La guérilla des animaux de Camille Brunel

La guérilla des animaux de Camille Brunel.

Alma, août 2018, 280 pages, 18 €, ISBN 978-2-36279-285-4.

Genres : littérature française, roman, science-fiction.

Camille Brunel naît en 1986 à Châlons sur Marne (devenue Châlons en Champagne). Il étudie la Littérature comparée à la Sorbonne (2006-2009) puis devient professeur de Lettres modernes en lycée (2009-2016). Il est critique cinéma, journaliste (il écrit pour Usbek & Rica) et écrivain. Il milite pour la cause animale. La guérilla des animaux – que j’ai très envie de lire depuis sa parution – est son premier roman. J’avais lu une de ses nouvelles : Et si Laïka était revenue vivante de son voyage dans l’espace. Son nouveau roman est Les métamorphoses (Alma, août 2020) que j’ai très envie de lire aussi.

Isaac Obermann, un jeune Français, passe la nuit dans la jungle, dans le Parc national de Ranthambore, lorsque des braconniers tuent une tigresse enceinte. Isaac, caché dans un banian, hésite… « Cela dura quatre minutes, puis il perfora le thorax de la chasseuse en un premier coup de feu qui excita les chauves-souris. Le temps que le second chasseur comprenne ce qui venait de se passer, il était touché aussi ; que le troisième comprenne ce qui venait de se passer et saisisse son fusil, son corps s’effondrait sur celui du tigre ; que le plus jeune saisisse son fusil et repère Isaac, ce dernier le tenait en joue et lui ordonnait, en anglais, de s’immobiliser. » (p. 16-17).

De retour à Paris, Isaac développe ses idées sur la cause animale, il est convaincu que les animaux méritent de vivre sans être tués, mais personne ne le comprend (ou tout le monde s’en fiche) alors il part à Ucluelet sur l’île de Vancouver. Là, il rencontre les dauphins, les baleines et les orques. « La rencontre des baleines était un spectacle parfait : le plus beau possible. » (p. 33). Mais la catastrophe de Fukushima a envoyé des milliers de tonnes de déchets et de l’eau radioactive…

Et l’amer constat d’un capitaine de bateau de Sea Shepherd, « Ne répète à personne ce que je vais te dire, mais écoute-le bien : la vie sauvage n’est pas en train de s’éteindre, elle est éteinte. […] Cette vie sauvage constitue désormais l’exception. On ne se bat plus pour la restaurer – pour ça il faudrait des siècles, et des forces telles qu’elles ne sauraient dépendre de notre piètre désir de bipèdes – mais pour en retarder l’extinction. » (p. 39). Quelle tristesse.

Je comprends pourquoi comment Isaac est devenu un activiste ! « […] il ne restera plus que de l’humain. Pas forcément du petit, mais certainement du laid. Du triste. De l’expliqué, du fabriqué. Du plastique, du béton et les propriétés. » (p. 57). « On a trop longtemps considéré que les crimes contre l’humanité ne visaient que les humains, alors que les massacres de loups, de bovins, de baleines, constituent des crimes contre l’humanité aussi […]. » (p. 93). Lors d’une conférence à la Sorbonne, Isaac dit que puisque les humains mangent des animaux morts, ce sont des charognards. « Ce n’était plus très drôle. Le regard des étudiants était devenu aussi opaque que celui des statues de Socrate, Richelieu et Descartes qui ornaient les niches de l’amphithéâtre. » (p. 109). Il ne mâche pas ses mots lors d’une autre conférence à Brasilia : « L’époque dura longtemps où l’on craignait que l’humanité disparaisse. Pour être honnête, j’ai désormais peur que l’humanité ne disparaisse pas, et qu’elle se contente de continuer dans ces conditions-là. » (p. 120). Peut-être qu’il en faut des agitateurs dans son genre pour jeter des pavés dans la mare, pour déstabiliser les pensées, adulés par certains, décriés par d’autres, mais sans qui les idées n’avancent pas (comme les droits et l’égalité des animaux).

