La confrérie des moines volants de Metin Arditi

La confrérie des moines volants de Metin Arditi.

Grasset, août 2013, 352 pages, 19 €, ISBN 978-2-246-80439-0.

Genres : littérature franco-turque, roman historique.

Metin Arditi naît le 2 février 1945 à Ankara en Turquie. Il quitte la Turquie enfant, devient Suisse en 1968 et étudie la physique et le génie atomique à l’École polytechnique fédérale de Lausanne puis à l’université Stanford (Silicon Valley, Californie). Il est auteur depuis les années 1990 mais il a été président de l’Orchestre de la Suisse romande, membre du conseil stratégique de l’École polytechnique fédérale de Lausanne où il a enseigné, fondateur de la Fondation Arditi pour le dialogue interculturel, ambassadeur de l’Unesco et chroniqueur pour la presse.

Juillet 1937. Nikodime Kirilenko est un moine Skhimnik (le rang monacal le plus élevé). Il y a quinze ans, il a construit son ermitage, dans la forêt de Carélie, éloigné d’une heure de l’ermitage de Saint-Eustache dans la région de Saint-Pétersbourg. Mais ce jour-là, Nikolaï et Serghey, deux jeunes frères, moines postulants, arrivent essoufflés de Saint-Eustache : les hommes du NKVD (Narodnii Komissariat Vnoutrennikh Dièl c’est-à-dire Commissariat du peuple aux Affaires intérieurs) sont arrivés tôt le matin et ont tué tout le monde sauf eux qui étaient à l’étage.

« Entre 1918 et 1938, le régime soviétique a détruit, pillé, ou vendu à l’étranger tout ou presque de ce que l’Église russe comptait comme trésors. Plus de mille monastères furent fermés. Beaucoup, tel celui de Saint-Eustache, situé au bord du lac Ladoga, se virent mis à sac, vidés de leurs occupants, et transformés en goulag. Des églises furent saccagées par dizaines de milliers. Et les milices du NKVD exécutèrent plus de deux cent mille prêtres, moines et moniales. […] Le vendredi 26 avril 2002, le Saint Synode de l’Église russe, placé sous la haute autorité du Patriarche Alexis, a élevé Nikodime Kirilenko au rang de martyr. » (note au lecteur, p. 9-10).

Après avoir enterré les onze moines assassinés et dit les sacrements selon la liturgie orthodoxe sous l’orage, Nikodime, Nikolaï et Serghey fuient. Août 1937. Ils s’installent dans les cabanons de la carrière d’argile abandonnée de Pongarevo. Quelques jours après, Nikodime croise Iossif – moine devenu errant après que le NKVD soit passé au monastère Saint-Serge à Sertolovo et ait embarqué les trente-et-uns autres moines, lui étant à la scierie – et l’emmène aux cabanons. Quelques jours après, Nikolaï avait trouvé Evghény et Fiodor, deux moines-prêtres âgés de Riazan et début septembre, c’est Serghey qui avait croisé Guénnadi, du monastère de Perm. Les moines de leurs monastères ont été tués d’atroces manières.

« Jusqu’à quand allaient-ils vivre ce cauchemar ? – Il y a un temps pour tout, fit Evghéni. – Un temps pour les bolcheviques ? demanda Guénnadi. – Oui, il y avait un temps pour eux aussi, répondit Fyodor. La nature des hommes était ainsi faite. Il fallait qu’ils se divisent. C’était leur façon de s’assurer qu’un jour le bonheur leur sera possible. C’était de cela qu’avaient besoin les hommes. D’une espérance de bonheur. De cet instant sublime qui s’appelle la consolation, où soudain l’on reprend goût à la vie, parce que l’on pense que demain sera meilleur. – Alors, s’il y a un temps pour les bolcheviques, poursuivit Guénnadi, c’est qu’il y en aura un autre sans eux ? – Le Christ retournera en Russie ? demanda Iossif. – Il ne nous a pas quittés, répondit Evghéni, puisque vous êtes là. Il attend que vienne le jour. Mais lorsqu’il reviendra, nous serons tous morts ! lança Iossif. – Et alors ? lui demanda Evghéni. […]. » (p. 49).

Puis arrivent Piotr, un jeune novice de Kazan, Vladislav de Toksovo, responsable de l’atelier de Saint-Michel l’Archange (monastère célèbre pour ses icônes anciennes), et deux moines très âgés, Aleksandr et Pavel de Saint-Théraponte près de Vologda. Les moins sont maintenant onze. « Fyodor avait lancé : – À douze, nous aurons la Nouvelle Jérusalem. Tous avaient applaudi. – On garde le nom ! Nikodime avait laissé faire. » (p. 55).

Sous forme de journal, Metin Arditi raconte avec tendresse le quotidien de ces moines isolés, leurs prières, leurs conversations ou leurs silences, la pêche, les paysans voisins qui les réclament pour un baptême ou un mariage… Et les excursions de Piotr dans les églises saccagées desquelles il ressort des trésors, un encensoir « ancien, et d’une délicatesse extrême » (p. 70), « un chandelier d’argent, une croix pectorale, et une Descente de la Croix » (p. 70), endommagés. Mais, au fur et à mesure des baptêmes, mariages et enterrements, les moines ramènent de plus en plus de nourriture et de boissons alcoolisées et Nikodime déplore leur embourgeoisement… « vous tous, qui passez votre temps à boire, à vous prélasser, et à insulter le Seigneur ! Une bande de canailles, voilà ce que vous êtes ! » (p. 79).

Mais un jour, Nikodime a une illumination et il rédige les statuts de la Nouvelle Jérusalem (ce document est exposé au Musée de L’Ermitage) : « En l’an de grâce 1937, en ce quatrième jour de novembre qui fête Notre-Dame de Kazan, nous tous soussignés décidons devant Notre Seigneur, en vue du jour prochain où notre sainte Église de Russie aura retrouvé sa juste place, de sauver du saccage bolchevique les objets sacrés auxquels nous pourrons accéder, par les moyens que le Seigneur voudra nous indiquer dans Sa grande miséricorde, afin que notre mère la sainte Église de Russie puisse un jour reprendre vie dans le respect de sa mission, en conformité avec ses saints canons. – Bravo ! crièrent tous les frères. Magnifique ! Nikodime poursuivit sans broncher : Ainsi, nous établissons ici les statuts et règlements de la… Il s’interrompit, jeta un coup d’œil aux autres et reprit : La Confrérie des Moines Volants. » (p. 87-88). « Chacun confiera les objets sauvés par son courage et par sa foi au supérieur de la confrérie, qui seul décidera du lieu de leur cache et l’indiquera à l’un de ses frères et à lui seul. […] Le premier supérieur sera frère Nikodime. Le frère adjoint sera toujours l’aîné des autres frères. Le premier d’entre eux sera Aleksandr. » (p. 89). « Si le supérieur venait à disparaître, les membres de la confrérie se concerteront pour nommer son remplaçant. Ils le choisiront parmi eux. Fait et signé de tous à la Petite Jérusalem, le 4 novembre 1937. » (p. 90). Voilà pour l’explication du titre.

« Nikodime répétait aux frères : À chaque œuvre que vous sauvez, c’est notre sainte Église que vous reconstruisez. » (p. 120-121) mais la police compte bien arrêter les voleurs…

La deuxième partie du roman débute à Paris en mai 2000 avec Mathias, un photographe qui expose ses œuvres. « Il photographiait ce qu’il connaissait : la violence, la misère et le désarroi. » (p. 150). Je vous laisse découvrir !

J’ai appris un mot amusant : dourak c’est-à-dire abruti (p. 78).

La confrérie des moines volants est un très beau roman historique mais pas que, c’est aussi un récit sur le péché, la foi (orthodoxe), l’amour filial et surtout il est inspiré d’une histoire vraie. C’est passionnant et je vous le conseille si vous aimez la Russie, les trésors, et/ou si vous êtes curieux. En tout cas, je lirai d’autres titres de Metin Arditi, un auteur que j’avais déjà noté dans ma wishlist.

