klaus Mann

Contre la barbarie 1925-1948 de Klaus Mann.

Phébus, collection Littérature étrangère, mars 2009, 368 pages, 23,35 €, ISBN 978-2-7529-0317-4. Articles et essais traduits de l’allemand par Corinna Gepner et Dominique Laure Miermont.

Genres : littérature allemande, essais, Histoire.

Klaus Mann de son vrai nom Klaus Heinrich Thomas Mann, naît le 18 novembre 1906 à Munich en Bavière (en Allemagne). Je remets plus ou moins ce que j’ai écrit pour Correspondance 1925-1941 de Stefan Zweig et Klaus Mann. Il est issu d’une famille juive, bourgeoise et intellectuelle, son père Thomas Mann et son oncle Heinrich Mann sont écrivains, sa sœur aînée Erika et son jeune frère Golo aussi. Son premier roman, La danse pieuse, est le premier roman allemand homosexuel. Juif, homosexuel, il est bien conscient des dangers du nazisme et quitte l’Allemagne en mars 1933, d’abord pour la Tchécoslovaquie puis pour les États-Unis (où il s’enrôle dans l’armée). Il est principalement romancier, nouvelliste, journaliste et dramaturge mais aussi poète, diariste et critique littéraire. Il voyage beaucoup avec Erika, fonde une revue littéraire à Amsterdam (en Hollande), lutte contre le nazisme et le franquisme (vous pouvez lire tout ça dans sa correspondance). L’après-guerre est difficile et nombre de ses amis se sont suicidés (dont Stefan Zweig) alors il se suicide le 21 mai 1949 dans la pension de famille où il réside à Cannes. Il laisse à la postérité une œuvre incroyable, éclectique et sensible à découvrir.

« Pourquoi ce livre ? Parce que l’essayiste et inlassable chroniqueur de son temps que fut Klaus Mann est encore très mal connu en France. On se souvient du Tournant, cette prodigieuse fresque autobiographique ; du roman Mephisto qui a fait, à l’image de son héros, une carrière brillante et mouvementée ; et il y a quelques années, de son étonnant et émouvant Journal. Dans des formes et des styles très divers, ces ouvrages révèlent un écrivain engagé corps et âme dans les problèmes de son époque. Mais il est un domaine dans lequel Klaus Mann a excellé, manifestant au fil des jours toute la vivacité de son esprit et la pertinence de ses engagements : la chronique et l’essai. Son insatiable curiosité intellectuelle et sa combativité naturelle nous en ont légué plusieurs centaines, sur tous les sujets littéraires, artistiques et politiques qui agitèrent le monde entre les deux guerres et jusqu’en 1949, année de son suicide à Cannes. » (extrait de l’introduction par Dominique Laure Miermont, p. 7).

« Autant aller à l’essentiel : cette lettre de Klaus Mann adressée à Stefan Zweig en octobre 1930, juste après le succès électoral des nazis au Reichstag, succès étourdissant, jugé par Zweig dans un article comme un signal de la jeunesse ‘contre les lenteurs de la haute politique’. Zweig trouve ‘naturelle’ cette révolte des jeunes ; ce ne serait que pour ses goûts personnels, il n’y mettrait bien sûr pas le petit doigt, mais il est d’humeur compréhensive. Les jeunes… La réponse de Klaus Mann à l’illustre auteur est cinglante : ‘Tout ce que fait la jeunesse ne nous montre pas la voie de l’avenir. Moi qui dis cela, je suis jeune moi-même. La plupart des gens de mon âge – ou des gens encore plus jeunes – ont fait, avec l’enthousiasme qui devrait être réservé au progrès, le choix de la régression. C’est une chose que nous ne pouvons sous aucun prétexte approuver. Sous aucun prétexte.’ Toute la suite de cette réponse est un prodige d’insolence respectueuse, de lucidité ardente […]. De 1930 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Klaus Mann n’aura donc cessé de secouer le cocotier, il a vu, il a senti tout de suite que l’atmosphère n’était pas bonne du tout. » et « D’une certaine manière, Klaus Mann est une incarnation bouleversante du XXe siècle dans tout ce qu’il peut avoir à la fois d’ardent et de désespéré. » (extraits de Klaus Mann, l’antitotalitaire, la préface de Michel Crépu, p. 9 puis p. 12).

Ce recueil regroupe 67 textes extraits des 5 tomes (2200 pages en tout) parus entre 1992 et 1994 en Allemagne aux éditions Rowohlt fondées à Reinbek en 1908 et dont le siège est à Hambourg depuis 2019. La majorité de ces textes est parue du vivant de l’auteur mais une autre partie non publiée est conservée aux archives de la bibliothèque de Munich, voir sur Thomas Mann International. À noter que Klaus Mann, exilé aux États-Unis, a écrit plusieurs textes en anglais dès 1940.

Je ne peux que saluer – honorer même avec cette deuxième lecture – cet homme, Allemand de naissance et Européen de cœur, auteur et intellectuel de son temps mais aussi en avance sur son temps, sincère et intègre, un humaniste aimant le beau et la liberté, qui toute sa vie s’est battu contre la barbarie, contre les totalitarismes et qui a essayé d’ouvrir les yeux de ses contemporains… parfois plus ou moins aveugles et sourds face aux dangers. Les textes sont présentés par ordre chronologique.

Le premier jour, article paru dans 8 Uhr-Abendblatt de Berlin le 14 avril 1925, raconte le premier jour du voyage que Klaus Mann a fait à Paris au printemps 1925. Il n’a pas 20 ans et il écrit déjà des articles, en particulier littéraires, pour des journaux. « Certaines villes mettent des jours, d’autres des semaines à dévoiler leur spécificité et leur charme. Paris convainc et même subjugue en quelques heures […] émerveillé […] sortilèges de la capitale. » (p. 16). On parle ici du Paris d’il y a presque 100 ans (que, personnellement, je n’ai pas du tout ressenti comme tel au début des années 2000) et ça m’a fait penser à Ivar Lo-Johansson (Suédois) et à George Orwell (Anglais) qui, dans les années 1920, y ont vécu dans la misère, lire L’Autre Paris d’Ivar Lo-Johansson et Dans la dèche à Paris et à Londres de George Orwell mais Klaus Mann avait bien le droit de penser que Paris était « la splendeur de l’Europe » (p. 17).

Réponse à une enquête menée auprès des jeunes écrivains sur leurs tendances artistiques, article paru dans Die Kolonne en février 1930, dans lequel Klaus Mann montre que la jeunesse confond art avec actes militants et politiques. « De nos jours, tout art sans exception doit être de la ‘propagande politique’, dans l’acceptation la plus large du terme. […] c’est une méprise très en vogue, surtout à Berlin, de considérer une œuvre d’art comme légitime uniquement si elle combat […]. La valeur militante sert volontiers d’excuse à l’absence la plus flagrante de dimension artistique […]. » (p. 18) et « être conscient de sa mission militante » oui mais « renoncer à sa qualité d’artiste » non (p. 19).

Jeunesse et radicalisme, une réponse à Stefan Zweig (1931) dont j’ai déjà parlé pour Correspondance 1925-1941 de Stefan Zweig et Klaus Mann.

Est-ce l’avènement du ‘Troisième Reich’ ?, article paru dans Die Literatur en avril 1931, dans lequel Klaus Mann donne son avis sur deux essais parus aux éditions Rowohlt, Est-ce l’avènement du Troisième Reich ? de Walter Oehme et Kurt Caro et Adolf Hitler, Guillaume III de Weigand von Miltenberg. Oehme et Caro, journalistes qui quitteront l’Allemagne en 1933, demandent pourquoi un parti qui se veut socialiste se fait financer par la grande industrie donc le capitalisme, « Quelle sinistre imposture ! […] Quelle triste jeunesse ! » (p. 24) déplore Mann.