Après Brasilia, Isaac continue de voyager, avec Yumiko Ivanovitch, la prof qui l’avait invité. Vietnam, Chine, Kirghizistan, Hongrie, Sibérie, Afrique, ils vont partout où les animaux ont besoin d’être défendus, libérés, et n’hésitent pas à mettre le feu et à tuer des humains (collectionneurs, chasseurs, braconniers…). Ils vont mener la guérilla des animaux. « On libérait tout ce qui bougeait. On tuait les chasseurs, parfois la tête dans le piège à loups, gare aux éclaboussures. » (p. 175).

Le lecteur est emporté dans un maelstrom de violence mais pour la bonne cause selon Yumiko et Isaac, devenus des Bonnie & Clide de la cause animale mais c’est sûrement trop tard. « Il n’y a plus d’éléphants, Isaac. » (p. 195). Parfois la parole est donnée aux animaux, une baleine, un éléphant, et ces passages sont très émouvants.

Si l’histoire d’Isaac débute à notre époque, elle continue dans le futur (8 milliards d’habitants sur Terre puis 9 milliards, séisme qui détruit le barrage des Trois-Gorges en Chine, épidémie d’Ebola qui décime 8 millions de personnes depuis 2020, disparition de la banquise, guerre de l’eau entre autres). « […] dans une situation aussi sombre que la nôtre, il faut des extrémistes pour reprendre espoir. » (Timmy, la nouvelle génération, vers 2045, p. 257).

Un premier roman, énorme, militant, activiste même, qui secoue bien le cocotier (attention de ne pas vous prendre une noix de coco sur la tronche !), d’une logique implacable et d’une grande violence. En le lisant, j’ai parfois pensé à Les liens du sang d’Errol Henrot et à À la ligne de Joseph Ponthus (deux romans sur le monde des abattoirs et de l’industrie agro-alimentaire), et même à Cadavre exquis d’Agustina Bazterrica, et bien sûr à Ivoire de Niels Labuzan et à Éloquence de la sardine de Bill François.

Est-ce qu’un jour une « Déclaration Universelle des Droits de l’Animal » (p. 200) existera ? Est-ce que les abattoirs et les laboratoires utilisant des animaux seront fermés ? Est-ce que des Casques Bleus iront de part le monde empêcher que des animaux soient tués ? En tout cas, un jour il faudra peut-être choisir son camp…

Pour les challenges Animaux du monde #3, Challenge du confinement (case SF) et Littérature de l’imaginaire #8. Et n’oubliez pas de visiter Mon avent littéraire 2020 pour le jour n° 18.

Domovoï de Julie Moulin

Domovoï de Julie Moulin.

Alma éditeur, septembre 2019, 304 pages, 18 €, ISBN 978-2-36279-420-9.

Genre : littérature française.

Julie Moulin naît en 1979 à Paris où elle étudie à Sciences-Po mais elle vit maintenant dans l’Ain (Auvergne-Rhône-Alpes). Depuis l’adolescence, elle est passionnée par la Russie et la langue russe. Son premier roman Jupe et pantalon est paru chez Alma en 2016 : quelqu’un parmi vous l’a lu ?

Paris, avril 2015. Anne est morte dans un accident de voiture il y a dix ans et Clarisse, la narratrice, sa fille unique, a remarqué que le Domovoï, « Une sorte de nain barbu, griffu, au regard oblique dont la reproduction sur d’anciens livres en cyrillique me gardait éveillée jusque tard dans la nuit. » (p. 13) qu’Anne avait rapporté de Russie à disparu.

Moscou, février 1993. Anne Laforêt a 21 ans, elle est en Russie pour étudier le russe. « Pojiviom ouvidim !, qui vivra verra, comme on dit ici. » (p. 25). Dans la voiture qui doit la déposer à l’internat, Serioja, un beau jeune homme russe, écoute Viktor Tsoï (que j’ai découvert dans l’excellent film Leto), qui fonda le groupe Kino. « L’idole de toute une génération. » (p. 72).

