Lune n’est lune que pour le chat de Vénus Khoury-Ghata et Sibylle Delacroix

Lune n’est lune que pour le chat de Vénus Khoury-Ghata et Sibylle Delacroix.

Bruno Doucey, collection Poés’histoires, octobre 2019, 64 pages, 978-2-36229-240-8.

Genres : littérature française, littérature jeunesse, poésie.

Vénus Khoury naît le 23 décembre 1937 près de Beyrouth (Liban). Elle vit dans un village de montagne, Bcharré où est né Khalil Gibran. Elle étudie la littérature à Beyrouth, écrit ses premières poésies (Les visages inachevés, recueil paru en 1966, et Terres stagnantes, recueil paru en 1967) puis s’exile en France où elle épouse un médecin (Jean Ghata) et publie son premier roman (Les inadaptés en 1971). Suivent une trentaine de romans (je pense n’en avoir lu aucun) et autant de recueils de poésie pour lesquels elle reçoit plusieurs prix littéraires.

Sibylle Delacroix naît en 1974 à Bruxelles (Belgique). Elle étudie à l’ERG (École de Recherche Graphique) de Bruxelles. Elle illustre d’abord des contes (Barbe Bleue, son projet de fin d’études), puis des romans, des albums jeunesse et même des affiches. D’après ce que j’ai compris, les dessins de Lune n’est lune que pour le chat sont faits au crayon porte-mine. Plus d’infos sur son site officiel.

« À quoi servent les étoiles ? / À nous faire un clin d’œil quand on se sent seul. » (p. 9, in Coups de marteau dans le ciel).

Mais il n’y a pas que les étoiles et la lune. Ces poésies s’enrichissent de cormorans, de goélands, de cigognes, de navires engloutis, de cachalots, d’une grenouille qui chante faux, d’arbres… que rencontre un matou qui « à pattes de velours […] se faufile entre les mots » (p. 62). Un matou qui profite de la nuit pour « poursuivre son ombre » (p. 62) et la lune.

« Bruit de friture dans le cosmos / qui fait rissoler des étoiles ? / l’huile brûle / baissez le feu […] À quoi servent les étoiles ? / À clouer la nuit sur la voûte du ciel. » (p. 37, in Friture d’étoiles).

Les illustrations sont superbes, elle sont toutes en double-page. Ma préférée est celle où le chat sur scène chante et le projecteur est comme une lune au-dessus de lui (p. 46-47).

Pas un coup de cœur cependant mais un joli livre pour les enfants qui aiment les chats et découvriront la poésie grâce à la balade nocturne de ce matou aventurier mais un brin triste. À découvrir si vous êtes curieux !

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 22, un livre jeunesse), Challenge lecture 2022 (catégorie 20, un livre jeunesse), Jeunesse young adult #11, Petit Bac 2022 (catégorie Animal pour Chat) et Les textes courts.

Le goût des garçons de Joy Majdalani

Le goût des garçons de Joy Majdalani.

Grasset, collection Le courage, janvier 2022, 176 pages, 16 €, ISBN 978-2-24682-831-0.

Genres : littérature franco-libanaise, premier roman.

Joy Majdalani naît en 1992 à Beyrouth (Liban). Elle vit à Paris depuis 2010. En 2018, elle publie On the rocks, un texte court, dans la revue Le Courage (apparemment le n° de 2018 est le n° 4). Le goût des garçons est son premier roman. Plus d’infos sur son Instagram.

La première phrase du roman : « Je vous parle de ces filles qui m’ont donné le goût des garçons. » (p. 11). Des filles de bonnes familles qui reçoivent une bonne éducation, qui devront être de bonnes épouses pour l’élite et de bonnes mères.

Beyrouth, Collège Notre-Dame de l’Annonciation. Elles sont en 5e. Soumaya et Ingrid portent l’uniforme du collège mais elles savent mettre en valeur leurs seins, leurs fesses et leurs genoux aussi. Elles sont surnommées les Dangereuses, elles sont considérées comme déviantes, parfois punies mais elles s’en fichent.

La narratrice est parmi les autres filles, les insignifiantes, celles qui ont du mal avec l’âge ingrat et avec leurs poils (sourcils et moustache). Avec ses amies d’enfance, Diane et Bruna, elles pensent à une chose : le premier baiser. « Nous ressassions la marche à suivre jusqu’à la connaître par cœur. Il fallait nous tenir toujours prêtes, agiles, pour saisir l’occasion si elle se présentait à nous, parachutée sur le chemin du collège. » (p. 26).