Pour Challenge lecture 2023 (catégorie 54, un livre tiré d’une histoire vraie, 2e billet) et Voisins Voisines (Suisse).

Électre à La Havane de Leonardo Padura

Électre à La Havane de Leonardo Padura.

Métailié [lien vers l’édition poche], collection Suites, avril 1998, 230 pages, 8,54 €, ISBN 978-2-86424-323-7. Máscaras (1997) est traduit de l’espagnol (Cuba) par René Solis et Mara Hernández.

Genres : littérature cubaine, roman policier.

Leonardo Padura naît le 9 octobre 1955 à La Havane à Cuba. Il étudie la littérature hispano-américaine et le latin à l’Université de La Havane. Il est journaliste, critique littéraire, scénariste et activiste. Il commenc à écrire des romans policiers (avec le lieutenant Mario Conde, entre autres) dans les années 1990. Máscaras reçoit le Prix Café Gijon 1995 et le Prix Hammet 1998. Malheureusement je n’ai pas pu avoir Pasado perfecto (1991) et Vientos de cuaresma (1994) qui sont les deux premiers tomes de la série Mario Conde – Les quatre saisons, Máscaras (1997) étant le troisième et Paisaje de otoño (1998) le quatrième.

Déjà, je tiens à vous dire que je ne suis pas sûre d’avoir déjà lu Leonardo Padura mais je pense que c’est sûrement mon premier titre de lui. Je suis prise dès le début par sa description de la ville, des gens et des animaux avec la chaleur et la poussière de ce mois d’août 1989. « La chaleur écrase tout, tyrannise le monde, ronge ce qui peut être sauvé et ne réveille que les colères, les rancunes, les envies, les haines les plus infernales, comme si son but était de hâter la fin des temps, de l’histoire, de l’humanité et de la mémoire… » (p. 13). D’où l’affreux crime commis ?

Bien que suspendu parce qu’il s’est bagarré avec un autre lieutenant, le lieutenant Mario Conde doit s’occuper d’une enquête : un travesti, Alexis Arayán Rodríguez, a été retrouvé mort dans le Bois de la Havane. Le rouge (la longue robe, le châle, le rouge à lèvres et le vernis à ongles) interpelle Conde. Pourquoi la victime ne s’est-elle pas défendue ? « Alors, il n’y a pas eu de lutte ? – S’il y en a eu, ça s’est passé seulement en paroles. On ne voit apparemment aucune traces sur les ongles du mort. Je te ferai un rapport pour confirmer… Mais il y a un autre mystère : l’assassin a commencé par traîner le cadavre dans cette direction, tu n’as qu’à regarder l’herbe, comme s’il allait le jeter dans le fleuve… Mais il l’a tout juste déplacé de deux mètres. Pourquoi ne l’a-t-il pas jeté dans la rivière si c’est la première chose à laquelle il a pensé ? » (p. 35).

L’assassin est-il Alberto Marqués Basterrechea, l’ami chez qui Alexis habitait ? « homosexuel avec une longue expérience de prédateur, politiquement apathique, idéologiquement tordu, être conflictuel et provocateur, attiré vers l’étranger, hermétique, précieux, consommateur potentiel de marihuana et d’autres drogues, protecteur de pédés paumés, homme à la filiation philosophique douteuse, petit-bourgeois rempli de préjugés de classe, selon la classification sans appel d’un manuel moscovite d’évaluation des techniques et procédés d’un réalisme socialiste… Cet impressionnant curriculum vitae était l’aboutissement des rapports écrits, conjugués, résumés et même cités textuellement, de plusieurs informateurs […]. » (p. 41). Cet Alberto Marqués est surtout dramaturge, metteur en scène et jeté aux gémonies depuis la révolution cubaine.

Je note dans ce roman beaucoup de souvenirs, de nostalgie tant du côté de Conde que des autres personnages. Par exemple, Marqués raconte un voyage à Paris durant lequel il a aperçu un travesti tout en rouge ce qui lui a donné l’idée de la robe rouge pour le rôle d’Électra Garrigó (d’où le titre) en 1971. Or, Alexis était bien homosexuel mais il n’était jamais sorti dans la rue habillé en femme, « Il était trop timide et cérébral pour cela, et plutôt refoulé […] je n’aurais jamais imaginé qu’il eut l’audace nécessaire pour se travestir » (p. 53). C’est que les personnages de la génération de Conde ont vu leur destin brisé par la guerre ou la politique, par exemple Conde aurait voulu devenir écrivain mais le club de son lycée a été fermé car il ne correspondait pas aux valeurs socialistes. Les choses ont bien changé (quoique…) et j’ai eu l’impression que l’auteur réglait certains comptes (mais je ne connais pas assez son œuvre pour en être sûre).

Néophyte en la matière, j’ai appris en même temps que Conde les rudiments du transformisme et aussi de la Transfiguration qui est tout autre chose. En tout cas, ce roman policier est aussi un roman sexuel, social et politique. Ce qu’il y a de bien avec les masques, c’est qu’on peut en changer mais… attention quand ils tombent !

J’ai repéré quelques fautes… « un tremblement fugace dans les mains de la noire quand qu’elle les approcha » (p. 39, « Un amis l’a appris » (p. 44), « s’ils étaient prêts réviser leur attitude dans l’avenir » (p. 106), « C’est l’intérêt qui te faire dire ça » (p. 132), « il ne sait pas comment tout cela arrivé » (p. 214).

Je lirai d’autres titres de Leonarda Padura, sans urgence, mais si vous avez un titre précis à me conseiller !?

Bon, petit problème : en février c’est le Mois du polar et le Mois Amérique latine mais, prise par mon travail et le quotidien, j’ai laissé passer la première semaine de février puis je n’ai rien lu pour ces deux mois durant plus de dix jours alors il est temps que je m’y mette avant le 28 et le meilleur moyen, c’est de faire d’une pierre deux coups avec un roman policier d’Amérique latine ! J’ai même emprunté un deuxième livre (un roman policier chilien) au cas où j’ai aussi le temps de le lire.

Cette lecture entre aussi dans ABC illimité (lettre L pour prénom), Bingo littéraire d’Hylyirio (case 19, un livre qui se passe sur une île), Challenge lecture 2023 (catégorie 8, un roman dont l’histoire se passe sur une île), Petit Bac 2023 (catégorie Lieu pour La Havane), Polar et thriller 2022-2023, Tour du monde en 80 livres (Cuba) et Un genre par mois (je n’ai lu que des drames pour ce challenge en février).

L’amas ardent de Yamen Manai

L’amas ardent de Yamen Manai.

Elyzad, avril 2017, 240 pages, 19,50 €, ISBN 978-9-97358-092-4. Mais je l’ai lu en poche : J’ai lu, n° 12148, juin 2019, 224 pages, 7,10 €, ISBN 978-2-29016-508-9. Ce titre a reçu 8 prix littéraires

Genres : littérature tunisienne, roman.

Yamen Manai naît le 25 mai 1980 à Tunis (Tunisie) dans une famille cultivée (parents professeurs). Dès l’enfance, il aime la lecture et la poésie. Il étudie les nouvelles technologies de l’information à Paris et écrit en français. Ses romans – qui ont reçu plusieurs prix littéraires – sont considérés comme des contes philosophiques qui amènent les lecteurs à réfléchir (dictatures, fanatismes religieux, écologie). La marche de l’incertitude (2010), La sérénade d’Ibrahim Santos (2011) et Bel abîme (2021) plus rencontre avec l’auteur en octobre 2022.

Alors que des rois riches et puissants s’arrachent le monde (politique, économie, football), le Don, dans un petit village tunisien appelé Nawa, voit ses abeilles bien-aimées mourir… « Ce qui est arrivé n’est pas le fait d’un homme de ce village ni d’une bête des environs » (p. 22). Toute une ruche, « […] trente mille de ses abeilles. Déchiquetées pour la majorité d’entre elles. Trente mille abeilles. Ouvrières. Butineuses. Gardiennes. […] cellules profanées, […] opercules déchirés et les larves arrachées à la chaleur de leurs cocons… Le miel ? Plus une goutte, disparu, comme bu à la paille ! Et au beau milieu du saccage, la reine… Mortellement blessée […] Une colonie complète anéantie et pillée en l’espace de deux heures. Un massacre. » (p. 23).