Le lecteur va donc suivre l’histoire des deux femmes. « Maman à vingt-et-un an s’était aventurée aux confins de l’Histoire pour apprendre le russe. Elle n’en était pas revenue indemne. […] Son vide, ni Papa ni moi n’avons su le combler. » (p. 51). Clarisse aussi a un vide en elle ; pourra-t-elle le combler en Russie ?

Juillet 2015. Grâce à son père, Clarisse est en stage à Moscou. Elle loge chez Goharik, une Arménienne d’Azerbaïjan, qui fut amie avec Anne en 1993. « La Russie est terre de contrastes. » (p. 141). Clarisse est partie sur les traces de sa mère, surprise que son père parle russe et ait des contacts en Russie. « Quel est donc ce passé que l’on cherche à me cacher ? » (p. 166).

Ma phrase préférée. « Chaque voyage est un pas de plus vers la solitude. Que raconter à ceux qui n’ont pas vu les mêmes paysages, rencontré les mêmes gens, ni vécu les mêmes aventures ? » (p. 266).

L’éditeur dit : « Une aventure portée par l’enthousiasme, la générosité et la curiosité toujours en éveil de Julie Moulin. ». Eh bien, je suis d’accord ; ce roman est passionné de la Russie, passionnant, riche humainement parlant malgré la superficialité des gens (certains seulement) dans la « nouvelle » Russie, intrigant aussi : que va découvrir Clarisse ?

Une belle lecture (la Russie me poursuit, n’est-ce pas ?) pour Lire en thème février 2020 (auteur français).

À écouter Nuit paisible et Dernier héros (deux des titres de chapitres) de Viktor Tsoï (groupe Kino).

Pays provisoire de Fanny Tonnelier

Pays provisoire de Fanny Tonnelier.

Alma, octobre 2017, 252 pages, 18 €, ISBN 978-2-36279-245-8.

Genre : roman français.

Fanny Tonnelier, née en 1948, publie ici son premier roman.

« Cette nuit-là, Amélie ne se coucha pas. […] Elle était triste, cafardeuse, et n’arrivait pas à dormir. […] Et puis la ville qu’elle avait découverte sept ans plus tôt n’était plus la même. […] Manifestations, meetings politiques, défilés étaient le lot quotidien des habitants qui se terraient chez eux. Les denrées de base manquaient cruellement et le peuple avait faim. Les journaux ne paraissaient plus et les rumeurs allaient bon train, amplifiant l’inquiétude et la peur. » (p. 9). Amélie Servoz ne s’intéresse pas à la politique mais, anéantie par le saccage de sa boutique, elle comprend qu’elle doit quitter Saint-Pétersbourg, qu’elle doit fuir ce pays dans lequel elle vit depuis sept ans. « […] elle n’arrivait pas à accepter la destruction de son outil de travail, cela la mettait en colère et elle en voulait à tous ces révolutionnaires qui cassaient et brûlaient pour supprimer les privilèges des classes supérieures et soi-disant créer l’égalité. En tout cas, elle reconnaissait que sa vraie richesse résidait dans son sens créatif, son imagination et ses mains. » (p. 59). Femme libre et indépendante, Amélie est venue seule en Russie pour reprendre l’atelier et la boutique de chapeaux de Clémence Tairraz qui partait à la retraite. Durant le voyage de retour en France, qu’elle fait avec son amie Joséphine, une Jurassienne, Amélie raconte ses parents, Jeanne et Émile, Savoyards, jeunes mariés, montés à Paris et embauchés chez un plumassier dans le quartier de Saint-Antoine, elle se rappelle son enfance, ses débuts chez le plumassier puis chez une grande modiste, Adrienne Blanc, son apprentissage, etc. Le voyage est long et inconfortable mais riche en rencontres !