Ne rien faire…, article paru dans 8 Uhr-Abendblatt de Berlin le 19 octobre 1931, explique que le peuple allemand n’est pas paresseux mais 25 % des actifs sont au chômage à cause de la crise de 1929 et que « l’ennui est un spectre plus malfaisant que le dénuement. » (p. 26), « mise à l’écart […] amertume […] injustice sans égale » (p. 27), « Ce qui est sûr, c’est qu’à la longue, il aimera mieux faire le mal que de ne rien faire… » (p. 28).

Jumeaux de pathologie sexuelle, article paru dans Das Tagebuch le 31 décembre 1931, dans lequel Klaus Mann explique que le magazine français VU a publié un numéro spécial sur l’Allemagne et « a consacré une illustration à cette curiosité qui lui paraît typiquement berlinoise » (p. 29), la librairie de sexologie. De façon amusante, Mann montre comment le libraire allie sexualité et politique.

Munich, mars 1933, tapuscrit conservé dans le fonds Klaus Mann à Munich (cité et linké plus haut). « Le 10 mars 1933. Nous étions allés faire du ski en Suisse. » (p. 31) mais le retour à Munich est tendu… « Munich a l’air calme. Mais lorsqu’on tend l’oreille, on sent la tension, l’inquiétude de tous ces gens […], une tension qui pour beaucoup est sûrement joyeuse et confiante en l’avenir, mais pour bien d’autres désespérée. […] Munich était une oasis. Cela ne pouvait pas durer. » (p. 32). « Les conversations téléphoniques sont surveillées […]. Nombre de ceux avec qui l’ont veut prendre contact ont déjà été arrêtés […]. » (p. 33). Le 13 mars, les Mann quittent l’Allemagne.

Culture et ‘bolchevisme culturel’, avril 1933, tapuscrit conservé dans le fonds Klaus Mann à Munich. Dans ‘la nouvelle Allemagne’, il est plus facile d’être contre que pour, « contre le marxisme, contre le traité de Versailles, contre les Juifs » (p. 34). Le ‘bolchevik culturel’ n’est pas que le communiste, il est « motif à suspicion […] et mérite de mourir parce qu’il est ‘anti-allemand’, ‘réfractaire’, ‘judéo-analytique’, dépourvu de respect devant les bonnes vieilles traditions (à savoir les corporations étudiantes et les défilés militaires), pas ‘assez attaché à la terre’, pas assez ‘dynamique’ et de ce fait – de tous les reproches le plus épouvantable – ‘pacifiste’ ! [Il] s’est ligué avec la France, les Juifs et l’Union soviétique. […] à la fois marxiste et anarchiste (on met tout dans le même sac). Il reçoit tous les jours de l’argent des francs-maçons, des sionistes et de Staline. Il faut l’exterminer. » (p. 35). Bref, soit vous êtes un nazi convaincu et convainquant soit vous êtes un ennemi… Mann note ‘la nouvelle Allemagne’, les nouveaux idéaux et le nouveau jargon typique d’une société totalitaire. Rien de réjouissant donc dans cette nouvelle Allemagne avec des écoles respectées, libres et humanistes, fondées « sur les valeurs de fraternité et de démocratie » (note, p. 35) fermées, la science et les universités également menacées, et la « presse allemande n’existe plus, toute liberté d’expression, même la plus modeste, est réprimée avec un radicalisme remarquable (qui surpasse encore, s’il est possible, celui des Italiens). Les journaux des partis de gauche sont […] tous interdits. La ‘grande presse libérale’ est […] contrainte d’emboucher la trompette fasciste […] elle a succombé sans la moindre résistance à une mort peu glorieuse et bien méritée. […] Sont évidemment interdites les revues ayant conservé jusqu’au bout une attitude courageuse et un niveau élevé : Tagebuch et Weltbühne. Leurs éditeurs sont en fuite ou en prison. » (p. 37), et je passe sur plusieurs exactions et propagande (littérature, théâtre, cinéma, radios, musique, peinture, architecture…), ou comment niquer la culture et l’art, désinformer et tromper tout un peuple. « On le voit, rien n’est oublié […]. » (p. 40). Un titre à lire absolument parce qu’on n’est malheureusement pas à l’abri de ce genre d’idées nauséabondes et contre-productives…

Lettre à Gottfried Benn, lettre personnelle de Klaus Mann à Gottfried Benn « qui connut un bref engouement pour l’idéologie nazie entre 1933-1934 » (p. 41), qui répondit par Réponse aux écrivains en exil (diffusée à la radio le 24 mai 1933 et publiée le 26 mai 1933 dans le Deutsche Allgemeine Zeitung, et lettre publiée par Gottfried Benn dans Dopelleben en 1950). Klaus Mann questionne Gottfried Benn (auteur allemand que je ne connais pas) qui n’a pas démissionné de l’Académie dont plusieurs de ses amis, dont Heinrich Mann (l’oncle de Klaus Mann) « s’est fait honteusement renvoyer » (p. 42).

Réponse à la ‘Réponse’, 31 mai 1933, tapuscrit conservé dans le fonds Klaus Mann à Munich. Il faudrait lire Gottfried Benn pour savoir ce qu’il a répondu à la lettre de Klaus Mann mais, en tout cas, Mann écrit une réponse indignée et sincère, « les propos de Benn [sont] épouvantablement symptomatiques » (p. 46). Comment Benn peut-il décrire « Hitler comme un génie » (p. 46) ? « Comme si, pendant des années, nous n’avions pas entendu à la radio, discours après discours, les menaces proférées par une horde de sauvages contre les idéaux de l’humanité. Maintenant nous y sommes, la menace a pris le pouvoir, la barbarie est totale.  » (p. 46). « Quel avilissement d’un énorme talent – je trouve cela poignant ! […] platitude […] perfidie […] cynisme […] » (p. 47).

Die Sammlung, éditorial publié en septembre 1933 dans le 1er n° de cette revue littéraire fondée par Klaus Mann et la Suissesse Annemarie Schwarzenbach, aux éditions Querido à Amsterdam, dont j’ai déjà parlé pour Correspondance 1925-1941 de Stefan Zweig et Klaus Mann. Cent cinquante écrivains (principalement européens mais aussi des Amériques) ont participé à cette revue qui sera publiée pendant deux ans. « La présente revue sera au service de la littérature, cette chose élevée qui ne concerne pas seulement un peuple mais tous les peuples de la Terre. » (p. 50). « Une revue littéraire n’est pas une revue politique […]. Il n’empêche que cette revue aura une mission politique. Son orientation doit être dénuée de toute équivoque. Ceux qui prendront la peine de suivre les différents numéros de notre revue ne doivent douter ni de notre position à nous, les éditeurs, ni de celle de nos collaborateurs. Il faut que dès le début nous disions clairement ce que nous abhorrons et ce que nous espérons être en droit d’aimer. » (p. 51).