« Quel mal étrange avait foudroyé la ruche, coupant en deux milliers de ses filles ? » (p. 24). Pour lutter contre le parasite varroa destructor, certains apiculteurs utilisent des pesticides mais le Don, non, il renforce ses ruches grâce à « l’apport de reines sauvages » (p. 45) qu’il part chercher en forêt et en montagne avec son âne, Staka. Mais ce qui est arrivé à ses abeilles, c’est autre chose et il ne sait pas quoi… « C’était la première fois de sa vie d’apiculteur qu’il était confronté à un tel phénomène. » (p. 46).

Lorsqu’il descend au village pour faire des achats, le Don ne reconnaît plus personne ! « À la vue des Nawis, il se frotta les yeux, incrédule. » (p. 58). « Mais où suis-je au juste ? se demanda-t-il. Les femmes étaient de noir nippées de la tête aux pieds, et les hommes qui avaient lâché leur barbe, étaient flanqué de longues tuniques et de coiffes serrées. […] Il courut se réfugier dans l’épicerie. Mais ce n’était pas l’apparence de l’épicière qui allait le rassurer. La bonne femme avait troqué son légendaire foulard rouge aux motifs berbères pour un voile noir satiné qui lui donnait des allures de veuve. » (p. 59). Alors, le Don se rappelle son passé d’apiculteur dans un pays qu’il a fuit, le royaume du Qafar, à cause du fanatisme et de l’hypocrisie…

« Depuis qu’il avait découvert la nouvelle dégaine de ses habitants, le Don descendait au village encore moins souvent que d’habitude. » (p. 107). Surtout, il doit s’occuper de ses nouvelles reines sauvages et veiller au confort de ses ruches. Mais, de nouveau une ruche détruite, le miel dérobé… Que se passe-t-il ? Vous l’aurez compris, c’est un frelon « aux couleurs atypiques et aux proportions gigantesques. » (p. 110).

La mondialisation et les œuvres humanitaires ont des avantages mais, entre le parasite qui arrive d’Europe et le frelon qui arrive d’Asie, c’est beaucoup pour les petites abeilles… En plus, le fanatisme religieux arrive d’Orient… Que peut faire le Don face à ces terroristes agressifs et envahisseurs ? « La nature ne pouvait accoucher d’un tel monstre du jour au lendemain. Ce frelon venait sans doute d’ailleurs. Il avait voyagé. » (p. 119). Le parallèle entre le frelon destructeur et le fanatisme importé est vraiment bien trouvé, une idée de génie !

Lorsque le Don se rend à la capitale pour chercher des informations sur le frelon géant et dangereux, la ville féerique a bien changé… Elle est même « méconnaissable […] triste et crasseuse » (p. 136), partout des barbelés, des poubelles, des blindés de l’armée, des inscriptions révolutionnaires ou religieuses… Et surtout « plus aucun libraire » (p. 137)… Heureusement le Don n’est pas démuni et il va découvrir qui est « vespa mandarinia, ou frelon asiatique géant […] la plus grosse espèce de frelons au monde. » (p. 154), j’en ai aperçu un au Japon et je peux vous dire que je n’en menais pas large mais il est parti dans une autre direction (ouf !). D’ailleurs, en parlant du Japon, « Seules les abeilles japonaises, les apis mellifera japonica, ont réussi à développer une technique de défense efficace, appelée l’amas ardent. » (p. 155). Alors, un voyage au Japon, ça vous plaît ? Un pays qui, comme la Tunisie, est « un savoureux mélange de tradition et de modernité. » (p. 168), je confirme. « Ces deux derniers jours, j’ai vu des costauds faire la queue derrière des gringalets pour rentrer dans des métros et des trains toujours à l’heure, j’ai vu des piétons qui s’arrêtent au feu rouge même à minuit alors qu’il n’y a pas l’ombre d’une voiture. J’ai vu des rues et des parcs étincelants de propreté. Pas un papier ni un mégot de cigarettes par terre. Dans les temples et les jardins zen, l’attention est portée jusqu’aux pétales, rassemblés en petit tas au pied de leurs fleurs. » (p. 181), je voulais noter ces phrases de Tahar parce que c’est ce que j’ai vu au Japon, et tant d’autres choses aussi, les costauds sont les lutteurs de sumô, les gringalets c’est parce que les Japonais sont petits et menus. C’est en fait un de mes passages préférés avec, plus loin, « Le Japon m’a appris sur moi-même plus que je n’ai appris sur lui » (p. 188), bon sang, qu’est-ce que c’est vrai !

L’amas ardent est un roman tragique mais aussi émouvant, tellement. En fait, j’aime bien les romans avec des abeilles, j’avais déjà beaucoup aimé Une histoire des abeilles de Maja Lunde et plus récemment Les abeilles grises d’Andreï Kourkov, si vous avez d’autres titres à me proposer. De plus, Yamen Manai a un humour bien à lui (par exemple, Mino Thor (p. 13), Abdul Ban Ania (p. 16), la bière dans le taxi collectif, les rêves de Jenna…). Et enfin, il y a a les différences et les similitudes entre les cultures tunisienne et japonaise. Tout ça fait de L’amas ardent un roman passionnant, très agréable à lire et un quatrième coup de cœur pour moi (Yamen Manai = 4 romans = 4 coups de cœur = un auteur à lire et à suivre absolument !).

Pour ABC illimité (lettre Y pour prénom), À la découverte de l’Afrique (Tunisie), Bingo littéraire d’Hylyirio (case n° 19, un roman de mon auteur préféré, 3e billet), Tour du monde en 80 livres (Tunisie) et Un genre par mois (en décembre c’est l’amour, l’amour du Don pour ses abeilles, ses filles comme il dit, et l’amour que se portent Jenna et Tahar).

Nézida de Valérie Paturaud

Nézida : le vent sur les pierres de Valérie Paturaud.

Liana Levi, mai 2020, 192 pages, 17 €, ISBN 979-10-349-0256-9. Il est sorti en poche : Piccolo, n° 169, septembre 2021, 224 pages, 9 €, ISBN 979-10-349-0445-7.

Genres : littérature française, premier roman.

Valérie Paturaud « a exercé le métier d’institutrice dans les quartiers difficiles des cités de l’Essonne après avoir travaillé à la Protection judiciaire de la jeunesse. Installée depuis plusieurs années à Dieulefit, elle s’intéresse à l’histoire culturelle de la vallée, haut-lieu du protestantisme et de la Résistance. Avec son premier roman, Nézida […], elle signe un récit polyphonique intense et émouvant. » Source : éditeur, aucune autre info trouvée. Par contre, elle habite dans la Drôme, à Dieulefit donc, à moins de 70 km de Valence, alors peut-être que je la rencontrerai lors d’une rencontre en librairie ou dans un salon littéraire !

Nézida est alitée, à ses côtés un berceau avec un bébé silencieux. Une jeune fille prend soin d’elle en attendant… « le médecin viendra, ce soir, accompagné du pasteur, peut-être. » (p. 14).

Nézida naît le 18 novembre 1856 à Comps dans la Drôme dans une famille protestante. Ses parents, Suzanne et Pierre Cordeil, ont une petite ferme avec le grand-père, ils cultivent des noix et des châtaignes et élèvent quelques bêtes (des chèvres puisqu’ils font du fromage, ah le picodon !, des moutons, des vaches et des poules aussi). Plus tard naissent ses deux frères, Paul le 19 septembre 1859 et Jean-Louis dit Léopold le 10 mars 1862. Nézida est mal aimée de ses parents qui préfèrent Paul, leur fierté (avant qu’il ne les déçoive car il veut étudier et lire comme sa sœur). C’est une enfant silencieuse, discrète, qui n’a qu’une amie, Joséphine née le 28 mars 1857, mais s’entend très bien avec son grand-père qui l’emmène en balade avec le chien et lui prête des livres.