J’ai remarqué un gros travail de documentation, des références littéraires russes et françaises, dans ce beau roman dans lequel les langues et les littératures (françaises et russes) occupent une grande place. Par exemple, le cocher, Dimitri, est important dans la vie et le travail d’Amélie : il m’a fait penser aux nombreux cochers présents chez Anton Tchekhov en particulier Iona de la nouvelle Tristesse (1886) ; et le quartier Saint-Antoine à Paris m’a fait penser aux petits artisans et commerçants du Faubourg Saint-Antoine d’Honoré de Balzac.

Je ne savais pas que les gardes rouges étaient positionnés jusqu’en Finlande et à la frontière suédoise ! J’ai donc appris deux ou trois choses au niveau historique. J’ai aussi découvert les métiers de plumassier et de modiste de l’intérieur et ce fut passionnant.

Le passage qui m’a le plus marquée : « […] Saint-Pétersbourg n’échappait pas à la règle. On avait l’impression que la capitale perdait petit à petit son sang et son énergie. De ville vivante et gaie, elle se transformait en ville triste et morte. La vie mondaine et culturelle n’était plus réservée qu’à un petit cercle de gens indifférents à ce qui se passait sur le front. » (p. 171).

Throwback Thursday livresque 2018-2

Deuxième participation au Throwback Thursday livresque 2018… Pour ce jeudi 11 janvier, le thème est « possible (lueur d’espoir) ».

Je vous présente donc le beau roman français Une plage au Pôle Nord d’Arnaud Dudek et un extrait publié avec ma note de lecture : « Une longue histoire, assez compliquée. Bref. Il va mieux grâce à elle. Et elle grâce à lui. Je crois qu’ils… s’épaulent. Drôle de duo, hein ? Le jour et la nuit. Le pôle Nord et la plage de sable… » (p. 109) pour vous dire que l’amour est toujours possible à tout âge. 🙂

Une plage au Pôle Nord d’Arnaud Dudek

Comme c’est l’hiver depuis hier, voici…

Une plage au Pôle Nord d’Arnaud Dudek.

Alma, janvier 2015, 168 pages, 16 €, ISBN 978-2-36279-135-2.

Genre : roman français.

Arnaud Dudek, né en mars 1979 à Nancy, est un écrivain français. Du même auteur : des nouvelles… Copenhague (Filaplomb, 2007) et Les vies imperméables (StoryLab, 2011), des romans chez Alma… Rester sage (2012), Les fuyants (2013) et Les vérités provisoires (2017), et aussi des textes pour des revues littéraires et des ouvrages collectifs.

Pierre Lacaze, juriste sur des projets de décrets – et dessinateur de bandes dessinées de science-fiction à ses heures perdues – reçoit à son bureau une lettre d’une inconnue. Françoise Vitelli dit avoir trouvé son appareil photos. Il n’a pas d’appareil photos mais la curiosité l’emporte et il téléphone à Madame Vitelli.

Arnaud Dudek n’a pas son pareil pour entrecroiser les destins de ses personnages, Pierre Lacaze, Jean-Claude Stillman et Françoise Vitelli étant les principaux. Il lie avec tendresse et humour les êtres quels que soient leur milieu social et leur âge avec une étonnante facilité. Et pour le plus grand bonheur des personnages et des lecteurs !

« Oui, à son âge. Elle avait une nièce à gâter, des écrivains à découvrir, des vêtements à essayer, elle ne se sentait pas encore prête à renoncer à tout. » (P. 52).

« Une longue histoire, assez compliquée. Bref. Il va mieux grâce à elle. Et elle grâce à lui. Je crois qu’ils… s’épaulent. Drôle de duo, hein ? Le jour et la nuit. Le pôle Nord et la plage de sable… » (p. 109).

J’aime beaucoup les éditions Alma, les couvertures sont sobres, la ligne éditoriale me convient parfaitement : je n’ai pas tout lu mais je peux dire que j’aime particulièrement Arnaud Dudek, Arnaud Modat et Thomas Vinau, trois grands noms trop méconnus de la littérature française contemporaine que je vous conseille plus que vivement.