Gottgried Benn ou l’avilissement de l’esprit, article paru en septembre 1933 dans le 1er n° de Die Sammlung (Le Rassemblement). Suite à une lettre privée de Klaus Mann à Gottfried Benn, celui-ci répondit par une lettre ouverte intitulée Aux émigrés qu’il diffusa à la radio et publia dans un journal (voir ci-dessus). En plus de l’amitié, de l’admiration et de l’estime perdues, Klaus Mann déplore ici la platitude, l’indigence intellectuelle de Benn ce qui est « encore plus pernicieux. » (p. 53), il déplore aussi une « Allemagne violentée » (p. 54) par l’absurdité, la démagogie…

Réponse aux attaques contre la revue Die Sammlung, 14 octobre 1933, tapuscrit conservé dans le fonds Klaus Mann à Munich. Sur l’influence de leur éditeur allemand, des auteurs allemands dont le père de Klaus Mann, Thomas Mann, se sont dédits de leur collaboration littéraire. Après avoir reçu une lettre de Romain Rolland surpris par ces désistements, Klaus Mann rédige cette réponse qui n’a finalement pas été publiée. « Mais il y a des situations où il est plus convenable de se taire, même s’il serait plus profitable de parler. » (p. 56-57).

88 au pilori, article paru en novembre 1933 dans Das Neue Tage-Buch. 88 écrivains allemands ont fait allégeance au régime nazi et, à part Gottfried Benn (cité plus haut) et qui était déjà célèbre avant, « aucun des signataires n’est passé à la postérité » (p. 59). « Il se sont cloués eux-mêmes au pilori » (p. 59) écrit Klaus Mann.

À l’intérieur et à l’extérieur, article paru en novembre 1933 dans Deutsche Stimmen. « Pour un homme intellectuellement honnête, il doit être terrible de vivre dans ce pays. Il lui faut obéir aux caprices de la force et de la confusion, et ce sans relâche. » (p. 61). « L’émigration n’est pas une aventure distrayante, et ce qui nous attend risque d’être plus difficile que tout ce que nous avons vécu jusqu’à présent. Je me dis pourtant que notre situation est magnifique comparée à celle des humiliés de l’intérieur. » (p. 64).

Dimitroff, 14 décembre 1933, manuscrit conservé dans le fonds Klaus Mann à Munich. Georgi Dimitroff (1882-1949) est un communiste bulgare et un des deux accusés de l’incendie du Reichstag. Sous la pression internationale, Georgi Dimitroff et Ernst Torgler furent acquittés.

Esprit de logique, article paru en décembre 1933 dans Der Gegen-Angriff. Le régime nazi pensait que les femmes qui fumaient étaient vulgaires et leur a donc interdit de fumer jusqu’à ce « que les fabricants de cigarettes le lui permirent. Ceux-ci furent les seuls à protester. » (p. 68). J’ai envie de dire lol mais c’est un anachronisme ! L’industrie et les finances dont plus importantes que la vulgarité ou la santé, c’est logique ! Klaus Mann parle aussi de l’hypocrisie et du cynisme envers les Juifs, il ne faudrait pas « entraîner un déficit d’impôts » (p. 69).

Oh la la, ma note de lecture est déjà super longue, 5 pages de traitement de texte (sûrement une des trois plus longues que j’ai rédigées) et je ne suis pas sûre que WordPress autorise les billets si longs… Je n’ai qu’une chose à dire : je continue évidemment la lecture du livre et je vous invite chaleureusement à lire ces 67 textes plus ou moins longs mais tous très enrichissants tant au niveau humain qu’historique et littéraire. Klaus Mann est un très grand écrivain que je suis vraiment contente d’avoir découvert pour Les feuilles allemandes, auteur découvert grâce à Eva et, si ce livre vous paraît trop dense, vous pouvez toujours vous replier vers Mise en garde présenté par Eva qui est une sélection peut-être plus abordable (en tout cas, plus courte) du talent de journaliste et d’essayiste de Klaus Mann, un homme intègre, investi, et ce dès son plus jeune âge. Il émanait certainement de lui, une aura, une puissance dont sont faits les grands hommes, les visionnaires, les héros, ceux qui se battent pour la vérité, la paix, la liberté, la beauté et l’art. C’était, je pense, toute sa vie, sa vocation et son style est magnifique, d’une grande précision et d’une grande beauté, avec un certain lyrisme mais ce qu’il faut, pas appuyé et ronflant, il fait preuve aussi d’humour (quand c’est possible), bref à lire, à découvrir et même à relire parce que ses textes restent (malheureusement) d’actualité près de 100 ans après. Il y a en milieu de volume un cahier de 8 pages avec des photos en noir et blanc ; j’aime beaucoup la première, Klaus Mann à Uttwil en 1926, photographié par Thea Sternheim (si je la retrouve sur internet, je la mets ci-contre).

Ce livre entre aussi dans les challenges 2022 en classiques, Petit Bac 2022 (catégorie Chiffre pour 1925-1948) et ABC illimité (je profite du K de Klaus pour honorer la lettre à prénom).

Correspondance 1925-1941 de Stefan Zweig et Klaus Mann

Correspondance 1925-1941 de Stefan Zweig et Klaus Mann.

Phébus, collection Littérature étrangère, mars 2014, 208 pages, 17 €, ISBN 978-2-7529-0774-5. Les lettres sont traduites de l’allemand par Corinna Gepner.

Genres : littératures autrichienne et allemande, correspondance.

Stefan Zweig naît le 28 novembre 1881 à Vienne (alors dans l’empire d’Autriche-Hongrie). Il est bon élève en particulier en allemand, en histoire et en physique ; il étudie la philosophie et l’histoire de la littérature germanique à l’université de Vienne. Journaliste, écrivain, biographe, traducteur et dramaturge reconnu, il a de nombreux amis écrivains, artistes et intellectuels (avec qui il correspond). Il voyage beaucoup en Europe (Allemagne, Belgique, France, Italie, Pologne, Suisse…) et en Amérique (Canada, États-Unis). Bien que né dans une famille juive originaire de Moravie, l’auteur (comme ses parents et son frère aîné) ne parle pas le yiddish, ne fréquente pas la synagogue et ne parle jamais de sa judéité mais, avec la montée du nazisme, il s’exile en 1934, d’abord à Londres puis au Brésil (il est inquiet et comprend le danger mais refuse cependant de prendre position et préfère rester neutre). Mais rongé par les atrocités de la guerre, il met fin à ses jours le 22 février 1942 à Pétropolis au Brésil. Il laisse à la postérité une œuvre magnifique et inspirée (je n’ai pas encore tout lu).

Klaus Mann de son vrai nom Klaus Heinrich Thomas Mann, naît le 18 novembre 1906 à Munich en Bavière (en Allemagne). Il est issu d’une famille juive, bourgeoise et intellectuelle, son père Thomas Mann et son oncle Heinrich Mann sont écrivains, sa sœur aînée Erika et son jeune frère Golo aussi. Son premier roman, La danse pieuse, est le premier roman allemand homosexuel. Juif, homosexuel, il est bien conscient des dangers du nazisme et quitte l’Allemagne en mars 1933, d’abord pour la Tchécoslovaquie puis pour les États-Unis. Il est principalement romancier, nouvelliste, journaliste et dramaturge mais aussi poète, diariste et critique littéraire. Il voyage beaucoup avec Erika, fonde une revue littéraire à Amsterdam (en Hollande), lutte contre le nazisme et le franquisme (vous pouvez lire tout ça dans les lettres). L’après-guerre est difficile et nombre de ses amis se sont suicidés (pas que Stefan Zweig) alors il se suicide le 21 mai 1949 dans la pension de famille où il réside à Cannes. Il laisse à la postérité une œuvre incroyable, éclectique et sensible à découvrir.

Ces 82 lettres échangées entre Stefan Zweig et Klaus Mann sont suivies par trois essais : Jeunesse et radicalisme, Érasme de Rotterdam, Stefan Zweig.