« Les années passèrent, j’eus bientôt l’âge de fréquenter les cabarets du village comme les autres hommes. » (Paul, p. 23). Là, les informations circulent avec « les hommes de passage » (p. 23) et Paul reçoit avec avidité des nouvelles politiques et autres informations qui changent des histoires familiales du village de Comps aux veillées du soir. Il y a une vie, ailleurs, dans la Drôme mais aussi dans le Dauphiné et en Provence. « La période était riche en événements et je peux dire que mon intérêt pour la politique est né à cette époque. » (Paul, p. 24), pas du tout ce que ses parents ont prévu pour lui puisqu’en tant que fils aîné, il doit reprendre la ferme !

« L’un de mes plus jolis souvenirs avec elle ? C’est une odeur de violette et de terre sous les ongles, d’avoir arraché à mains nues des fleurs nouvelles avec leurs racines. » (Joséphine, p. 30). Elles allaient ensuite vendre ces fleurs le dimanche au marché de Dieulefit (environ 8 km à pieds).

Nézida a plus de 25 ans et n’est toujours pas mariée, contrairement aux autres filles du village qui ont déjà plusieurs enfants… Elle aide les enfants d’ailleurs, à l’école, avec l’instituteur de son enfance. « Comme je l’ai dit, après avoir été une très bonne élève, Nézida a continué à venir régulièrement à l’école pour me seconder. » (Jean-Antoine Barnier, p. 42). Alors qu’il y a souvent des différends entre catholiques et protestants au village, l’instituteur est étonné par le comportement et les avis de Nézida. « Tant de tolérance chez une jeune femme qui n’avait jamais quitté notre campagne m’impressionnait. Son intuition, sa logique, sa vision des réformes nécessaires pour la formation des enfants, futurs citoyens, m’étonnaient. Son intelligence palliait l’absence d’expérience. » (Jean-Antoine Barnier, p. 45).

« Seul son grand-père avait droit à ses sourires. […] Maintenant, avec le recul, je crois qu’elle l’aimait surtout car il était le seul à prendre le temps d’écouter les découvertes qu’elle faisait dans ses livres. Il l’encourageait, la félicitait pour sa lecture parfaite et sa belle écriture. Je n’osais rien dire. » (Suzanne, p. 54) qui explique pourquoi elle n’a pas pu s’attacher à sa fille.

Le père de Nézida est fier que sa fille soit allée à l’école plus longtemps que les autres et qu’elle ne soit pas obligée d’aller travailler dans les industries de la soie [un des thèmes du premier roman Mémoire de soie d’Adrien Borne, coup de cœur en février 2021]. Mais il aimerait que sa fille se marie… Avec un gars du village, par exemple Isidore, le fils du métayer du château, un bon gars, solide et travailleur, mais qui n’a jamais osé faire sa demande… Au lieu de ça, Nézida a rencontré Antonin Soubeyran au mariage d’une cousine à Dieulefit. Un Lyonnais issu d’une famille bourgeoise…

« Ce fut la première fois que j’entendis son prénom. J’en avais imaginé plusieurs que son souvenir m’avait inspirés. Je n’avais jamais entendu celui-là. Unique, comme elle. » (Antonin, p. 77) et, après un des premiers rendez-vous à Dieulefit, « Plus tard, Nézida m’a avoué être revenue chez elle à pied en chantonnant, légère, heureuse, pleine de projets, sans inquiétude ni crainte. Oui, beaucoup plus libre que moi face aux réactions familiales ! Je l’ai si souvent admirée pour sa capacité à choisir sa vie, à affirmer ses choix. » (Antonin, p. 79-80). Nézida et Antonin se sont « mariés le 15 septembre 1883 à la mairie, puis au temple de Comps. » (p. 80).

« À Lyon, nous étions libres de nos choix, de nos fréquentations. Dans notre vie professionnelle, dans nos activités sportives, les relations humaines sont régies par d’autres critères : l’origine sociale et géographique, les études… » p. 85), Henry explique bien la différence entre les villages très attachés à la religion, les catholiques d’un côté, les protestants de l’autre, alors qu’à Lyon où ils ont étudié et où ils travaillent, son frère Antonin et lui sont anonymes parmi d’autres anonymes et la religion n’a pas (tant) d’importance.

Nézida et Antonin sont heureux, elle s’est engagée rapidement à l’entraide protestante, elle attend un enfant et souhaite ensuite s’inscrire à l’école d’infirmières avec sa nouvelle amie lyonnaise, Camille. « Une femme pouvait être ambitieuse, volontaire et libre. » (Henry, p. 90). Nézida a un bel avenir devant elle ! « Nous nous sentions utiles, mais pas seulement : nous apprenions, nous réfléchissions, nous étions intellectuellement satisfaites. » (Camille, p. 99).

« Je ne savais pas, ne l’ayant pas appris, qu’une femme pouvait désirer plus et autre chose que la maternité. Je pensais que ce serait pour elle un aboutissement. Elle allait trop vite et trop fort pour un homme comme moi, prisonnier des carcans de la religion et de la morale. » (Antonin, p. 164).

En fait, comme vous avez pu vous en rendre compte avec les extraits (je tenais à citer plusieurs personnes), Nézida est un roman choral et chaque chapitre est raconté par un de ses proches, ses frères Paul et Léopold, son amie Joséphine, le maître d’école Jean-Antoine Barnier, sa mère Suzanne, son prétendant Antonin Soubeyran et les deux frères d’Antonin, Ovide et Henry, Camille.

Chacun a ses propres souvenirs avec Nézida et sa propre vision de qui elle est en réalité ou dans leur imagination (ou leurs certitudes).

L’autrice raconte tout, le moindre détail, le moindre geste, ça m’a surprise au début, je me suis dit que la lecture allait être longue mais, en fait, ça coule tout seul, c’est fluide, c’est beau et passionnant. Cerise sur le gâteau, je ne suis généralement pas fan du roman choral mais celui-ci, je l’ai vraiment bien apprécié et je vous le conseille (vous découvrirez la région dans laquelle je vis, même si ça a changé en plus d’un siècle !).

Qui l’a lu ? : Alex, d’autres ?

Pour Petit Bac 2022 (catégorie prénom avec Nézida).

L’Évangile des Assassins d’Adam Blake

L’Évangile des Assassins d’Adam Blake.

Ma éditions (apparemment le livre n’est plus au catalogue, il n’y a plus de fictions), novembre 2011, 480 pages, 19,90 €, ISBN 978-2-822-40053-4. The Dead Sea Deception (2011) est traduit de l’anglais par Véronique Gourdon.

Genres : littérature anglaise, roman policier, thriller.

Adam Blake (pseudonyme de Mike Carey, scénariste de comics DC et Marvel) naît en 1959 à Liverpool en Angleterre. Il a été professeur avant de se consacrer à l’écriture. Sa bibliographie sur son site officiel.

L’Évangile des Assassins est le premier tome de la série Leo Tillman & Heather Kennedy. Le deuxième est The Demon Code (Le Code du Démon) paru en 2012.

Peason, Arizona, États-Unis. Le shérif Webster Gayle est appelé pour le crash d’un avion. En s’écrasant, l’avion s’est coupé en deux et « La route N40 qui traversait Basset’s Farm était parsemée de corps : hommes, femmes et enfants, tous étendus sur la terre ravagée, tandis que les vêtements se déversaient de leurs valises éventrées, tordues […]. » (p. 9).

Londres, Angleterre. Heather Kennedy doit enquêter sur « un homme mort étendu au pied d’un escalier » (p. 13) datant d’il y a trois semaines mais dont la sœur n’est pas d’accord sur le fait que ça soit un accident. Elle devra « former un nouveau coéquipier, un jeune inspecteur enthousiaste qui vient juste d’entrer dans le service […] Chris Harper. » (p. 15) qui a 28 ans. Le mort était le professeur Stuart Barlow du département Histoire de l’université du Prince Régent, il avait 57 ans, était spécialisé en paléographie et dans les manuscrits de Nag Hammadi. E l’autopsie révèle que, effectivement, la mort est suspecte. En plus il avait déclaré être suivi.