Un très beau roman pour le challenge Feel good parce que ce roman fait vraiment du bien !

1er Grand Prix des Blogueurs Littéraires

Cette info est tombée sur mon mur FB grâce à Antigone, de l’excellent blog Les lectures d’Antigone, et à Leiloona, du tout aussi excellent Bricabook, merci Antigone et Leiloona !

Agathe The Book, un blog que je ne connaissais pas, crée le 1er Grand Prix des Blogueurs Littéraires. Ce prix annuel sera décerné le 20 décembre 2017 à un roman de langue française paru en 2017 (hors roman policier, jeunesse et poche).

Cliquez sur le lien du blog d’Agathe ou sur celui de la page FB pour avoir toutes les explications afin de voter pour votre roman 2017 préféré ou vos deux romans préférés !

L’organisatrice s’engage à respecter la confidentialité des blogueurs, de leur adresse mail et de leur vote mais je peux dévoiler pour qui j’ai voté, non ? (Agathe me dit oui).

J’ai donc voté pour Le camp des autres de Thomas Vinau (Alma) et Une toile large comme le monde d’Aude Seigne (Zoé). J’ai hésité avec La disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez que j’ai adoré mais comme ma note de lecture n’est pas encore publiée et qu’il a déjà gagné un prix littéraire, je l’ai laissé tomber.

Allez voter vous aussi pour votre roman 2017 préféré !!!

20 décembre 2017 : le gagnant est… le roman Bakhita de Véronique Olmi (Albin Michel, août 2017) que je n’ai pas lu mais pourquoi pas, et en tout cas bravo 🙂

Le camp des autres de Thomas Vinau

Le camp des autres de Thomas Vinau.

Alma éditeur, août 2017, 200 pages, 17 €, ISBN 978-2-36279-217-5.

Genre : roman historique.

Thomas Vinau, né le 26 septembre 1978 à Toulouse, est poète, nouvelliste, romancier et publie dans de nombreuses revues. Ses précédents romans chez Alma sont Nos cheveux blanchiront avec nos yeux (2011), Ici ça va (2012) et La part des nuages (2014). Plus d’infos sur son blog, http://etc-iste.blogspot.fr/ et sa page FB.

Pour échapper à un père violent, Gaspard s’enfuit de la ferme dans la forêt avec son chien. « Il n’a plus froid. Il n’a plus mal. Il n’a plus peur. […] Soulève puis porte de ses deux bras le corps blessé de la bête. Pas à pas il avance. » (p. 16). L’enfant et le chien passent quelques nuits dans la forêt. « C’est long à traverser une nuit. » (p. 43). Ils sont retrouvés agonisants par un homme qui les recueille sans poser de questions et les soigne ; c’est un genre d’ermite, herboriste, il se fait appeler Jean-le-blanc, il vit sous terre dans une maison-terrier aménagée. « C’est quoi ce bonhomme ? Un sorcier ? Un contrebandier ? Un timbré ? » (p. 63). En tout cas, il va enseigner à Gaspard, la forêt, les animaux, les venins, les plantes… « Tu es un sorcier ? demande Gaspard bouche ouverte, pendant que la peur s’installe gentiment sur son échine. L’homme laisse exploser dans l’air un rire franc et dur comme un buis en tapant sur l’épaule de l’enfant. Ha ha oui un sorcier, ou peut-être même un démon… Tu crois aux démons petit ?… » (p. 73).

Ce roman a été une énorme claque littéraire ! Un gros coup de cœur. Les descriptions de la forêt, de jour et de nuit, sont époustouflantes, impressionnantes de précision et de force ! « Dans le ventre sauvage d’une forêt, la nuit est un bordel sans nom. Une bataille veloutée, un vacarme qui n’en finit pas. Un capharnaüm de résine, de viande, de sang et de sexe, de terre et de mandibules. Là-haut la lune veille sur tout ça. » (p. 31). « Les araignées tissent des dentelles sur lesquelles le petit jus de la nuit à laissé des milliers de perles. » (p. 52). C’est magnifique, n’est-ce pas ? Le texte est lumineux, les descriptions prennent aux tripes (j’ai senti les odeurs, le vent, la rosée… et j’ai tremblé avec Gaspard et son chien), le style profondément humain et ouvert vers les autres tout en poésie.