Bruna devient pour les parents et les sœurs une « mauvaise fréquentation » mais « Jamais, je ne la soupçonnais de mentir. » (p. 29). Pourtant ces jeunes filles qui ne connaissent rien à l’amour et à la sexualité, désirent des choses, parfois même le viol, la brutalité, tout plutôt que la virginité. « Nous en parlions sans honte : nous voulions d’un désir qui fasse perdre le contrôle. Pour instiller en nous la peur des hommes, on nous avait enseigné qu’ils étaient imprévisibles, violents, sauvages. Nous appelions de nos vœux cette bestialité. Nous ne connaissions pas la différence entre l’amour et le rapt. » (p. 44).

Je suis surprise par l’obsession qui en résulte ! J’ai évidemment moi aussi vécu « les tumultes de l’adolescence » (p. 113) mais de façon plus naturelle, plus libre, et à une époque où l’informatique n’était pas démocratisée, où internet et les téléphones portables n’existaient pas. Quelle tristesse de ne vivre que « juste la mécanique » (p. 116)… Mais, peut-être que j’ai bénéficié d’un « accès serein aux grands rites de l’adolescence occidentale » (p. 119) ?

Cette violence, ce sont les filles (de 13 ou 14 ans) elles-mêmes qui se l’infligent, quitte à se faire traiter de pute. « La puberté est une offrande dont nous ne disposons pas selon notre bon vouloir. Le libre arbitre ne se mérite qu’au prix d’une discipline scrupuleuse. Il y a des bonnes et des mauvaises façons d’être une jeune fille. » (p. 141). Voilà, il n’y a pas de bonnes jeunes filles et de mauvaises jeunes filles. « Celles pour qui l’enfance est paisible veulent en prolonger la douceur. » (p. 141) et il y a « les brûleuses d’étapes » (p. 143) mais chacune vit le passage à sa façon et en tire les conséquences pour sa vie, son futur.

Un premier roman sur un thème casse-cou mais la perfection intime et audacieuse, parfois provocante, avec laquelle ce thème est traité font de ce texte un brûlot chargé d’énergie et de lucidité qui annonce de futures femmes douces et fidèles et des femmes plus libres et sulfureuses.

Sur d’autres blogs : Julie à mi mots, Mademoiselle lit, Trouble bibliomane et le questionnaire de Proust à Joy Majdalani sur L’Orient littéraire.

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 16, un livre de moins de 200 pages, 2e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 3, un premier roman), Tour du monde en 80 livres (Liban).

Mauvaises herbes de Dima Abdallah

Mauvaises herbes de Dima Abdallah.

Sabine Wespieser, août 2020, 240 pages, 20 €, ISBN 978-2-84805-360-8.

Genres : littérature franco-libanaise, roman.

Dima Abdallah naît en 1977 à Beyrouth (Liban). Sa famille arrive à Paris lorsqu’elle a 12 ans (1989). Elle étudie l’archéologie et se spécialise en antiquité tardive. Mauvaises herbes est son premier roman.

Beyrouth, Liban, 1983. La fillette rentre à la maison avec son père, « le géant ». Elle n’a pas peur et ne pleure pas car « Il est fort et il est très intelligent. » (p. 11). Mais « C’est peut-être parce que je suis la seule à ne pas pleurer que la maîtresse ne m’aime pas. Moi, je n’arrive pas à me forcer à pleurer, ce n’est pas ma faute. » (p. 13).

La fillette de 6 ans est au contraire très contente parce que son père est venu la chercher à l’école et parce qu’elle rentre à la maison plus tôt. Elle a un petit frère. Le père est écrivain, la mère est journaliste et professeur et le lecteur n’en saura pas plus sur la mère et le frère).

La parole est donnée tantôt à la fillette tantôt au père. Ici le père prend la parole. « D’un jour à l’autre, il faudra bien que cette  guerre finisse, ce n’est qu’une affaire de quelques semaines, quelques mois tout au plus. Il ne peut pas  en être autrement, je n’ai pas le courage qu’il en soit autrement. » (p. 33).

Mais un an après, la guerre n’est pas terminée. Et la fillette n’aime pas répondre à la question habituelle sur sa confession. « Je sais que la famille de ma mère est un peu chrétienne et celle de mon père est un peu musulmane. » (p. 46) mais « Je ne suis pas bête, ce n’est pas une question anodine, ce n’est pas l’une de ces questions qu’on se pose pour rompre la glace, pour faire connaissance, pour engager la conversation. J’ai sept ans et demi, je suis grande, je comprends que cette question est importante pour celui qui la pose, que ma réponse va être lourde de conséquences. » (p. 47).