Magas, Ingushetia (république d’Ingouchie, entre l’Ossétie du Nord et la Tchétchénie). Leo Tillman a perdu son épouse (Déborah) et leurs enfants (Jud, Seth et Grace). Il interroge Yanush (Kiril) Kartoyev, un trafiquant russe sur Michael Brand qu’il poursuit depuis 13 ans mais il n’obtient qu’une info importante, la dernière destination de Brand était Londres.

Lorsque Heather Kennedy va interroger Rosalind Barlow, la sœur du professeur assassiné, elle apprend que Stuart Barlow faisait voulait réécrire le codex Rotgut, « une traduction médiévale d’une version égarée de l’Évangile selon saint Jean. » (p. 74) et qu’il faisait partie des Ravellers, « une communauté sur Internet de paléographes – les gens qui travaillent sur les manuscrits anciens et les incunables. » (p. 73) et le seul nom dont elle ait entendu parler est Michael Brand qui devait rencontrer son frère à l’hôtel Pride Court à Londres. Michael Brand, oui, vous avez bien lu, Michael Brand, le point commun entre Leo Tillman et Heather Kennedy ! Et pendant ce temps, Chris Harper a découvert que deux autres scientifiques ayant assisté à la même conférence ont été également tués, Catherine Hurt et Samir Devani.

Deux jours après l’accident d’avion, à Peason, des fantômes des victimes sont apparus. Par exemple, un homme était dans son salon devant la télévision avec un verre de whisky et sa veuve a même senti son parfum, un employé des travaux publics s’est présenté à son bureau et a surfé sur Internet, une femme a sorti sa voiture du garage pour aller au supermarché et faire des achats avec de l’argent qu’elle venait de retirer du distributeur, une autre femme a appelé son frère « exactement soixante et une heures après que l’avion s’était écrasé au sol. » (p. 79). La boîte noire n’a toujours pas été retrouvée alors qu’elle émet bien un signal et, en la cherchant, le shérif Webster Gayle se retrouve lui-même nez à nez avec deux fantômes, si ressemblant qu’ils sont sûrement frère et sœur.

Montmartre, Paris, France. Solomon Kuutma suit Leo Tillman à la trace et envoie ses Messagers. Parfois ils perdent sa trace mais il faut absolument que Tillman ne retrouve ni sa femme ni ses enfants. Pour quelle(s) raison(s) ?

Bon, vous imaginez bien que Leo Tillman et Heather Kennedy, tous les deux cherchant Michael Brand, vont se rencontrer ! « Kennedy était perplexe. Il n’y avait pas grand-chose dans son discours qui lui avait semblé très sensé, même si Tillman l’avait prononcé d’une voix calme et mesurée. » (p. 206). « À propos de là où nous en sommes. Vous devez comprendre que ça fait longtemps maintenant que je recherche Michael Brand. Peut-être même depuis plus longtemps que vous n’êtes inspectrice. Et pendant tout ce temps, je ne me suis jamais senti aussi près de le trouver que maintenant. Nous nous sommes rencontrés au bon moment. Ce que vous savez et ce que je sais, tout cela se complète presque à la perfection. Nous sommes en bonne position. » (p. 251).

L’Évangile des Assassins est un thriller passionnant et explosif, plutôt ésotérique mais compréhensible même par les lecteurs qui n’y connaissent rien en religion chrétienne, groupes du début du christianisme, codex et manuscrits apocryphes. Je pense qu’il y a une part de ‘vérité’ et d’historique et une part de fiction (ou alors c’est que nous ne sommes pas au courant de tout et il vaut mieux pour nos vies !). Cependant, l’évangile de Judas est maintenant connu et beaucoup d’historiens et de scientifiques expliquent qu’il n’est pas le traître que l’on croit et qu’il aurait agi sur ordre de Jésus en toute connaissance de cause (est-ce que ce sont de simples hypothèses ou ont-il des preuves pour étayer tout ça, je ne sais pas). En tout cas, tout s’accélère dans les derniers chapitres. « Tillman la regarda inanimée, et il eut un rare sursaut de conscience. Avait-il entraîné Kennedy dans sa propre folie, ou s’étaient-ils rencontrés où elle était devenue assez dingue pour qu’ils soient sur la même longueur d’onde ? » (p. 434).

En fait, ce roman m’avait été envoyé par Lystig [sa note de lecture sur L’oiseau-Lire] au printemps 2012 (je pense, en tout cas après qu’elle l’ait lu puisqu’elle proposait de l’envoyer à la fin de son billet) et, peu de temps après l’avoir commencé, je me suis rappelée que je l’avais déjà lu, ou en tout cas commencé, car je me suis souvenu de certaines choses et j’ai retrouvé un papier dans le livre avec quelques notes. Comme le disait Lystig, il y a deux héros blessés par la vie, sympathiques et attachants, de l’action, du mystère (de l’ésotérisme) avec les descendants de Judas (et même de Caïn en fait) et le lecteur voyage surtout en Angleterre et aux États-Unis avec une incursion en Russie, en France et au Mexique. Un bon thriller avec une pointe de fantastique qui se laisse bien lire mais aurais-je l’occasion de lire le tome 2 (qui se déroule trois ans après) ?

J’ai repéré deux fautes… Page 45, Start au lieu de Stuart. Page 61, « En pour ce qui était des plaisanteries ».

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 8, un livre dans ma Pàl depuis plus de 5 ans, depuis environ 10 ans même, 3e billet), British Mysteries 2022, Challenge lecture 2022 (catégorie 49, le livre de votre Pàl dont la date d’édition est la plus ancienne, il y a sûrement plus ancien mais celui-ci est dans ma Pàl depuis 10 ans), Polar et thriller 2022-2023, Shiny Summer Challenge 2022 (menu 1 – Été ensoleillé, sous menu 1 – Mort sur le Nil = policier et thriller, 4e billet), Un genre par mois (en juillet, c’est policier), Voisins Voisines 2022 (Angleterre).

La machine Ernetti de Roland Portiche

La machine Ernetti de Roland Portiche.

Albin Michel/Versilio, juin 2020, 448 pages, 21,90 €, ISBN 978-2-22645-154-5.

Genres : thriller, Histoire, science-fiction.

Laurent Portiche est diplômé de l’Institut des hautes études cinématographiques, docteur en philosophie et licencié en lettres. Dès le début des années 70, il est réalisateur de documentaires, de séries et d’émissions (scientifiques ou historiques) pour la télévision. Depuis 2017, il est aussi écrivain : Le retour des momies (Stock, 2017), Mémoire totale et Sagesse animale (Stock, 2018), Les enfants de Mathusalem et Harmonies (Stock, 2019), Les maladies rares (Buchet-Chastel, 2021) et la série Ernetti chez Albin Michel/Versilio, La machine Ernetti (2020), Ernetti et l’énigme de Jérusalem (2021), Ernetti et le voyage interdit (2022).

« Avant-propos. Aussi incroyable que cela paraisse, ce roman est basé sur une histoire vraie. Elle s’est déroulée à Rome, au Vatican. Un homme, un prêtre, aurait construit entre 1956 et 1965, en pleine guerre froide, une machine à voir dans le temps. Il s’appelait Peregrino Ernetti. Avec son « chronoviseur », le père Ernetti aurait rapporté toutes sortes d’images du passé, récent ou très lointain. Depuis, cette machine aurait été démontée sur ordre du pape Paul VI, puis dissimulée dans l’obscurité discrète d’une cave du Vatican. Pour quelle raison ? On l’ignore. À partir de là commence une histoire livrée aux seules limites de mon imagination. R.P. » (p. 9).