Début de la préface de Corinna Gepner. « Deux écrivains. L’un, le plus jeune, fils d’un prix Nobel de littérature, est encore au début de sa carrière littéraire. La critique l’éreinte, ne voit en lui qu’un dandy superficiel, habile à tirer partie de son nom et se complaisant dans la description des turpitudes morales. L’autre est au faîte de sa gloire. Artiste prolifique, insatiable découvreur de talents, il enchaîne les succès et occupe une place importante sur la scène littéraire. Le plus jeune est respectueux, admiratif, en quête d’approbation et de reconnaissance. L’aîné est encourageant, bienveillant – et fasciné par le père de son jeune laudateur, qui est à ses yeux une figure exemplaire sur le plan littéraire et intellectuel. Klaus Mann et Stefan Zweig, donc. » (p. 7).

Les points communs entre les deux hommes : ils sont tous les deux écrivains, de langue germanique (Zweig est Autrichien et Mann est Allemand mais ils sont tous deux Juifs), ils sont aussi tous les deux dépressifs et se suicideront (Zweig en 1942 et Mann en 1949). Les divergences entre les deux hommes : elles sont surtout politiques, « Mann est sans pitié. Très tôt conscient du danger que représente le nazisme, il en devient un adversaire déclaré. Là où Zweig témoigne une indulgence coupable à l’égard d’une jeunesse attirée par les sirènes du nationalisme, il condamne cette évolution et prend publiquement parti contre Zweig. » (préface, p. 8). Mann quitte l’Allemagne et fonde avec la Suissesse Annemarie Schwarzenbach Die Sammlung (Le Rassemblement) en 1933, une revue littéraire opposée au régime nazisme et au fascisme sans être une revue politique et Zweig se dérobera toujours à participer à cette revue. Mann est profondément déçu par le comportement de Zweig qui pense que les choses vont s’arranger et qui veut être irréprochable ; Mann crie à l’hypocrisie et à la lâcheté. Voyons ces échanges de lettres donc ; certaines ont été perdues, détruites par les nazis mais « en l’état actuel des recherches, le lecteur français dispose de l’édition la plus complète existant à ce jour – privilège que n’a pas le lecteur allemand ! » (extrait de la note éditoriale rédigée par Dominique Laure Miermont, p. 12).

Après la parution du premier roman de Klaus Mann, La danse pieuse, Stefan Zweig lui écrit pour le féliciter et l’encourager. Cette lettre est perdue (comme beaucoup d’autres) mais Mann en parle dans son autobiographie, Le tournant, et la première lettre de ce recueil est sa réponse à Zweig en décembre 1925. Les deux hommes ne se connaissent pas encore personnellement mais leur échange durera près de 16 ans.

Au début (pendant 5 ans), les échanges parlent de littérature, de théâtre, de poésie, de philosophie et parfois d’homosexualité (Mann est homosexuel et Zweig a écrit la nouvelle La confusion des sentiments en 1927) et de voyages (Mann a voyagé avec sa sœur Erika aux États-Unis, au Japon, en Corée et en Union Soviétique, puis en Suisse, en France, en Espagne et au Maroc). En avril 1930, à Tarragone en Catalogne. « Obéissant à une mode bien de notre époque, nous nous précipitons aux corridas et aux combats de coqs, mais restons secrètement fidèles à la littérature – et à l’affection sincère que nous vous portons, Klaus Mann » (p. 32). Les deux hommes s’échangent aussi leurs livres au fil des années et Zweig rêve d’une revue littéraire plutôt hebdomadaire à un prix abordable (pour que tous puissent l’acheter et la lire) que Mann concevra aux États-Unis fin 1939 (le premier numéro de Decision : A Review of Free Culture paraîtra en janvier 1941 et de grands noms de la littérature européenne et américaine y participeront).

C’est en novembre 1930 que Mann écrit son mécontentement à Zweig et parle pour la première fois de politique. « Vous avez publié dans le premier numéro de la prometteuse revue Die Zeitlupe un article court mais très dense, que j’ai lu avec le plus grand intérêt, mais sans être tout à fait d’accord avec vous. Votre indulgence pour la ‘radicalisation de la jeunesse’ – pour sa radicalisation réactionnaire – me semble aller trop loin. Une telle longanimité à l’égard de ces gens est-elle de mise ? Là, je ne peux pas vous suivre. […] » (p. 35). Mann répondra à cet article de Zweig par un article intitulé Jeunesse et radicalisme qui est un des trois essais suivants les lettres. Zweig répond à Mann en mai 1933 avec diplomatie en parlant d’humanisme, en disant qu’il ne veut pas se « lancer dans la polémique [… qu’il n’est] pas d’un tempérament agressif [… qu’il ne croit] pas à la ‘victoire’ [… qu’il préfère] notre obstination silencieuse et déterminée […] au travers de l’art [car c’est là] que réside notre plus grande force. » (p. 50) et il publiera Triomphe et tragédie d’Érasme de Rotterdam en 1934 (Mann écrira en réponse un essai Érasme de Rotterdam qui est en fin de ce volume).

À noter que Klaus Mann quitte l’Allemagne en mars 1933 et qu’il est déchu de sa nationalité en 1934. « Il est sûr que je ne rentrerai plus en Allemagne. L’avenir est très sombre et très incertain. » (extrait de la lettre de mai 1933, p. 47). Durant toutes ces années d’échanges épistolaires, Mann est parfois déçu ou en colère par les idées et le comportement de Zweig mais leur amitié et leur correspondance a duré jusqu’à la mort de Zweig.

Sûrement la lettre que je préfère. « Cher Stefan Zweig – J’éprouve un plaisir particulier à lire votre bel ouvrage Souvenirs et rencontres : merci de me l’avoir fait envoyer. Chaque soir, j’y trouve quelque chose qui m’avait marqué autrefois et qui éveille à nouveau mon intérêt […], par exemple les essais sur Renan et Sainte-Beuve, que j’ai lus avec délectation. C’est un grand plaisir. D’ailleurs, j’aime beaucoup les recueils d’essais et je regrette toujours que les éditeurs se décident si rarement à en publier. Pour nous autres, ils constituent, je crois, une lecture idéale. Partout il y a des références, des allusions, des synthèses, des indications renvoyant à des choses familières et aimées – et, en même temps, tout est montré sous un jour nouveau et reçoit des couleurs nouvelles. C’est, au sens le plus fort de ce terme, une lecture stimulante. » (extrait de la lettre de Klaus Mann à New York à Stefan Zweig, p. 136).

En 1941, les dernières lettres de Mann et de Zweig sont enjouées, ils ont tous deux quitté l’Europe : Mann pour les États-Unis et Zweig pour le Brésil puis l’Argentine où ils peuvent être édités en allemand et traduits (en anglais pour l’un et en espagnol pour l’autre), et ils ont des projets (revue littéraire, autobiographie…). C’est vraiment triste que Zweig se suicide en février 1942 et Mann en mai 1949.

En tout cas, ce recueil de correspondance est d’une grande richesse, tant humaine que littéraire et historique ; j’y ai appris pas mal de choses sur les deux écrivains (mais pas que) et je me demande bien si je ne vais pas noter tous les auteurs, titres et références pour de prochaines lectures ! Avec deux avis radicalement opposés quant à la politique et la prise de position, Mann et Zweig conservent leur amitié et leur correspondance qui interrogent le lecteur sur la place des écrivains et des intellectuels en temps de guerre (ou durant les prémices de la guerre) : quel est leur rôle, que peuvent-ils faire et écrire, leur parole et leurs textes ont-ils un poids sur les politiques et sur les peuples, etc. ? Peut-on penser que tout cela est vain ? Peut-on se mettre en retrait pour ne pas se salir ? C’est l’histoire troublante de deux écrivains, deux hommes expatriés, diamétralement opposés dans leurs idées mais courtois et respectueux l’un de l’autre qui en arrivent à la même fin, le suicide…

Suivent trois essais de Klaus Mann.