Quand le père se retrouve seul, il veut « écrire l’absurde pour tuer l’absurde. » (p. 109) et le lecteur retrouve la fillette, devenue adolescente, en 1990 à Paris. Elle déteste les gens, elle déteste l’école… Elle se fait tout de même une amie, Sandrine. Ensuite les années filent, 2000, 2013 et je n’ai pas réussi à m’attacher à elle (elle n’a même pas de prénom), c’est trop décousu.

Et surtout il y a trop de répétitions : « Il ne sait pas… » (la fillette), « j’aurais voulu » et « j’aurais dû » (le père), c’est pénible… Ou encore « je roulais » et « je roulais dans la nuit » (le père, plusieurs fois p. 79-80) et « je n’imaginerai pas », « je ne dirai pas » et « je ne penserai pas » (la fillette, idem p. 92-95). Je sais que c’est un exercice de style mais je trouve la lecture d’une lourdeur…

Il y a pourtant de belles phrases comme : Beyrouth, 2016. « Il ne reste plus rien. Tout est mort. Il ne reste plus la moindre miette de tout ce qui a été. Tout s’est disloqué, un morceau après l’autre, tout s’est consumé pour tomber en cendre. » (p. 201).

En tant que roman franco-libanais, à tendance autobiographique, j’ai de loin préféré Beyrouth entre parenthèses de Sabyl Ghoussoub lu quelque temps avant.

Voici un roman – sur les thèmes de l’enfance, de l’amour du père (de la fascination de la fillette pour son père, je dirais, car mère et petit frère sont finalement absents de ce roman, et père et fille sont comme deux mauvaises herbes qui poussent au mauvais endroit, un pays en guerre, un pays ou la religion est plus importante que l’humain), sur la guerre et l’exil – qui peut plaire, c’est sûr, pour ceux qui ne verront que l’émotion et le côté poétique en faisant abstraction des lourdeurs que j’ai remarquées.

Pour 1 % Rentrée littéraire 2020 et Challenge du confinement (case (auto)biographie).

Beyrouth entre parenthèses de Sabyl Ghoussoub

Beyrouth entre parenthèses de Sabyl Ghoussoub.

L’antilope, juin 2020, 144 pages, 16 €, ISBN 978-2-37951-027-4.

Genres : littérature franco-libanaise, roman.

Sabyl Ghoussoub naît en octobre 1988 à Paris, dans une famille libanaise qui a fui la guerre au Liban. Il grandit et étudie en France puis retourne au Liban (il est Libanais et Français) où il devient directeur du Festival du film libanais à Beyrouth. Il est écrivain et photographe. Du même auteur : Le nez juif (L’antilope, 2018) que j’ai bien envie de lire et Le Liban n’a pas d’âge 1920-2020 (un ouvrage collectif à paraître aux éditions Bernard Chauveau en novembre 2020). Plus d’infos sur son site officiel

Lorsque la guerre a éclaté au Liban, les parents (du narrateur, de l’auteur) ont fui et son père a travaillé comme traducteur à Paris, c’est pourquoi le narrateur est né Libanais en France mais c’est compliqué pour lui. « Je n’acceptais pas ce qu’on m’imposait : une famille, une origine, une histoire. Une terre à porter, à représenter. » (p. 44).

« À force d’entendre parler d’Israël depuis que je suis petit, haïr ce pays à tout va, le voir condamner de tous les maux de la planète, je n’ai eu qu’une seule envie, m’y rendre. » (p. 13). Mais ses parents, outrés, l’en dissuadent. « Pas besoin d’avoir fait de grandes études pour comprendre que lorsqu’on est libanais, Israël, on n’y va pas. » (p. 15).

Lors de son voyage (il va rendre visite à son amie, Rose, à Tel Aviv), il se rend compte qu’avec son passeport libanais, c’est difficile… « […] nous sommes tous en guerre, tous ! » (p. 24). C’est que pour voyager en Israël, il a « mis Beyrouth entre parenthèses » (p. 31), c’est-à-dire sa famille et sa culture libanaises.

Le narrateur (l’auteur donc) est photographe et, au contrôle douanier à l’aéroport Ben Gourion, les Israéliens l’interrogent entre autres sur ses photographies. Le livre contient d’ailleurs une série de photographies en noir et blanc (p. 59-62). L’interrogatoire dure des heures ! « […] il va falloir que je m’habitue à vivre et à dormir dans cet aéroport, on ne saura plus quoi faire de moi, je vais rester ici éternellement. » (p. 96).

Une erreur. Deux fois, il est écrit vielle au lieu de vieille : « la vielle ville de Jérusalem » (p. 120) et « une vielle âme » (p. 121), c’est con…

À part ça, ce roman est très instructif, parfois drôle, parfois tendu… Et j’ai particulièrement aimé lorsque le photographe raconte à la soldate qui le questionne son voyage en Iran, et les relations entre le Liban et Israël vues de façon différente.