Mars 1938, région de Messine, nord-est de la Sicile. Ettore Majorana, 32 ans, « l’un des plus grands physiciens du vingtième siècle » (p. 11) fuit une idée « inspirée par le Diable » (p. 11).

Mars 1954. Le jeune père capucin Pellegrino Ernetti est au chevet du padre Pio. Le père Leonardo, envoyé du Pape, « un psychologue reconnu et un membre éminent de l’Académie pontificale des sciences » (p. 13), lui parle d’hypnose et de médecine psychosomatique. Il cherche un jeune assistant comme Ernetti qui a étudié l’histoire et la physique y compris la physique quantique.

Mars 1954, Vatican. Le pape Pie XII, considéré comme « un pape ‘dur’ et très conservateur » (p. 19) a arrêté l’expérience des prêtres ouvriers, « la plupart étaient rentrés dans le rang. Mais pas tous. » (p. 18). Des prêtres français manifestent pour les prêtres ouvriers, pour que l’Église soit au côté du peuple et s’engage dans une certaine libération comme le mariage des prêtres.

1955, dans le domaine de Leonardo. Le vieil homme né en 1881 fait écouter à Pellegrino une bande magnétique qu’il a enregistrée en janvier 1955. Or, ce qui est enregistré est une dispute entre son père et lui lorsqu’il avait 10 ou 11 ans, soit en 1891 ou 1892. Comment a-t-il pu « enregistrer un événement du passé » (p. 23) ?

1955, Rio, Brésil. L’évêque Montini, bras droit du pape Pie XII, doit rencontrer Alberto Pindare de Carvalho, surnommé l’Évêque Rouge, qui vit dans la plus grande favela de Rio, Rocinha, et qui appelle à une révolution sociale pour lutter contre l’asservissement des peuples par le capitalisme. Il veut créer un schisme et fonder l’Église des Pauvres avec des théologiens des pays voisins. Or l’Église catholique se bat contre le communisme et préfère éviter tout basculement politique au sein de l’Église et tout schisme que « le Saint-Siège [craint] autant que le Diable » (p. 29).

Dans ce roman, la religion rejoint donc la science, la politique et le social, la modernité donc et c’est ce qui fait sa force. Serait-ce une « réconciliation entre la science et la foi » (p. 23) ou une folie qui conduira la Chrétienté à sa perte ?

C’est pour éviter cette folie que le pape Pie XII convoque Leonardo et Pellegrino au Vatican en cet automne 1955. Le physicien Ettore Majorana que tout le monde croyait suicidé en 1938 vient de mourir dans un monastère de Calabre et Pie XII a reçu une lettre qui parle de ses travaux sur la physique quantique et les microparticules en particulier les neutrinos (qui étaient considérés comme des particules hypothétiques à l’époque). Montini, Leonardo et Pellegrino sont tenus au secret absolu et partent pour la Calabre pour récupérer « ses travaux mathématiques. Le reste, trois cents pages de calculs, […] conservé dans une caisse, dans sa cellule de Santo Stefano del Bosco. » (p. 35) puis les étudier dans le bunker des caves secrètes du Vatican.

En plus, les premiers manuscrits de la mer Morte ont été retrouvés en 1947 en Israël et des prêtres dominicains sont en train de les étudier (que vont-ils découvrir ?). Le père Hubert de Meaux, qui supervise tout ça en Galilée, envoie une de ses étudiantes, Natacha Yadin-Drori, Juive Ukrainienne, rodée au combat (entraînement de Tsahal, krav maga), récupérer le manuscrit de Dayoub volé après sa découverte, avec Thomas un archéologue français. De Meaux est lui aussi convoqué par le pape Pie XII, inquiet par toutes ces découvertes : vont-elles sauver la Chrétienté ou la mettre en danger ?

Natacha découvre dans le manuscrit récupéré quelque chose d’extraordinaire, des paroles prononcées par Jésus étaient déjà écrites par les Esséniens plus de cent ans avant sa naissance ! De leur côté, Leonardo et Pellegrino avancent dans l’étude des calculs de Majorana. « Cette histoire est vraiment abracadabrante. Avec ses équations mystérieuses, son savant un peu fou, une machine, un écran, on se croirait dans un roman de Jules Verne ! Le père Ernetti resta un moment silencieux. – Non, mon père, pas Jules Verne. Le père Leonardo le fixa surpris. – Pas Jules Verne, mais Herbert George Wells, l’auteur de La machine à explorer le temps. Ils se regardèrent interdits. Ils venaient de comprendre à quoi servait la machine de Majorana. […] – Non pas « voyager », pas se déplacer physiquement dans le temps, comme dans le roman de H.G. Wells, mais voir dans le temps. » (p. 66).

Pie XII n’a « jamais aimé la science, et encore moins la physique moderne » (p. 67) qui se mêle de ce qui ne la regarde pas… La Création a déjà été mise à mal « avec l’explosion de l’atome primitif des astronomes. Et maintenant, le voyage dans le temps ! » (p. 67). Mais il a une idée derrière la tête, « Si la machine fonctionne, nous aimerions pouvoir l’utiliser pour remonter, disons… de deux mille ans. […] Jusqu’à l’époque où a vécu et prêché notre Seigneur Jésus-Christ. […] Ce serait un grand moment dans l’histoire de la chrétienté, peut-être le plus grand […]. Nous montrerions au monde entier le visage authentique du Christ. » (p. 68).

Le lecteur est plongé dans un grand thriller, époques différentes, pays différents (principalement Italie, Israël et Brésil), personnages différents dont la personnalité et les caractéristiques se mettent en place peu à peu (mais rapidement quand même), chapitres courts (véritable page-turner) avec une grande érudition aussi bien historique que scientifique (les fers de lance de l’auteur). J’aime bien lire ce genre de romans (disons thrillers ésotériques) de temps en temps, en espérant qu’il n’y ait pas d’anachronismes et de choses trop tirées par les cheveux (je veux dire stupides et incompréhensibles qui mènent le lecteur en bateau). Ce qui n’est pas le cas ici, il y a une base historique et véridique (cette machine existerait, ça reste au conditionnel, lire l’avant-propos au début de ma note de lecture) mais l’histoire est passionnante et je ne vous en dis pas plus sinon je devrai arrêter trop souvent ma lecture pour noter des extraits !

Mais il y a de très bons passages, par exemple quand Natacha découvre avec Thomas le site de Qumrân où vivaient les Esseniens avec des rites précis avant l’arrivée de Jésus Christ, ou quand Natacha rencontre Pellegrino Ernetti pour travailler avec lui, ou quand Karol Wojtyla fait son apparition (dans le roman), avant de devenir le futur pape Jean-Paul II. Et aussi, à cette époque où les scientifiques parlent de physique quantique et de la théorie des mondes multiples (ou parallèles), imaginez ce que peut montrer une machine qui utilise des microparticules encore peu connues. Bref, ce premier tome m’a convaincue et je veux lire la suite, Ernetti et l’énigme de Jérusalem (2021) et Ernetti et le voyage interdit (2022).

Pour Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 15, un roman de plus de 400 pages, 2e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 31, un roman dont l’action a lieu dans une capitale européenne, ici Rome et le Vatican), Littérature de l’imaginaire #10, Petit Bac 2022 (catégorie Objet pour Machine), Polar et thriller 2021-2022 et Une semaine en Italie (avec un peu de retard). Et le nouveau Shiny Summer Challenge 2022 (menu 1 Été ensoleillé, option 1 Mort sur le Nil = policier et thriller).

Voyage au bout de l’enfance de Rachid Benzine

Voyage au bout de l’enfance de Rachid Benzine.

Seuil, collection Cadre rouge, janvier 2022, 84 pages, 13 €, ISBN 978-2-02149-559-1.

Genre : roman franco-marocain.

Rachid Benzine naît le 5 janvier 1971 à Kénitra au Maroc. Il arrive en France à l’âge de 7 ans. Il étudie les sciences humaines et l’économie. Il est professeur, auteur et prône le dialogue entre islam et christianisme (Nous avons tant de choses à nous dire avec le père Christian Delorme en 1998) et entre islam et judaïsme (Des mille et une façons d’être juif ou musulman avec Delphine Horvilleur en 2017).

« Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterré dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles. » (p. 9), c’est ainsi que débute ce court roman. Que s’est-il donc passé ? Vous allez le découvrir grâce à l’enfant, Fabien, qui raconte.

Ce qui va l’aider à tenir le coup ? La poésie et le souvenir des encouragements de son instituteur de CE2, monsieur Tannier. « Fabien tu seras un grand poète. Tu as tout pour réussir. Tes résultats scolaires sont excellents et tu as un imaginaire si créatif… » (p. 9). Mais le jour où il doit lire ses poèmes en classe, se parents lui annoncent qu’ils partent en voyage, tout est prêt, il n’y a pas à tergiverser… Son père lui a dit qu’il était trop curieux, qu’il était un kâfir (un mécréant) et qu’il allait finir en enfer… Le voyage fut long, parfois il a fallu se cacher, Fabien ne comprenait pas les langues qui étaient parlées… Et, lorsque la famille fut arrivée en Syrie, à Raqqah plus précisément, Fabien est devenu Farid. « Papa et maman, ils étaient très excités. Je les avais jamais vus aussi heureux. Ils m’ont dit que c’était le paradis ici. » (p. 12).

Pour Fabien fini les copains, fini la poésie, son père porte des vêtements amples et un turban, sa mère porte un niqab « tout noir » (p. 12). Il comprend que ce n’est pas le paradis et « qu’il fallait combattre le monde entier. » (p. 14). Ses amis et son instituteur lui manquent, ses grands-parents lui manquent… « Je commençais à en avoir assez de tout ça. » (p. 14), « ça me plaisait pas du tout d’être à Raqqah. » (p. 17).

Fabien se fait de nouveaux copains, joue au foot avec eux, fréquente l’école coranique, apprend l’arabe et entre chez les lionceaux du califat (le dessin, la danse, la musique, les jeux vidéo et la télévision sont interdits). Mais, un jour, son père doit partir pour tuer des « ennemis de l’islam » (p. 21).

Fabien va raconter les humiliations, la violence, la peur, la mort de son père, les remariages forcés de sa mère, la naissance de Selim, l’adoption de « Fatima, une petite de cinq ans dont les parents et les frères et sœurs ont tous été tués dans les bombardements de la coalition » (p. 41), la dure vie dans le camp d’Al-Hol en Syrie kurde avec les interrogatoires, la surveillance, les maltraitances, les maladies… bref l’horreur totale et cette affreuse question, « À onze ans, je suis un monstre ou une victime ? » (p. 76-77).

Voyage au bout de l’enfance aurait pu s’appeler Voyage au bout de l’enfer mais c’était déjà pris. Comment peut-on emmener son enfant dans un pays en guerre, dans un pays dans lequel des cinglés endoctrinés détruisent, tuent, torturent ? C’est inadmissible de faire vivre de telles horreurs à des enfants… au nom de quoi, de qui, de la folie tout simplement, de l’orgueil sûrement aussi. L’histoire que raconte Fabien est fictive mais on sait bien que tout est vrai, malheureusement vrai et que le courage ne suffit pas…

Après avoir lu Dans les yeux du ciel (qui m’avait moyennement plu) et Ainsi parlait ma mère (que j’avais beaucoup aimé), je ne pouvais que lire ce Voyage au bout de l’enfance. Un livre bouleversant où les enfants, victimes, sont abandonnés à leur triste sort mais ils ont déjà tout perdu alors que leur reste-t-il à part la mort ? Je suis sous le choc bien sûr.

Pour À la découverte de l’Afrique, Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 31, un enfant sur la couverture, 2e billet), Les textes courts et Tour du monde en 80 livres (Maroc, puisque c’est le pays dont l’auteur est originaire qui compte même si le roman se déroule ailleurs).

La messe de l’athée d’Honoré de Balzac

La messe de l’athée d’Honoré de Balzac.

Pour la LC (lecture commune) du 20 février avec ClaudiaLucia, Maggie, Miriam et Rachel. Lecture en numérique in Œuvres complètes d’Honoré de Balzac, La Comédie humaine, dixième volume, première partie Études de mœurs, troisième livre, 1855, pages 74-89. Sur Wikisource (30 pages, illustré).

Genres : littérature française, nouvelle, classique.

Honoré de Balzac naît le 20 mai 1799 à Tours (Touraine). Romancier, dramaturge, journaliste, critique littéraire, imprimeur, cofondateur de la Société des gens de lettres (en 1837), il est plus spécialement connu pour sa Comédie humaine (près de 100 romans et nouvelles) dans laquelle il analyse ses contemporains (bourgeoisie, commerçants, ouvriers, petites gens…) et la montée du capitalisme, plutôt dans le genre réaliste mais en abordant aussi parfois les côtés philosophique, poétique et même fantastique. Il inspire entre autres Gustave Flaubert (parallèles entre L’éducation sentimentale et Le lys dans la vallée ou entre Madame Bovary et Une femme de trente ans), Marcel Proust et Émile Zola. Il dévore les livres depuis l’enfance et étudie le Droit puis se consacre à la littérature. Il y a tant d’autres choses à dire sur Balzac mais je vous laisse les découvrir dans la biographie Honoré de Balzac, le roman de sa vie de Stefan Zweig ou ailleurs. Il meurt le 18 août 1850 à Paris. Je (re)lis Balzac de temps en temps. En février 2010, j’avais publié une note de lecture de La maison du Chat-qui-pelote (pour un autre challenge concernant les classiques), en octobre 2020, une note de lecture de Gobseck (Pour Les classiques c’est fantastique, Balzac vs Flaubert) et tout récemment Le cabinet des antiques et La peau de chagrin (pour les lectures communes avec Maggie).

La messe de l’athée est une nouvelle parue en 1836 dans La Chronique de Paris. Fondée par Balzac en 1835, cette revue littéraire (et politique) avait aux commandes non seulement Balzac mais aussi le critique littéraire Gustave Planche (1808-1857), le jeune Théophile Gautier (1811-1872) et les grands illustrateurs Honoré Victorien Daumier (1808-1879), Jean-Jacques Grandville (1803-1847) et Henri Monnier (1799-1877). Le premier numéro paraît le 1er janvier 1836 avec des textes de Victor Hugo (1802-1885), d’Alphone Karr (1808-1890) et ce ceux cités ci-dessus. La nouvelle est publiée en 1837 dans le tome XII des Études philosophiques (Delloy et Lecou) puis en 1844 dans le tome X des Scènes de la vie parisienne (édition Furne de La comédie humaine).

Mais un peu de place pour La messe de l’athée et ses principaux personnages, trois beaux personnages d’hommes, Desplein, Bianchon, Bourgeat.

Alors que la médecine s’enseigne et se transmet, un grand chirurgien, Desplein, est mort emportant avec lui ses secrets et son savoir-faire, « une méthode intransmissible » (p. 2) parce que, audacieuse comparaison de Balzac, les chirurgiens sont comme les acteurs, ils « n’existent que de leur vivant et [leur] talent n’est plus appréciable dès qu’ils ont disparu. » (p. 2-3).

Desplein était un athée « pur et franc » (p. 6), un athée comme les gens d’église ne le supporte pas… C’est que Desplein doutait, étudiait et qu’il découvrit « deux âmes dans l’homme » (p. 6). C’est pourquoi il est mort « dans l’impénitence finale » (p. 6) comme « beaucoup de beaux génies, à qui dieu puisse-t-il pardonner. » (p. 6). Pourtant l’homme pouvait être « prodigieusement spirituel » (p. 8).

C’est pourquoi Balzac choisit une énigme, une anecdote, pour honorer le chirurgien en chef, en la personne d’un des élèves auxquels il s’était attaché à l’hôpital : Horace Bianchon, interne à l’Hôtel-Dieu. Un jeune provincial, pauvre mais brave, droit, joyeux, sobre et travailleur (à l’époque, on disait vertueux).