Jeunesse et radicalisme, une réponse à Stefan Zweig – Mann écrit ce texte en novembre 1930 et il est publié en 1931 dans son premier recueil d’essais, Auf der Suche nach einem Weg soit En quête d’un chemin. Voici le début, « Très cher et très honoré Stefan Zweig, Bien peu d’écrivains de votre rang ont autant d’amis que vous parmi les jeunes. Bien peu s’intéressent d’aussi près à nos aspirations et nous soutiennent aussi judicieusement de leurs conseils et de leur amitié. Si quelqu’un a le droit de s’adresser à ‘la jeunesse’, considérée comme entité, c’est sans conteste vous, cher Stefan Zweig. C’est ce que vous faites dans votre article ‘Révolte contre la lenteur’ que j’ai lu avec le plus grand intérêt. Permettez-vous de vous répondre. » (p. 163-164). Mann reconnaît l’aptitude littéraire et la légitimité de Zweig à parler à la jeunesse mais il n’est pas d’accord avec ses idées et il tient à le faire savoir tout en lui conservant son admiration littéraire et son amitié. Pour Mann, la jeunesse (dont il fait partie) a le droit d’être enthousiaste, de penser au progrès mais ces jeunes ne peuvent pas se montrer complaisants et faire « le choix de la régression. C’est une chose que nous ne pouvons sous aucun prétexte approuver. Sous aucun prétexte. » (p. 164). Mann s’est ensuite battu tout le restant de sa vie pour la littérature, l’art et la liberté contre les radicalismes, les extrémismes et les oppressions politiques (bolchevisme, nazisme, fascisme, franquisme) parce qu’il avait tout de suite compris où « ce pseudo-nationalisme pseudo-social » (p. 164) allait mener, réarmement, guerre, brutalité, perversité et aucun espoir (et il avait raison). Mann est d’accord pour « saluer toute tentative plus radicale – radicale dans un sens positif. » (p. 165) (il parle de ce qui se déroule à Genève tout en lenteur). Alors que Zweig excuse cette génération extrémiste, Mann la rejette, la répudie et il préfère l’incertitude à la catastrophe. Un texte court mais fort que Zweig a sûrement lu mais n’a pas voulu entendre…

Érasme de Rotterdam – Ce texte est un tapuscrit d’août 1934 en réponse à Triomphe et tragédie d’Érasme de Rotterdam que Zweig vient de faire publier. « Il y fait davantage la place à la tragédie qu’au triomphe. » (p. 167). À son époque, Érasme est un « grand humaniste qui illumine la terre entière [et il est même] plus puissant que les puissants de ce monde » (p. 164) malheureusement Mann pense que, malgré la beauté et la mélancolie du texte de Zweig, l’idéal de la Renaissance et de l’humanisme n’a été qu’un « bref instant d’optimisme et de confiance dans le monde [et ne représente que] une petite fraction d’érudits de culture classique, d’esprits chevronnés, qui ne veulent pas lutter en son nom. » (p. 168). Ainsi, Mann pense que Zweig est comme Érasme, « non combatif par excellence, […] grand hésitant, […] ennemi des extrêmes, qui ne voudrait opter pour rien, qui souhaiterait rester loin des partis – sans se faire mal voir d’aucuns – et qui, ‘dans tout ce qui semble inconciliable’, cherche ‘l’unité supérieure, l’unité humaine’. Mais il n’irait pas ‘se mettre en danger au nom de la vérité’ comme il l’avoue lui-même. » (p. 168). Mann n’accepte pas le parallèle entre (Martin) Luther « [qui] lui, a provoqué d’autres tempêtes » (p. 169) et Hitler « [qui] n’a rien d’autre qu’un peu de violence vulgaire » (p. 170) et pense (et c’est son choix et je le respecte) que le comportement de Zweig est grave et avilissant. Mais peut-on jeter la pierre à Zweig ? Tout le monde peut-il s’engager pour défendre ses idées et se battre intellectuellement ? Certains – même ceux qui ont de la connaissance – n’ont pas la force, pas le courage, ils se résignent et sûrement souffrent… Qu’en pensez-vous ?

Stefan Zweig – Après le suicide de Stefan Zweig (et de son épouse, Lotte) le 22 février 1942 au Brésil, Klaus Mann écrit la nécrologie qui paraît dans le journal new yorkais Free World d’avril 1942. « Stefan Zweig est mort. Avec lui disparaît un représentant de la littérature de notre époque – ainsi qu’un grand connaisseur, un grand mécène, un authentique amoureux de la littérature. […] Il éprouvait une curiosité incroyable – il était toujours en quête d’aventures intellectuelles inédites. Avec quelle ardeur, quelle circonspection il explorait l’univers littéraire en en célébrant chaque trouvaille ! Il dépoussiérait les classiques et découvrait les jeunes talents. Il traduisait la littérature en allemand et faisait entendre l’Allemagne sur cinq continents. […] » (p. 171). Mann s’enthousiasme sur « la personne et l’œuvre de Stefan Zweig » (p. 174) et sur le charme de Vienne (qui était, il me semble, le centre du monde littéraire, artistique et intellectuel à cette époque). « Je ne veux pas combattre, dit l’humaniste, tout ce que je veux, c’est comprendre. » (p. 175). « Sa mort volontaire remet-elle en question la validité de son œuvre ? […] l’œuvre reste, elle est nôtre […]. » (p. 176). Comme vous le voyez, c’est avec finesse et tendresse que Mann rédige avec « de la tolérance » (p. 176) un texte émouvant et puissant. Malgré le manque de position de Zweig, Mann lui gardera un respect, une admiration et une affection indéfectibles (même s’il se contredit parfois dans son journal intime).

En fin de volume, le lecteur peut consulter une chronologie de Stefan Zweig et une bibliographie sélective ainsi qu’une chronologie de Klaus Mann et une bibliographie de ses ouvrages parus en France puis les sources et les index des noms de personnes et des noms de revues.

Je suis bien consciente que ma note de lecture est très longue mais Correspondance est un très beau recueil (d’ailleurs, j’ai déjà lu des romans épistolaires mais j’ai l’impression que c’est la première fois que je parle de correspondances sur ce blog) qui me conforte dans l’idée du génie littéraire, philosophique et humain de Stefan Zweig et qui me fait découvrir Klaus Mann (j’avais lu – à l’adolescence, c’est loin… – La montagne magique de Thomas Mann, son père, et je me souviens que l’histoire se déroule dans un sanatorium dans les Alpes avec plusieurs résidents mais je n’en ai qu’un vague souvenir, c’était il y a 40 ans voire 41, à relire donc). En tout cas, je relirai Klaus Mann, c’est sûr.

Ils l’ont lu : Benjamin Fayet sur PhiLitt, Michel Host sur La cause littéraire, Pierrick d’Années Trente, S. De Book & Tea, d’autres ?

Une lecture que j’ai choisie pour Les feuilles allemandes après avoir vu le billet d’Eva sur Mise en garde de Klaus Mann, et qui entre aussi dans 2022 en classiquesPetit Bac 2022 (catégorie Chiffre pour 1925-1941), Tour du monde en 80 livres (Allemagne et Autriche) et ABC illimité (je profite du Z de Zweig pour honorer la lettre à nom).

Oasis ou la revanche des ploucs de Benjamin Durand et Nico Prat

Oasis ou la revanche des ploucs de Benjamin Durand et Nico Prat.

