La confrérie des moines volants de Metin Arditi.
Grasset, août 2013, 352 pages, 19 €, ISBN 978-2-246-80439-0.
Genres : littérature franco-turque, roman historique.
Metin Arditi naît le 2 février 1945 à Ankara en Turquie. Il quitte la Turquie enfant, devient Suisse en 1968 et étudie la physique et le génie atomique à l’École polytechnique fédérale de Lausanne puis à l’université Stanford (Silicon Valley, Californie). Il est auteur depuis les années 1990 mais il a été président de l’Orchestre de la Suisse romande, membre du conseil stratégique de l’École polytechnique fédérale de Lausanne où il a enseigné, fondateur de la Fondation Arditi pour le dialogue interculturel, ambassadeur de l’Unesco et chroniqueur pour la presse.
Juillet 1937. Nikodime Kirilenko est un moine Skhimnik (le rang monacal le plus élevé). Il y a quinze ans, il a construit son ermitage, dans la forêt de Carélie, éloigné d’une heure de l’ermitage de Saint-Eustache dans la région de Saint-Pétersbourg. Mais ce jour-là, Nikolaï et Serghey, deux jeunes frères, moines postulants, arrivent essoufflés de Saint-Eustache : les hommes du NKVD (Narodnii Komissariat Vnoutrennikh Dièl c’est-à-dire Commissariat du peuple aux Affaires intérieurs) sont arrivés tôt le matin et ont tué tout le monde sauf eux qui étaient à l’étage.
« Entre 1918 et 1938, le régime soviétique a détruit, pillé, ou vendu à l’étranger tout ou presque de ce que l’Église russe comptait comme trésors. Plus de mille monastères furent fermés. Beaucoup, tel celui de Saint-Eustache, situé au bord du lac Ladoga, se virent mis à sac, vidés de leurs occupants, et transformés en goulag. Des églises furent saccagées par dizaines de milliers. Et les milices du NKVD exécutèrent plus de deux cent mille prêtres, moines et moniales. […] Le vendredi 26 avril 2002, le Saint Synode de l’Église russe, placé sous la haute autorité du Patriarche Alexis, a élevé Nikodime Kirilenko au rang de martyr. » (note au lecteur, p. 9-10).
Après avoir enterré les onze moines assassinés et dit les sacrements selon la liturgie orthodoxe sous l’orage, Nikodime, Nikolaï et Serghey fuient. Août 1937. Ils s’installent dans les cabanons de la carrière d’argile abandonnée de Pongarevo. Quelques jours après, Nikodime croise Iossif – moine devenu errant après que le NKVD soit passé au monastère Saint-Serge à Sertolovo et ait embarqué les trente-et-uns autres moines, lui étant à la scierie – et l’emmène aux cabanons. Quelques jours après, Nikolaï avait trouvé Evghény et Fiodor, deux moines-prêtres âgés de Riazan et début septembre, c’est Serghey qui avait croisé Guénnadi, du monastère de Perm. Les moines de leurs monastères ont été tués d’atroces manières.
« Jusqu’à quand allaient-ils vivre ce cauchemar ? – Il y a un temps pour tout, fit Evghéni. – Un temps pour les bolcheviques ? demanda Guénnadi. – Oui, il y avait un temps pour eux aussi, répondit Fyodor. La nature des hommes était ainsi faite. Il fallait qu’ils se divisent. C’était leur façon de s’assurer qu’un jour le bonheur leur sera possible. C’était de cela qu’avaient besoin les hommes. D’une espérance de bonheur. De cet instant sublime qui s’appelle la consolation, où soudain l’on reprend goût à la vie, parce que l’on pense que demain sera meilleur. – Alors, s’il y a un temps pour les bolcheviques, poursuivit Guénnadi, c’est qu’il y en aura un autre sans eux ? – Le Christ retournera en Russie ? demanda Iossif. – Il ne nous a pas quittés, répondit Evghéni, puisque vous êtes là. Il attend que vienne le jour. Mais lorsqu’il reviendra, nous serons tous morts ! lança Iossif. – Et alors ? lui demanda Evghéni. […]. » (p. 49).