Pour le Challenge de l’été (Liban) et Petit Bac 2020 (catégorie Lieu pour Beyrouth).

L’Algérois d’Éliane Serdan

L’Algérois d’Éliane Serdan.

Serge Safran, mai 2019, 160 pages, 15,90 €, ISBN 979-10-97594-13-8.

Genres : littérature franco-libanaise, roman historique (mais pas que).

Éliane Serdan naît en 1946 à Beyrouth au Liban mais elle passe son enfance dans le sud de la France (Draguignan) et étudie à Aix en Provence (Lettres) puis à Montpellier (cinéma). Du même auteur : La fresque (Serge Safran, 2013) et La ville haute (Serge Safran, 2016).

« Il y a dix ans, je n’aurais pas lu cette lettre. J’aurais craint d’ouvrir une brèche dans le silence où je m’étais murée. » (p. 12). Depuis cinquante ans, Marie Guérin vit seule, solitaire, désabusée. Mais, après avoir reçu une lettre de Simon Allegri, elle souhaite raconter ce qui s’est passé quand elle était adolescente dans le Var. « […] aujourd’hui, je veux sortir de mon mutisme. Le temps presse. » (p. 14). Le jour de ses 17 ans, donc, Simon lui annonce qu’il a rencontré un jeune homme qui arrive d’Alger, Jean Lorrencin. La jalousie s’empare de Marie. « Pour la première fois, sans raison apparente, je me sentais menacée par la trahison. » (p. 17). Après une dispute au sujet de Jean, Simon disparaît de la vie de l’adolescente… Marie, effondrée, ne tiendra le coup que grâce au vieux bibliothécaire, Paul Boisselet. « C’était la seule personne avec qui partager mes enthousiasmes littéraires. » (p. 30-31). « Les livres ne me guérissaient pas vraiment mais ils m’offraient le seul écho secourable. » (p. 33). Mais la vie de Marie bascule… « Peut-être ce saccage était-il nécessaire pour que j’accède à l’écriture mais c’est un prix bien élevé… » (p. 54).

Ce roman est en trois parties. La première est donc le récit de Marie.

La deuxième, c’est le journal de Paul Boisselet, le vieux bibliothécaire qui, cardiaque, doit partir à la retraite plus tôt que prévu. « Tout à l’heure, j’ai regardé sur mon bureau les livres dont je remettais, depuis des mois, la lecture à plus tard. C’était une promesse de bonheur. » (p. 84). Lorrencin va entrer dans sa vie, d’abord à la bibliothèque puis en faisant irruption chez lui ! Mais le personnage de Lorrencin est ambigu, il est très beau, gueule d’ange, mais il a des yeux bleu acier terrifiants et il a des idées tout aussi terrifiantes pour un jeune homme de 18 ans. « La révolte et la haine qui l’avaient envahi ce jour-là ne l’avaient plus quitté. Il retrouverait les assassins. Ils devraient payer. Son père s’était trompé en se ralliant aveuglément à de Gaulle. Lui, ne ferait pas cette erreur. » (p. 102).

La troisième partie est la lettre que Simon a envoyée à Marie. « Me voilà contraint de t’écrire. Je ne m’y résous pas sans amertume. […] Le récit que je vais te faire me demande un effort considérable. » (p. 111). Lorsqu’il a rencontré Lean Lorrencin, Simon y a vu un frère d’exil (sa famille est arrivée d’Italie 8 ans auparavant), il a éprouvé de l’admiration, de la fascination.

De nombreuses références littéraires dans ce roman (du moins les références du début des années 60) qui raconte à travers le personnage de Lorrencin les débuts de la xénophobie aussi bien contre les pieds noirs que contre les maghrébins, les débuts des mouvements nationalistes d’extrême-droite (mais aussi d’extrême-gauche, les bagarres étaient courantes) auprès d’une jeunesse fragile, vulnérable et malléable. L’Algérois, avec ses trois parties distinctes qui ne forment en fait qu’une histoire, est un roman à la fois historique (la guerre d’Algérie et ses conséquences) et profondément humain : ce sont quatre vies qui sont mises en avant, celles de Marie, fille unique d’une famille qui n’est pas dans le besoin, de Simon, fils d’immigré italien qui ne se sent pas à sa place, de Paul Boisselet, vieux bibliothécaire, passionné et ouvert d’esprit, et de Jean Lorrencin, à la fois malheureux et manipulateur.