Playlist Society, mai 2021, 144 pages, 14 €, ISBN 979-10-9609-842-2.

Genres : essai, musique.

Benjamin Durand et Nico Prat sont français, journalistes et auteurs.

Manchester et sa région sont des hauts-lieux de la musique alternative (parmi les groupes cités en introduction, Joy Division, Stone Roses, Smiths, Inspiral Carpets, Blur, Suede, Pulp, Supergrass et bien sûr les frères Gallagher avec leur groupe Oasis). Comme pour les membres des Beatles, les frères Gallagher sont issus d’un milieu ouvrier, pauvre, et après la séparation de leurs parents, leur mère les a élevés seule. Un livre pour comprendre, l’enfance et l’adolescence de Noël et Liam Gallagher, les origines irlandaises, le football, la naissance du groupe, les petites scènes et les copains musiciens… L’alcool et la drogue… Les problèmes entre les deux frères aussi… et la séparation du groupe.

« Noël écrit, Liam interprète. Dès le départ, le contrat est clair : Noël Gallagher accepte de rejoindre Oasis à la seule et unique condition qu’il en devienne le compositeur principal. De fait, nul autre que lui n’écrira la moindre chanson du groupe jusqu’à la sortie de leur quatrième album, Standing On The Shoulder Of Giants, en 2000, sur lequel figure un unique titre, « Litte James », signé Liam Gallagher. […] Une chanson quasi unanimement considérée par les fans comme l’une des plus mauvaises compositions du groupe. » (p. 43). Vidéo ci-dessous, je l’aime bien ce titre ! Mais je vous ai mis, en plus, quelques titres parmi mes préférés.

« Malgré les messages universels qu’il glisse dans ses textes, Noël Gallagher n’accorde que peu d’intérêt aux paroles des chansons qu’il écrit. Selon lui, elles n’ont qu’une seule vocation : être entonnées par la foule dans un stade plein à craquer. Il affirme avec aplomb que le refrain permet aux gens de se sentir mieux, rien de plus. […]. » (p. 53). C’est en partie pour tout ça qu’on aime Oasis ! Non ? « c’est le chant des prolos. » (p. 54).

Dans le deuxième chapitre Un enfant de la politique anglaise, les auteurs expliquent le déclin de l’empire britannique, « moins d’aides de l’allié américain que ses voisins européens » (p. 62), la décolonisation, l’industrie déclinante (en particulier celle du charbon et en particulier dans le nord de l’Angleterre donc Manchester, Sheffield, Glasgow), la crise économique suite au choc pétrolier de 1973, le déclin de la vie sociale, les syndicats très puissants et les grèves, la politique de Margaret Thatcher (Noël a 12 ans et Liam 9) puis celle de Tony Blair.

Le passage qui m’a fait rire. « Aux États-Unis, il est impossible d’interviewer Oasis sans prendre le risque de perdre de l’audience, tant l’accent du groupe rend leur discours difficilement compréhensible sans sous-titres. La télévision américaine évite de les inviter dans ses fameux talkshows. Noël et Liam ne cherchent jamais à gommer leur accent et sont particulièrement grossiers, rendant complexe le montage de leurs déclarations qu’il faut épurer de tous leurs « fuck » et autres jurons. Mais en Angleterre, cet accent, preuve de leurs origines sociales, devient bientôt un atout, qui accroît leur position de working class heroes. Le monde entier les connaît, mais ils parlent comme dans Coronation Street. », un feuilleton populaire dans lequel « tous les personnages ont un accent mancunien prononcé. » (p. 102).

Et puis, le choc… « Vivre pour toujours, cela ne dure qu’un temps. En 1997, tout s’arrête. Presque du jour au lendemain. La Britpop n’est plus. Quelque chose est bel et bien mort. Pourquoi ? Parce que les labels, alléchés par l’appât du gain, signent tout et n’importe quoi. Le New Musical Express parlera même de « Noelrock » pour désigner ces groupes, tes que Cast et Ocean Colour Scene, qui doivent tout au leader d’Oasis, pointant ainsi du doigt une recette désormais éculée. Des groupes pop comme Idlewild, Stereophonics et Travis, malgré de bonnes chansons, n’ont pas réussi à imposer leur personnalité, sonnant comme des ersatz et des suiveurs des deux géants Oasis et Blur. » (p. 114), les artistes de ‘Madchester’ ne sont plus adulés. Snif, je me souviens avoir écouté et aimé Cast et Travis… Et puis d’autres groupes britanniques comme Radiohead, Muse, Coldplay, The Verve.

J’avoue que, après Oasis, j’ai suivi les carrières de chacun des frères, en fait chacun avec un nouveau groupe, Beady Eye pour Liam, High Flying Birds pour Noël, puis en solo pour Liam et je peux vous dire qu’il y a des deux côtés de très bonnes chansons.

Cette lecture entre dans le Challenge lecture 2022 (36, un livre dont le titre contient un gros mot) et Petit Bac 2022 (catégorie Gros mot pour Ploucs).

Notes sur le chagrin de Chimamanda Ngozi Adichie

Notes sur le chagrin de Chimamanda Ngozi Adichie.

Gallimard, collection Hors-série littérature, septembre 2021, 112 pages, 9,90 €, ISBN 978-2-07294-392-8. Notes on Grief (2021) est traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal.

Genres : littérature nigériane, témoignage.

Chimamanda Ngozi Adichie naît le 15 septembre 1977 à Enugu (sud-est du Nigeria) mais elle grandit à Nsukka où son père est professeur de statistiques à l’université. Elle étudie la pharmacologie au Nigeria puis part, à 19 ans, étudier la communication et les sciences politiques à l’université Drexel de Philadelphie (Pennsylvanie, États-Unis) puis à l’Eastern Connecticut State University afin de se rapprocher de sa sœur qui exerçe la médecine (Mansfield, Connecticut). Elle commence à écrire de la poésie, du théâtre, des nouvelles puis des romans et reçoit plusieurs prix littéraires. Ses romans sont Purple Hibiscus (2003), Half of a Yellow Sun (2006) et Americanah (2013). Plus d’infos sur son site officiel.

« In memoriam James Nwoye Adichie 1932-2020 » (p. 9).

2020, confinement dans le monde. La famille Adachie garde le contact grâce aux réunions Zoom sur les téléphones. Les parents se connectent « avec parfois de la friture et de l’écho, depuis Aba, la ville d’origine ancestrale de notre famille, dans le sud-est du Nigeria » (p. 11), deux des enfants se connectent depuis Lagos et trois autres depuis les États-Unis. 7 juin, la famille est réunie par Zoom, le père est fatigué mais il est en bonne santé. 10 juin, le père est mort à l’âge de 88 ans.

L’autrice, 42 ans, mère d’une fillette de 4 ans, vit aux États-Unis et elle est en état de choc. « Le chagrin est un enseignement cruel. On apprend combien le processus du deuil peut être brutal, combien il peut être lourd de colère. » (p. 15). Elle raconte la souffrance vécue dans son cœur et dans son corps, les sensations désagréables. « Ma colère m’effraie, ma peur m’effraie, et quelque part là-dedans il y a de la honte, aussi – pourquoi tant de rage et de frayeur en moi ? » (p. 22), c’est qu’elle ne supporte pas les messages de condoléances qui ne le réconfortent pas du tout. Il y a aussi la culpabilité de n’avoir pas été présente, d’être à l’autre bout du monde et de ne pouvoir se rendre au Nigeria car tous les aéroports sont fermés. Et pourtant parfois, avec son frère Okey resté au pays, elle rit « mais le rire est comme une braise qui ne tarde pas à flamber de douleur. » (p. 39).