Un extrait un peu long mais je tiens absolument à le garder. « Le lièvre est à la forêt. La douceur et la bestialité, la langue chaude de la mère, les babines retroussées du père sont à la forêt. La viande est à la forêt. Le flux et le reflux du sang, les muscles, les odeurs, les souffles sont à la forêt. Toutes les bêtes sont à la forêt. Ce qui grouille, ce qui fouille, ce qui bondit, ce qui déploie, ce qui attaque, ce qui ronge, ce qui creuse, ce qui mord, ce qui broie est à la forêt. L’argent mort de la lune est à la forêt. La glaise, le vent, la brume et la rosée, toutes les obscurités appartiennent à la forêt. Elle est le foyer de tous ceux qui n’en ont pas. De tous ceux qu’on ne veut pas. De tous les chassés, les fuyards, les proies. L’ombre est à la forêt. L’ortie et la ronce, la chouette et le goupil, l’ours et le coucou, le loup et le hérisson, le givre et l’orage, la larve et le serpent. Longtemps elle a été l’ennemie des hommes, son piège, sa mère cruelle. Il s’en est extrait en s’unissant, à force de courage et de lutte, pour se déployer sous le ciel, à découvert. Il est devenu son conquérant. De ça comme du reste. Il l’a coupée en morceaux, l’a exploitée, l’a annihilée, a tenté de la domestiquer comme une vache. Mais la forêt n’a jamais perdu ses propres règles, son propre règne, son ventre de nuit sauvage. Elle est restée le souffle archaïque de nos cycles, l’haleine musquée de nos origines, la reine ombragée du vivant, la ruade. Nous nous sommes tenus à l’écart pour inventer nos propres nuits, nos propres lois de bêtes orphelines, nos merveilles, nos désastres, nos propres dieux et nos propres monstres, sans jamais cesser de la craindre avec vénération. Elle est alors devenue le refuge de ceux qui se refusaient à l’homme et de tous ceux que l’homme refusait. Elle est l’autre camp. Le camp des autres. » (p. 49-50).

L’histoire commence en avril 1907, dans une forêt entre la Somme et la Seine. « Tout un pays nouveau, immense, qu’il a le droit d’explorer, de mériter. Et de conquérir. » (p. 92). Gaspard va aussi découvrir la caravane à Pépère, des vagabonds, des gitans, des anarchistes, des déserteurs, des bagnards en cavale, des étrangers, bref les insurgés, les damnés de la terre, ceux qui font partie d’un autre monde, d’un autre camp. « Tu sais lire petit ?… J’apprends, répond Gaspard […]. C’est bien, petit. Il faut un grand courage pour attaquer ses chaînes avec de l’encre mais c’est à ce prix que tu pourras sortir de la geôle où tu es né ! » (p. 148). Cette année 1907 n’a pas été choisie au hasard par l’auteur : c’est l’année de création des Brigades du Tigre, une police moderne et mobile. « Fraîchement équipée, de téléphones et de télégrammes, d’appareils photo, de fiches anthropométriques, de Browning 1900 et de rutilantes Dion Bouton sorties tout droit des garages. Elle était fin prête pour l’action. Tous préparés mentalement et physiquement, pratiquant les techniques de combat de la savate et de la canne […]. » (p. 181).

Il y a en conclusion une postface appelée « lignes de suite » dans laquelle l’auteur explique pourquoi comment il a écrit ce livre que je vous conseille vivement car il m’a embarquée, subjuguée et, bien que je ne sois pas monomaniaque, je me suis procurée deux autres titres (Nos cheveux blanchiront avec nos yeux et Ici ça va) car ce fut pour moi une très belle découverte que l’écriture de Thomas Vinau ! Et je remercie PriceMinister de m’avoir envoyé ce roman dans le cadre des Matchs de la rentrée littéraire 2017.