Une agréable lecture qui, au fur et à mesure des trois parties (Marie, Boisselet, Simon) toutes aussi pudiques les unes que les autres, comble les « trous » pour qu’à la fin, le lecteur remette tout en place et comprenne tout car il y a des choses que Marie ne sait pas et que Simon sait, et Lorrencin ne s’est confié réellement qu’à Boisselet donc les différentes parties sont indispensables comme les vies sont liées les unes aux autres. Marie et Simon s’aimaient mais Lorrencin s’est immiscé entre eux et il a fait pire encore. Beaucoup de tristesse, une certaine nostalgie et des vies gâchées à cause de la violence et de la politique… Le roman est court (160 pages) mais d’une grande intensité et je vous le conseille vivement même si je ne connaissais pas cette autrice avant : certains parmi vous ont-ils lu La fresque et La ville haute ?

Une très belle lecture de la Rentrée littéraire janvier 2019 (au fait, elle s’arrête quand cette rentrée ?).

Prendre refuge de Zeina Abirached et Mathias Énard

Prendre refuge de Zeina Abirached et Mathias Énard.

Casterman, septembre 2018, 344 pages, 24 €, ISBN 978-2-20314-861-1.

Genre : bande dessinée.

Zeina Abirached naît le 18 janvier 1981 à Beyrouth (Liban). Elle étudie le graphisme à l’Académie libanaise des Beaux-Arts (ALBA) puis l’animation à l’École nationale supérieure des arts décoratifs à Paris. Elle travaille d’abord comme graphiste indépendante et se lance dans la bande dessinée. [Beyrouth] Catharsis et 38 rue Youssef Semaani en 2006, Mourir, partir, revenir – Le jeu des hirondelles en 2007, Je me souviens – Beyrouth en 2008, Mouton en 2012, Beyrouth partita en 2014 et Le piano oriental en 2015.

Mathias Énard naît le 11 janvier 1972 à Niort (Deux-Sèvres, Aquitaine). Il étudie l’arabe, le persan et voyage au Moyen-Orient. Parmi les titres de ses romans : Zone en 2008, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants en 2010 et Boussole en 2015.

« On ne se convertit pas au bouddhisme. On y prend refuge. On prend refuge dans le bouddha. Dans la sagesse. Dans la compagnie des amis. » (premières pages).

Berlin, une soirée entre amis. Elke prête un livre à Karsten. Le livre c’est Prendre refuge : Afghanistan, Bamiyan, 1939, une exploratrice veut aller au Kafiristan, « le pays des infidèles », en Ford, et elle est accueillie par un archéologue et son épouse dans leur campement mais les bruits de guerre sont arrivés en Asie. Berlin, un jour de septembre, à la kermesse du quartier, Karsten rencontre Neyla, une Syrienne d’Alep qui a « cherché refuge » en Allemagne depuis deux mois et qui n’arrive pas à obtenir des papiers en règle. Son allemand est… arbitraire mais ils se revoient.

Prendre refuge, c’est deux histoires d’amour… Impossible ? Deux histoires à deux époques différentes, dans deux lieux différents, placées sous le signe du déracinement et de la constellation d’Orion. Mais peut-on réellement trouver refuge dans un autre pays, dans une autre langue, dans un cœur aimant ? « Je crains que tout ne soit qu’une illusion. » (p. 218).

Parfois les pages ne sont rythmées que par des bruitages qui représentent la vie : « tchac » pour couper les légumes (extrait ci-contre), « ha ha ha » pour des rires entre amis, « clic » pour le bruit d’un briquet, « scrtch » pour des pas dans l’herbe, « cloc » pour une horloge, etc. Et, ce que j’aime toujours chez Zeina Abirached, c’est son noir et blanc somptueux et lumineux ! Qui donne une bande dessinée (on peut aussi appeler cette œuvre un roman graphique) à la fois minimaliste et d’une grande richesse.

Dernier mercredi de l’année alors je mets cette bande dessinée dans La BD de la semaine même si je suis en décalage puisque les coups de cœur 2018, c’était mercredi dernier… D’ailleurs, vous pouvez les consulter chez Moka Milla.

Je mets aussi cette bande dessinée dans les challenges BD et Un max de BD en 2018.

L’élixir du diable de Raymond Khoury

L’élixir du diable de Raymond Khoury.

Pocket, octobre 2012, 480 pages, 8,20 €, ISBN 978-2-26622-921-0. The Devil’s Elixir (2011) est traduit de l’anglais par Jean-Jacques Marvost. Roman d’abord paru aux Presses de la Cité en novembre 2011.

Genres : littérature américano-libanaise, thriller.