Qu’est-ce que le chagrin, comment en parler… « Le chagrin n’est pas vaporeux ; il a du corps, il est oppressant, c’est chose opaque. » (p. 41). Et les souvenirs qui affluent, intenses, tendres, drôles, douloureux… Nigérian de l’ethnie igbo, le père, James donc, était le premier professeur universitaire de statistiques du pays, il était intelligent mais simple, il n’était pas cupide, pas matérialiste, il était ouvert d’esprit et avait le sens du devoir, « il négociait, transigeait, prenait des décisions, posait des règles, maintenait l’unité de la famille. » (p. 64-65). C’était assurément un homme bien et intègre et la façon dont Chimamanda Ngozi Adichie en parle me touche. Malheureusement, à cause du covid, son corps est placé en chambre mortuaire et les obsèques sont sans cesse repoussées…

Une paragraphe qui m’interpelle. « Cet homme n’est pas un bon professeur, a-t-il dit, pas parce qu’il ne savait pas résoudre le problème, mais parce qu’il n’a pas dit qu’il ne savait pas. Est-ce pour cela que je suis devenue quelqu’un qui a assez confiance en soi pour dire ‘je ne sais pas’ quand je ne sais pas ? Mon père m’a appris qu’on n’a jamais fini d’apprendre. » (p. 52). Sur cette dernière phrase, je suis totalement d’accord mais pour ce qui est dit avant, je me demande bien, moi qui ne me sens pas confiante pourquoi je sais dire ‘je ne sais pas’.

C’est la première fois que le lisais cette autrice nigériane-américaine mais dont j’avais déjà entendu parler. Notes sur le chagrin est une lecture à la fois belle et éprouvante parce qu’elle émeut profondément et met le lecteur face à la mort d’un proche sur fond de pandémie. Et comme tout le monde a vécu cette pandémie, tout le monde est concerné même ceux qui n’ont pas perdu directement un être aimé. L’amour de Chimamanda Ngozi Adichie pour son père, les souvenirs et la rage d’être si loin à ce moment précis sont bouleversants. Elle fait aimer ce père, cet homme, ce professeur que le lecteur ne connaît pas mais qu’il gardera assurément dans un coin de sa mémoire.

Je lirai d’autres titres de Chimamanda Ngozi Adichie. En avez-vous un à me conseiller ?

Pour À la découverte de l’Afrique, Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 28, un témoignage ou une autobiographie, 3e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 30, un livre dont le titre comporte un sentiment) et Tour du monde en 80 livres (Nigeria).

Aux jeunes gens de Piotr Kropotkine

Aux jeunes gens de Piotr Kropotkine.

Temps Nouveaux (Paris), 1904, 42 pages. Date d’origine : 1881.

Genres : littérature russe, essai politique et sociologique.

Piotr Alexeïevitch Kropotkine (Пётр Алексеевич Кропоткин) naît le 9 décembre 1842 à Moscou. Il fait des études scientifiques, il est anthropologue, géographe, géologue, zoologiste, naturaliste (et écrit donc des textes scientifiques) mais il est aussi théoricien du communisme libertaire ou anarcho-communisme (c’est-à-dire autogestion et démocratie directe en politique et production du nécessaire au besoin des individus pour l’économie). Il est arrêté plusieurs fois en Russie ainsi qu’une fois à Lyon (France). Il y a beaucoup à dire sur Kropotkine car il est issu de la noblesse militaire Riourikide (ou Rurikide) d’origine Varègue (Scandinave) mais je veux surtout donner quelques-uns de ses titres : Paroles d’un révolté (1885), La conquête du pain (1892), L’entraide, un facteur de l’évolution (1906), La guerre (1912), L’esprit de révolte (1914). Il meurt le 8 février 1921 à Dmitrov (près de Moscou).

Kropotkine écrit Aux jeunes gens en 1880 et le publie dans Paroles d’un révolté en 1881. Il est ensuite publié en 1904 par Temps Nouveaux, un journal anarchiste français dirigé par le militant Jean Grave (1854-1939).

« C’est aux jeunes gens que je veux parler aujourd’hui. Que les vieux — les vieux de cœur et d’esprit, bien entendu — mettent donc la brochure de côté, sans se fatiguer inutilement les yeux à une lecture qui ne leur dira rien. » (p. 3). Donc l’auteur s’adresse particulièrement aux jeunes gens (c’est le titre !), à ceux qui ont étudié et appris un métier, à ceux qui ne sont pas des gommeux (élégants désœuvrés et vaniteux) ou des dépravés et qui se demandent ce qu’ils vont faire de leur vie, à ceux qui veulent « appliquer un jour [leur] intelligence, [leurs] capacités, [leur] savoir, à aider à l’affranchissement de ceux qui grouillent aujourd’hui dans la misère et dans l’ignorance. » (p. 4).

Que les jeunes gens soient bien nés ou pas, qu’ils deviennent médecins, avocats, hommes de lettres, hommes de science, honnêtes artisans, le message est pour eux en priorité car l’auteur souhaite éveiller les consciences aux deux mondes différents, celui des nantis (riches, privilégiés) et celui des démunis (plus que pauvres, opprimés).

Imaginons un jeune médecin qui devrait soigner des riches et des pauvres, eh bien Kropotkine lui dit : « Si vous êtes une de ces natures mollasses qui se font à tout, qui à la vue des faits les plus révoltants se soulagent par un léger soupir et par une chope, alors vous vous ferez à la longue à ces contrastes et, la nature de la bête aidant, vous n’aurez plus qu’une idée, celle de vous caser dans les rangs des jouisseurs pour ne jamais vous trouver parmi les misérables. Mais si vous êtes ‘un homme’, si chaque sentiment se traduit chez vous par un acte de volonté, si la bête en vous n’a pas tué l’être intelligent, alors, vous reviendrez un jour chez vous en disant : ‘Non, c’est injuste, cela ne doit pas traîner ainsi. Il ne s’agit pas de guérir les maladies, il faut les prévenir. Un peu de bien-être et de développement intellectuel suffiraient pour rayer de nos listes la moitié des malades et des maladies. Au diable les drogues ! De l’air, de la nourriture, un travail moins abrutissant, c’est par là qu’il faut commencer. Sans cela, tout ce métier de médecin n’est qu’une duperie et un faux-semblant.’ » (p. 6-7).

Comprenez-vous ce message ? Connaissez-vous l’altruisme ? Ne vivez-vous pas pour l’égoïste jouissance personnelle ? Alors vous comprenez et connaissez le socialisme ! Vous pensez à l’humanité et vous pourrez sûrement aider à sortir les centaines de millions qui vivent dans les préjugés et les superstitions. Avec ce moyen : « de répandre les vérités acquises par la science, de les faire entrer dans la vie, d’en faire un domaine commun. » (p. 10).

Ce message (rédigé en 4 parties) peut faire sourire à notre époque (en particulier parce qu’on ne pense plus seulement à l’humanité mais aussi à la planète avec sa faune, sa flore, au climat…) mais je comprends la portée qu’il pouvait avoir il y a cent-quarante ans, eh oui cent-quarante ans, Kropotkine développant ses thèmes de prédilection : la collectivisation, l’entraide et la morale mais je préfère dire l’éthique, ceci pour la justice, la science et l’impartialité.