Puis arrivent Piotr, un jeune novice de Kazan, Vladislav de Toksovo, responsable de l’atelier de Saint-Michel l’Archange (monastère célèbre pour ses icônes anciennes), et deux moines très âgés, Aleksandr et Pavel de Saint-Théraponte près de Vologda. Les moins sont maintenant onze. « Fyodor avait lancé : – À douze, nous aurons la Nouvelle Jérusalem. Tous avaient applaudi. – On garde le nom ! Nikodime avait laissé faire. » (p. 55).
Sous forme de journal, Metin Arditi raconte avec tendresse le quotidien de ces moines isolés, leurs prières, leurs conversations ou leurs silences, la pêche, les paysans voisins qui les réclament pour un baptême ou un mariage… Et les excursions de Piotr dans les églises saccagées desquelles il ressort des trésors, un encensoir « ancien, et d’une délicatesse extrême » (p. 70), « un chandelier d’argent, une croix pectorale, et une Descente de la Croix » (p. 70), endommagés. Mais, au fur et à mesure des baptêmes, mariages et enterrements, les moines ramènent de plus en plus de nourriture et de boissons alcoolisées et Nikodime déplore leur embourgeoisement… « vous tous, qui passez votre temps à boire, à vous prélasser, et à insulter le Seigneur ! Une bande de canailles, voilà ce que vous êtes ! » (p. 79).
Mais un jour, Nikodime a une illumination et il rédige les statuts de la Nouvelle Jérusalem (ce document est exposé au Musée de L’Ermitage) : « En l’an de grâce 1937, en ce quatrième jour de novembre qui fête Notre-Dame de Kazan, nous tous soussignés décidons devant Notre Seigneur, en vue du jour prochain où notre sainte Église de Russie aura retrouvé sa juste place, de sauver du saccage bolchevique les objets sacrés auxquels nous pourrons accéder, par les moyens que le Seigneur voudra nous indiquer dans Sa grande miséricorde, afin que notre mère la sainte Église de Russie puisse un jour reprendre vie dans le respect de sa mission, en conformité avec ses saints canons. – Bravo ! crièrent tous les frères. Magnifique ! Nikodime poursuivit sans broncher : Ainsi, nous établissons ici les statuts et règlements de la… Il s’interrompit, jeta un coup d’œil aux autres et reprit : La Confrérie des Moines Volants. » (p. 87-88). « Chacun confiera les objets sauvés par son courage et par sa foi au supérieur de la confrérie, qui seul décidera du lieu de leur cache et l’indiquera à l’un de ses frères et à lui seul. […] Le premier supérieur sera frère Nikodime. Le frère adjoint sera toujours l’aîné des autres frères. Le premier d’entre eux sera Aleksandr. » (p. 89). « Si le supérieur venait à disparaître, les membres de la confrérie se concerteront pour nommer son remplaçant. Ils le choisiront parmi eux. Fait et signé de tous à la Petite Jérusalem, le 4 novembre 1937. » (p. 90). Voilà pour l’explication du titre.
« Nikodime répétait aux frères : À chaque œuvre que vous sauvez, c’est notre sainte Église que vous reconstruisez. » (p. 120-121) mais la police compte bien arrêter les voleurs…
La deuxième partie du roman débute à Paris en mai 2000 avec Mathias, un photographe qui expose ses œuvres. « Il photographiait ce qu’il connaissait : la violence, la misère et le désarroi. » (p. 150). Je vous laisse découvrir !
J’ai appris un mot amusant : dourak c’est-à-dire abruti (p. 78).
La confrérie des moines volants est un très beau roman historique mais pas que, c’est aussi un récit sur le péché, la foi (orthodoxe), l’amour filial et surtout il est inspiré d’une histoire vraie. C’est passionnant et je vous le conseille si vous aimez la Russie, les trésors, et/ou si vous êtes curieux. En tout cas, je lirai d’autres titres de Metin Arditi, un auteur que j’avais déjà noté dans ma wishlist.
Pour Challenge lecture 2023 (catégorie 54, un livre tiré d’une histoire vraie, 2e billet) et Voisins Voisines (Suisse).