Je le mets dans les challenges 1 % rentrée littéraire 2017 et Un genre par mois (contemporain).

Arrêt non demandé d’Arnaud Modat

Arrêt non demandé d’Arnaud Modat.

Alma, janvier 2017, 160 pages, 17 €, ISBN 978-2-36279-211-3.

Genres : roman (nouvelles ?), ovni littéraire !

Arnaud Modat naît en 1979 à Douai et vit à Strasbourg. Du même auteur : La fée Amphète (2012) et Comic Strip (2012), deux recueils de nouvelles.

« La mer dans le ventre ». Dans l’école de Sébastien, pas de rédaction à la rentrée pour raconter ses vacances car trop d’enfants ne partent pas l’été… Mais lui veut raconter ses vacances, celles durant lesquelles « une chose [lui] est arrivée » et plus particulièrement cette soirée de juillet 1989 « qui a failli gâcher sa belle jeunesse » (p. 10) parce qu’à onze ans, il est trop grand pour colorier un soleil. Son récit entrecoupé de digressions et de définitions est vraiment drôle. Son père ne s’entend pas avec sa sœur, tante Sylvie, et encore moins avec son mari, Marc, un chasseur, et l’apéro tourne mal… « On m’a dit que c’était rien, que ça allait passer. » (p. 25).

Changement de décor. « Raoul ». Quentin et Aurore attendent leur premier enfant mais ils n’ont plus de sexualité et la sage-femme leur donne un conseil surprenant.

Changement de décor. « Tapage nocturne et neige précoce ». Henry, un écrivain local, dédicace son livre à Castorama. Rentré chez lui, il est sommé par sa compagne d’aller chez les voisins qui font trop de bruit et qui empêche le bébé de dormir mais… le son est vraiment bon !

Changement de décor. « J’existe ». Le Père Noël, enfin plus exactement Michel, un jeune sur-diplômé au chômage, répond à Joan, 5 ans. « Je suis heureux d’apprendre que tu as été bien sage, je te cite « surtout à la fin ». Il faut être sage toute l’année, mon coquin ! Tu ne peux pas te contenter de faire un effort avant les fêtes, afin de t’attirer mes faveurs et faire oublier toutes les saloperies que tu auras pu commettre auparavant. Ça ne marche pas comme ça. » (p. 74) et le reste de la lettre de plusieurs pages est gratiné ! C’est mon chapitre préféré !

Changement de décor. « La dernière nuit du hibou ». Changement de décor. « La fourchette à poisson ». Changement de décor…

En tout, six histoires (et un autoportrait) avec des décors différents et des personnages différents, alors véritable roman (comme c’est écrit en tout petit en haut de la couverture) avec comme lien la vie de l’homme (et de l’acteur) qui doit endosser tour à tour les différents rôles de sa vie (enfance, rencontre, couple, sexualité, père, responsabilité, séparation, solitude, mort) en six épisodes (comme les seconds rôles de Peter Cushing) ou recueil de nouvelles « déguisé » en roman ? Je ne sais pas mais, en tout cas, j’ai beaucoup ri surtout avec la lettre du Père Noël (extrait ci-dessus), humour noir et cynisme garantis ! Lucide, burlesque, un brin trash (la bagarre qui traumatise Sébastien), Arnaud Modat (comparé à Annie Saumont, grande nouvelliste française morte en janvier) a un style vif, un humour grinçant et interpelle joyeusement ses lecteurs. La fin de chaque histoire, c’est en fait comme : que feriez-vous si on vous demandait de descendre d’un train en marche alors que ce n’est pas votre arrêt ? Je suis curieuse de voir ce que fera ce jeune auteur à l’avenir.

Une lecture pour les challenges Défi Premier roman 2017 et Feel good.