Kropotkine donne d’autres exemples, comme un jeune homme qui deviendrait avocat : va-t-il se ranger du côté du propriétaire contre le paysan qui valorise les terres, du côté du patron contre les ouvriers qui font tourner les usines, du côté du commerçant contre le voleur dont la famille n’a pas mangé depuis plusieurs jours ? « Et votre conscience ne se révoltera pas contre la loi et contre la société, en voyant que des condamnations analogues se prononcent chaque jour ! » (p. 14). Tout cela est plus qu’une question de loi et de justice mais une question d’équité. Bref, les idées doivent évoluer ! Il faut raisonner ! « […] si vous analysez et dégagez la loi de ces nuages de fictions dont on l’a entourée pour voiler son origine, qui est le droit du plus fort, et sa substance, qui a toujours été la consécration de toutes les oppressions léguées à l’humanité par sa sanglante histoire, — vous aurez un mépris suprême de cette loi. » (p. 15), oui, c’est révolutionnaire !

Et le message de l’auteur est le même pour les ingénieurs qui construisent le pays, les maîtres d’école qui instruisent les nouvelles générations, les artistes (peintres, poètes, musiciens…) qui apportent « le beau, le sublime » (p. 21) parce que Kropotkine veut les emmener « dans le sens de l’égalité, de la solidarité, de la liberté. » (p. 20). Il s’adresse aussi aux jeunes gens du peuple, il les encourage à avoir « le courage de raisonner et d’agir en conséquence » (p. 31) pour ne pas « s’user au travail et ne connaître que la gêne, si ce n’est la misère, lorsque le chômage arrivera » (p. 33).

Eh bien ça faisait longtemps que je n’avais pas lu un tel ouvrage, politique, économique et sociologique ! Je le replace bien sûr dans le contexte de son époque mais je me dis qu’il y a encore à notre époque des choses à régler ! Attention, je n’appelle pas aux barricades et aux lancers de pavés, je pense plutôt à un état de conscience. D’ailleurs cet état sera-t-il constant ? L’auteur dit : « Quelle série d’efforts continuels ! Quelle lutte incessante ! » (p. 24) et il s’insurge en fait plus contre les riches bourgeois qui avilissent leurs ouvriers et employés que contre les nobles.

J’ai remarqué que Kropotkine s’adresse plutôt aux jeunes hommes et puis tout à coup, il dit : « Enfin, vous tous qui possédez des connaissances, des talents, si vous avez du cœur, venez donc, vous et vos compagnes, les mettre au service de ceux qui en ont le plus besoin. » (p. 29). Ah, il y a tout de même une place pour les (jeunes) femmes ! D’ailleurs plus loin, il exhorte les femmes du peuple à se battre, pour elles, pour leurs jeunes sœurs, pour leurs enfants, parce qu’elles peuvent aussi faire évoluer les mentalités.

« Vous tous, jeunes gens, sincères, hommes et femmes, paysans, ouvriers, employés et soldats, vous comprendrez vos droits et vous viendrez avec nous ; vous viendrez travailler avec vos frères à préparer la révolution qui, abolissant tout esclavage, brisant toutes les chaînes, rompant avec les vieilles traditions et ouvrant à l’humanité entière de nouveaux horizons, viendra enfin établir dans les sociétés humaines, la vraie Égalité, la vraie Liberté ; le travail pour tous, et pour tous la pleine jouissance des fruits de leurs labeurs, la pleine jouissance de toutes leurs facultés ; la vie rationnelle, humanitaire et heureuse ! » (p. 37-38). Eh bien, quel beau message ! Dommage que ces belles idées et théories aient conduit à la catastrophe à cause de ceux qui ont pris le pouvoir en Union soviétique et dans les autres pays devenus communistes au XXe siècle, avilissant encore plus leur peuple en l’exploitant et en le terrorisant…

Un essai à lire au moins par curiosité pour comprendre ce qui a motivé quelques générations d’idéalistes et de révolutionnaires ! Et puis, vous savez quoi, j’ai deux ou trois autres titres de Kropotkine 😉

Pour les challenges 2021, cette année sera classique, Les classiques c’est fantastique (le thème de mars est moi(s) à contre-emploi : ces livres que je suis censée détester, eh bien, je vais vous dire que les livres politiques, c’est pas mon truc !), Les textes courts et bien sûr le Mois Europe de l’Est.

Un bon chanteur mort de Dominique A

Un bon chanteur mort de Dominique A.

La machine à cailloux, collection Carré, septembre 2008, 80 pages, 10 €, ISBN 978-2-916734-04-0.

La collection Carré « invite les musiciens à réfléchir et à écrire sur la création et son processus ».

Genres : littérature française, essai.

Dominique A… Ah, j’adore le chanteur, ses textes, ses musiques, sa voix, sa gentillesse et son humour (je l’ai rencontré une fois). Dominique Ané naît le 6 octobre 1968 à Provins (Seine et Marne). Il est auteur, compositeur et interprète. Selon Wikipédia, il est « considéré comme l’un des fondateurs de la « nouvelle scène française », au début des années 1990 ». Le livre sur son site officiel.

« Mille raisons font que j’écris des chansons. » (p. 5).

Dans ce petit livre, Dominique A parle de l’écriture, de l’excitation quand vient l’idée, de l’état d’esprit lors de l’écriture et après l’écriture, les mots, la musique, la « tension à l’intérieur de la chanson » (p. 27). Il raconte aussi des anecdotes et des souvenirs. Enfant, malgré sa timidité, il « chante à voix haute les chansons des chanteurs qu’aiment [ses] parents » (p. 10) : Jacques Brel, Georges Brassens, Léo Ferré, Jean Ferrat… « je choisis la musique mais je ne le sais pas encore » (p. 25). Il parle bien sûr de la musique qu’il écoute, de l’évolution de la musique principalement dans les années 80 durant son adolescence (pop music, rock, new wave, punk…) – ben, tiens, c’était également mon adolescence ! – mais aussi de livres et de bandes dessinées.

« Un rien suffit à faire naître une chanson : un son, un accord, une programmation mambo ou fox-trot que je n’ai pas encore utilisée. J’aime le son pauvre que ça produit, son absence de clinquant, en rapport avec le détachement de la voix, que je veux blanche et sèche, sans pathos, sans interprétation, sans effet flatteur de réverbération. » (p. 32). Voilà, c’est ça que j’aime dans la voix, dans les musiques et les chansons de Dominique A ! La simplicité, le dépouillement quasiment, l’effet brut « et ce qui en résulte peut être intense et beau » (p. 42) : tout à fait, ses textes sont très beaux, sa musique est très belle, et je ressens toujours une grande intensité, une grande émotion à l’écoute de ses chansons qu’elles soient minimalistes, romantiques, intimes (ou même morbides pour certaines) mais toujours avec une ambiance rock. D’ailleurs, je vous mets une petite sélection ci-dessous ; écoutez Dominique A !

Le pourquoi du titre ? « Andreï Siniavski, un auteur russe, a dit un jour de son compatriote Varlam Chalamov : « Il écrit comme s’il était mort » (il faut être russe pour sortir un truc pareil). » (p. 57). J’adore !

Pour le Challenge lecture 2021 (catégorie 49 : un livre écrit par une célébrité), le Petit Bac 2021 (catégorie Adjectif, alors il y a le choix entre bon et mort), le Projet Ombre 2021 et Les textes courts.

Le courage des oiseaux (Un disque sourd, autoproduit, 1991)

Le Twenty-Two Bar (La mémoire neuve, 1995) en duo avec Françoiz Breut (une artiste que j’aime beaucoup aussi)

Je t’ai toujours aimé (Auguri, 2001)

Le temps qui passe sans moi (La fragilité, 2018)

Et le dernier single en date, Wagons de porcelaine (Vie étrange, 2020)