Raymond Khoury naît en 1960 à Beyrouth au Liban qu’il quitte avec sa famille en 1975 pour les États-Unis. Avant de se lancer dans l’écriture, il fut architecte, manager et financier. Il actuellement vit à Londres avec son épouse et leurs deux filles. Du même auteur : dans la série « Reilly & Tess », Le dernier Templier (2005), La malédiction des Templiers (2010), Manipulations (2012) et Dossier Corrigan (2014) ; autres romans, Eternalis (2008) et Le signe (2009). Plus d’infos sur https://raymondkhoury.com/.

1741, Nueva España (actuel Mexique). Alvaro de Padilla et Eusebio de Salvatierra (surnommé Motoliano, l’homme pauvre), deux Jésuites, évangélisent les tribus indigènes. « Avec l’aide de certains des premiers convertis, Alvaro et Eusebio avaient établi leur mission dans une vallée couverte d’une épaisse forêt et nichée dans les plis des montagnes occidentales de la Sierra Madre, au cœur du pays wixaritari. » (p. 13). Mais, dans une tribu qui l’a initié, Eusebio découvre une plante qui ouvre les portes de l’esprit et Alvaro le met en garde. « Eusebio, prends garde, fit-il d’une voix sifflante. Le diable a planté ses griffes en toi, avec son élixir. Tu risques de te perdre, mon frère, et je ne peux rester sans réagir et le permettre, ni pour toi ni pour aucun autre membre de notre foi. Je dois te sauver. » (p. 17).

2006, Mexique. Sean Reilly du FBI et Jesse Munro de la DEA sont en commando pour récupérer, dans un laboratoire clandestin, McKinnon, un scientifique américain enlevé, mais l’opération ne se déroule pas comme prévu… « Les travaux de McKinnon allaient passer à la postérité. Un legs infâme, de l’avis général. » (p. 21) car « Les cartels mexicains menaient maintenant le jeu et à travers tous les États-Unis les bandes de motards, les bandes des rues et des prisons leur servaient de petits soldats. » (p. 28). Lorsque Michelle Martinez, une ancienne militaire, est attaquée dans sa maison devant son fils de 4 ans, Alex, elle appelle Reilly, son ancien collègue, à l’aide. Mais Reilly ne sait pas qu’Alex est son fils ; il vit maintenant avec Tess Chaykin qui a une fille de 14 ans, Kim.

Si vous n’y connaissez rien aux neurotoxiques, hallucinogènes et psychotropes, comme moi, vous apprendrez de nombreuses choses dans ce thriller haletant tout en vous baladant au Mexique, sans oublier de faire un tour chez Raoul Navarro, surnommé El Brujo, « le chaman, le sorcier, l’adepte de la magie noire » (p. 30) et surtout chef du cartel mexicain ! De l’action, de l’aventure, des courses poursuites, des rebondissements, tout ce qu’il faut pour un bon thriller (un peu ésotérique), avec une pointe de drame familial, « […] il passera par les cinq stades, exactement comme un adulte. Tu sais… déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. » (p. 119). Un roman finalement très visuel (aucune adaptation cinématographique ?) qui se dévore en un jour (ce fut ma lecture du dimanche pour le premier weekend à 1000 de l’année) et je lirai sûrement d’autres titres de Raymond Khoury.

Je ne sais pas pourquoi mais j’avais oublié de publier en février cette note de lecture pour le Mois du polar et le challenge Polar et Thriller, les deux organisés par Sharon.

Rencontre avec Hana Jaber et Jabbour Douaihy

festivalestouest2016Cette année, l’invité de la 26e édition du Festival Est Ouest est le Liban et j’ai eu le plaisir d’assister le 13 octobre à une rencontre avec Hana Jaber et Jabbour Douaihy, rencontre organisée par la médiathèque La Passerelle de Bourg lès Valence et le Centre du Patrimoine arménien (CPA) de Valence (dont j’ai déjà parlé ici, ici et ici).

Hana Jaber est une Libanaise qui vit en France depuis les années 80. Elle est chercheur à la chaire d’histoire du monde contemporain au Collège de France et spécialiste des migrations au Moyen-Orient. Vous pouvez lire quelques-uns de ses articles sur Orient XXI et sur Le Monde diplomatique.

Jabbour Douaihy, je vous en ai déjà parlé pour Le quartier américain et pour le Prix La Passerelle 2016. Né en 1949, dans le nord du Liban, il a été professeur de littérature française à l’Université de Tripoli ; il est maintenant à la retraite et se consacre à la littérature : romancier et critique littéraire à L’Orient littéraire que je lis régulièrement depuis des années et que je vous conseille.

La rencontre étant orientée vers le thème « Regards croisés sur les conflits identitaires au Liban », la littérature et les romans de Jabbour Douaihy n’étaient pas la préoccupation première.

jaber-douaihy

Ce que j’ai retenu des propos de Hana Jaber qui a parlé de l’histoire et des problèmes du Liban, c’est un détail amusant : un seul recensement a été fait au Liban, c’était en 1932, il y avait 3,5 millions de Libanais, et depuis, il y a toujours 3,5 millions de Libanais !

Ce que j’ai retenu des propos de Jabbour Douaihy qui a parlé de la sémiologie communautaire (17 communautés différentes) et des conflits depuis 100 ans, ce sont deux phrases qui replacent la littérature dans tout ce micmac : « La situation est tellement compliquée qu’un roman est plus à même d’expliquer. » et « Le roman – en laissant place aux signes, à la symbolique du quotidien – permet de comprendre quelque chose. ». Et puis, comme j’ai pu m’entretenir un peu avec lui, j’ai eu une info en exclusivité : le titre de son prochain roman à paraître aux éditions Actes Sud à la rentrée d’automne de 2017 : L’inédit de Beyrouth 🙂

Merci aux bibliothécaires, au CPA et aux deux intervenants, c’était une rencontre enrichissante !

Le piano oriental de Zeina Abirached

PianoOrientalLe piano oriental de Zeina Abirached.

Casterman, septembre 2015, 212 pages, 22 €, ISBN 978-2-20309-208-2. Vous pouvez voir 5 pages sur le site de l’éditeur dont une ci-dessous.

Genres : bande dessinée, roman graphique.

Zeina Abirached naît à Beyrouth en 1981. Elle étudie les Beaux-Arts à Beyrouth puis à Paris. Elle vit et travaille entre Beyrouth (Liban), Paris (France) et Berlin (Allemagne).

Beyrouth, 1959. Abdallah Kamanja a reçu une lettre de Monsieur Hofman : il doit aller à Vienne lui présenter son piano oriental. Son meilleur ami, Victor Challita, l’accompagne.

Beyrouth, années 80-90. Enfance et adolescence de Zeina Abirached. « Les mots en français étaient devenus un refuge. (p. 72). Elle quitte Beyrouth en 2004, pour Paris, elle a 23 ans. « J’avais droit à un seul bagage de 23 kilos. » (p. 27).

PianoOrientalExtraitLe piano oriental est une magnifique bande dessinée dans un noir et blanc riche et lumineux ! Sélectionnée au Festival d’Angoulême 2016 et pour le Prix Artémisia 2016, cette œuvre a reçu le Prix Phénix de littérature 2015. J’ai beaucoup aimé comprendre pourquoi Zeina Abirached associe la langue française au noir et blanc. Pour elle, la langue est très importante. « Je tricote depuis l’enfance une langue faite de deux fils fragiles et précieux. » (p. 97). Il en est de même pour la musique avec ce piano éphémère : « Un piano oriental… Cette étrange juxtaposition de deux visions du monde que rien ne semble pouvoir lier, sa musique double, le son léger du déhanchement inattendu d’une note au milieu d’une phrase, je les porte en moi. » (p. 148). Abdallah s’est mariée à Odette ; ils ont eu un fils, Julien ; il est le père de l’auteur. Ainsi, c’est l’histoire de son grand-père que Zeina Abirached raconte avec humour et tendresse dans ce rapprochement entre deux mondes, deux cultures, et c’est vraiment émouvant.

Je vous conseille les autres titres de Zeina Abirached : [Beyrouth] Catharsis et 38 rue Youssef Semaani (2006), Mourir, partir, revenir – Le jeu des hirondelles (2007), Je me souviens – Beyrouth (2008), Mouton (2012) et Agatha de Beyrouth avec Jacques Jouet (2011), tous parus aux éditions Cambourakis. Et pour que vous découvriez encore plus son univers, voici le court métrage d’animation réalisé en 2006, Mouton.

Le Quartier américain de Jabbour Douaihy

QuartierAmericainLe Quartier américain de Jabbour Douaihy.

Actes Sud / Sindbad [lien], collection Mondes arabes, et L’Orient des livres [lien], septembre 2015, 178 pages, 19,80 €, ISBN 978-2-330-05308-6. Hay al-Amerikân (2015) est traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols.

Genres : littérature libanaise, roman historique.

Jabbour Douaihy naît en 1949 à Zghorta dans le nord du Liban. Il est professeur de littérature française à l’Université de Tripoli et journaliste pour L’Orient littéraire (*). Entre 2006 et 2008, il a tenu un blog [lien]. D’autres romans aux éditions Actes Sud : Fountain Motel (2009), Pluie de juin (2010) et Saint-Georges regardait ailleurs (2013). Et Équinoxe d’automne (Presses du Mirail, 2000).

Abdel-Rahmân Bakri, surnommé Le Pendu, vit avec son épouse dans une vieille maison du Quartier américain. Leurs cinq enfants étant partis, ils louent l’étage à la famille de Bilâl et Intissâr Mohsen. Bilâl a un passé trouble et s’absente souvent alors Intissâr travaille comme bonne dans la maison d’Abdel-Karim Bey, revenu subitement de France : il est le fils de la famille Azzâm chez qui sa mère travaillait et qu’elle connaît depuis l’enfance. Mais Intissâr est inquiète car son fils aîné, Ismaïl, a disparu depuis deux semaines et, le soir, quand elle rentre, elle a peur car « depuis quelque temps, il y a de plus en plus de gens venus d’ailleurs, dont elle ne connaît pas les visages. Ils vivent dans des maisons abandonnées et errent dans les rues la nuit. » (p. 28). Peu à peu, le passé de Bilâl Mohsen se dessine : il a 24 ans, il est au chômage et il est désœuvré. Celui d’Abdel-Karim Azzâm aussi : fils unique, surprotégé, éduqué dans une école de Frères (chrétiens) alors qu’il est le petit-fils du mufti des musulmans, il aime la poésie mais a hérité de la mélancolie familiale alors, après des attentats, il est envoyé en France pour étudier… ou travailler selon ce qu’il trouvera. Ismaïl, le fils aîné de Bilâl va être rattrapé par ces événements du passé.

Le Quartier américain, comme son nom l’indique était autrefois habité par des Américains mais, après leur départ, il a été abandonné aux populations pauvres. « Le Quartier américain ressemblait désormais à une exposition permanente et bariolée. » (p. 80). Jolie phrase pour dire qu’il est maintenant décrépit et que les maisons tombent en ruines. Les politiques et les journalistes peuvent d’ailleurs surenchérir « sur la misère croissante des vieux quartiers de la ville, et sur le lien que l’on peut établir entre cette misère, la violence et le développement des mouvements fondamentalistes. » (p. 29). C’est sûr que le lecteur ressent immédiatement l’omniprésence de dieu dans la vie des Libanais : « en implorant le bon Dieu de leur venir en aide » (p. 10), « Dieu veuille que la journée nous apporte de bonnes nouvelles… » (p. 11), « Remets-t’en au bon Dieu, femme… » (p. 14), « Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu ! » (p. 52), etc.

Mon chapitre préféré est le 4e : à Paris, Abdel-Karim Azzâm rencontre Valeria Dombrovska, une ballerine serbe. Ils vivent une belle histoire mais le chagrin d’amour le fera rentrer au Liban. À son retour, il se rend compte que la vie a vraiment changé : déjà ses parents sont morts et la maison est vide, ensuite les écoles des missionnaires sont fermées et il n’y a plus de chrétiens, de nombreux prédicateurs appellent au jihad, les femmes portent un niqab noir, les choses hérétiques comme l’alcool et la musique occidentale sont interdites (Abdel-Karim écoute frénétiquement de l’opéra), le jeûne est obligatoire et les jeunes embrigadés sont envoyés au combat, à la mort… Les gens disent d’ailleurs des jeunes qui partent au jihad qu’ils se sont « fondus dans la nature » (p. 133). Ainsi, les personnages, la ville et le passé de certaines personnes sont extrêmement bien décrits, c’est d’ailleurs très beau, poétique et d’un grand intérêt, mais tout le reste est dit en allégories, en non-dits. J’ai été déçue par le 6e et dernier chapitre, je l’ai trouvé confus, pas au niveau de l’histoire mais au niveau du récit : l’auteur avait besoin d’une pirouette soit pour rester politiquement correct soit pour délivrer une happy end… Mais je suis d’accord avec l’éditeur, Le Quartier américain est un roman « riche et concis où rien n’est superflu », je l’ai dévoré en deux fois tellement il est passionnant et enrichissant, et je lirai assurément d’autres livres de Jabbour Douaihy !RentreeLitteraire2015

(*) L’Orient littéraire [lien] est le supplément littéraire mensuel du journal libanais L’Orient – Le Jour [lien], ces deux journaux étant disponibles en ligne en français. Je consulte régulièrement L’Orient littéraire car sa lecture permet de découvrir des auteurs du monde arabe et leurs écrits ainsi que des avis différents sur les écrivains français et francophones.RaconteMoiLAsie

Ce roman entre dans les challenges 1 % de la rentrée littéraire 2015 et Raconte-moi l’Asie.