Un jour Bianchon voit Desplein entrer dans l’église Saint-Sulpice « vers neuf heures du matin » (p. 11), ce qui est surprenant car « l’interne qui connaissait les opinions de son maître, et qui était Cabaniste en dyable par un y grec (ce qui semble dans Rabelais une supériorité de diablerie) » (p. 11-12) et il le trouva « humblement agenouillé, et où ?… à la chapelle de la Vierge devant laquelle il écouta une messe, donna pour les frais du culte, donna pour les pauvres, en restant sérieux comme s’il se fût agi d’une opération. » (p. 12). Imaginez l’étonnement de Bianchon !

Le soir, enfin, durant le repas au restaurant, après d’infimes précautions et « d’habiles préparations » (p. 12), Bianchon donne son opinion sur « la messe, en la qualifiant de momerie et de farce » (p. 12). Desplein « prit plaisir à se livrer à toute sa verve d’athée » (p. 13) avec des « plaisanteries voltairiennes » (p. 13). Bianchon, surpris, pense qu’il a rêvé le matin. Mais trois mois après cet épisode, un médecin de l’Hôtel-Dieu met les pieds dans le plat : « Qu’alliez-vous donc faire à Saint-Sulpice, mon cher maître ? » (p. 13). Alors l’année suivante, même jour, même heure que la première fois, Bianchon espionne Desplein qui se rend à Saint-Sulpice !

Je ne vous en dit pas plus. Il faudra lire cette jolie nouvelle de Balzac pour découvrir le mystère du « bocal aux grands hommes » (p. 16) dans la rue des Quatre-Vents (quartier de l’Odéon, 6e arrondissement de Paris).

Le lecteur découvre ici un Balzac plus cérébral, plus scientifique mais qui laisse toujours sa place à la belle écriture, la belle littérature et à une spiritualité qui ne doit rien à l’Église (le dilemme entre science et religion) mais à la sensibilité, l’empathie et les pensées vertueuses que l’on porte en soi, ceci même si l’on vit dans « les marécages de la Misère » (p. 17).

Le lecteur découvre aussi le travail acharné, obstiné, que doit fournir un étudiant (très) pauvre pour « accaparer des connaissances positives afin d’avoir une immense valeur personnelle, pour mériter la place à laquelle j’arriverais le jour où je serais sorti de mon néant. » (p. 18). C’est finalement une histoire touchante et émouvante, pas seulement celle de Desplein, celle de Bianchon mais aussi (et surtout) celle du pauvre et bon Bourgeat avec son « caniche mort depuis peu de temps » (p. 23), le seul être qui était dans sa vie, quelle tristesse… Combien d’humains avec une vie si pauvre, si seule, si triste et pourtant si pleine de bonté ?

Une histoire dans laquelle il faut se prémunir des riches, des jaloux, des égoïstes, des calomnieux, des méchants, ce qui n’a pas changé à notre époque !

Quelques mots sur Desplein. Médecin et chirurgien inspiré de l’anatomiste et chirurgien Guillaume Dupuytren (1777-1835), il apparaît entre autres dans Ferragus (1833) et dans L’interdiction (1836).

Quelques mots sur Horace Bianchon. Il naît en 1797 à Sancerre et apparaît dans La comédie humaine en 1837 dans César Birotteau (il est le cousin d’Anselme Popinot, employé de César Birotteau et assiste à un bal). Il apparaît ensuite régulièrement, encore étudiant (Le père Goriot en 1834, Illusions perdues en 1837-1843…) ou en tant que médecin (Étude de femme en 1830, La peau de chagrin en 1831, Splendeurs et misères des courtisanes en 1838-1847, La cousine Bette en 1846-1847 et Le cousin Pons en 1847…) et devient un grand médecin parisien. J’ai toujours trouvé incroyable les entrelacements et entrecroisements de personnages que Balzac a créés, c’est énorme !

Une très belle lecture, courte mais émouvante, que je mets dans 2022 en classiques, Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 8, un livre dans ma PàL depuis plus de 5 ans, depuis 35 ans même ! comme tous les titres de Balzac que je n’ai pas encore lus, 2e billet), Challenge lecture 2022 (catégorie 8, un classique de la littérature française) et Les textes courts.

La bibliomule de Cordoue de Lupano et Chemineau

La bibliomule de Cordoue de Lupano et Chemineau.

Dargaud, Hors collection, novembre 2021, 264 pages, 35 €, ISBN 978-2-50507-864-7.

Genres : bande dessinée française, Histoire.

Wilfrid Lupano naît le 26 septembre 1971 à Nantes (Loire Atlantique). Il étudie la littérature, la philosophie, l’anglais et se lance dans le scénario de bandes dessinées. Il reçoit plusieurs prix. Parmi ses titres : Little Big Joe (2001-2002), Alim le tanneur (2004), Le singe de Hartlepool (2012), Un océan d’amour (2014), Les vieux fourneaux (2014-2020, série en cours), entre autres. Récemment j’ai lu l’excellent Blanc autour. Plus d’infos sur The Ink Link, qu’il a cofondé avec un médecin, une experte santé autrice et une dessinatrice.

Léonard Chemineau naît en 1982 en France. Il est ingénieur de l’environnement et du développement durable. Sa première bande dessinée (il est auteur et dessinateur) paraît en 2012. Sur cette BD, il est dessinateur. Plus d’infos sur sa page FB et son tumblr.

Christophe Bouchard naît le 19 octobre 1972 à Rennes. Il est coloriste depuis 2005.

Cordoue, fin du Xe siècle. Les Omeyyades « ont fait de l’émirat d’al-Andalus un califat » (p. 3). « Cordoue est à son apogée et rayonne dans le monde entier sur les plans scientifique, politique et culturel » (p. 4) mais le calife Al-Hakam II meurt de façon suspecte et son fils, Hicham II, 11 ans et de santé fragile, est intronisé mais il vit reclus et c’est le vizir al-Mansur qui règne.

Tarid est le bibliothécaire de Cordoue depuis 40 ans mais il se trame des choses et, avec la jeune copiste Lubna, il essaie de faire sortir le plus de livres possible de la citadelle. Au même moment, Marwan se présente à l’entrée de l’Alcazar avec une mule récalcitrante et il est assommé par Lubna. Hop ! Les livres sont chargés sur la mule, « … beaucoup trop pour une telle bête » (p. 20) et Tarid s’enfuit avec la mule et de nombreux livres.

Tarid et la mule, Lubna et Marwan qui les ont rejoints, partent pour Batalyaws (Badajoz) mais le trajet n’est pas de tout repos et le vizir al-Mansur envoit des hommes armés à leur poursuite. « Je ne sais pas où tu comptes aller, Tarid… mais si tu crois qu’un rat de bibliothèque obèse peut traverser al-Andalus en échappant à mes armées… tu te berces d’illusions… » (p. 75).

Malheureusement la majorité des livres que Tarid n’a pas pu sauver sont brûlés… « Il est fini, le temps des bavardages scientifiques ! De ces sacrilèges qui éloignent le croyant du message de Dieu ! Fini le temps où l’on s’aveuglait avec cet héritage d’anciennes civilisations perdues ! Fini le temps des Grecs, des Juifs et des Chrétiens ! Assez de tout ça ! […] » (p. 88). « Rends grâce à Dieu en débarrassant le monde de ces écrits blasphématoires ! Embrase l’ultime bûcher ! – Qu’il en soit fait selon la volonté de Dieu ! » (p. 89). Quelle abomination, c’est surtout la volonté du vizir ! Brûler des livres, ce n’est pas parce qu’ils dérangent un dieu quel qu’il soit, c’est parce qu’ils dérangent un ou des humains qui ne veulent pas que le peuple apprenne, étudie, s’instruise, s’élève et aussi se divertisse…

Tarid, Lubna, Marwan, et même la mule lorsqu’elle ne pense pas à les manger, ont chacun leur vision des livres et de la culture mais ils vont tout faire pour aller au bout et en sauver le plus possible au péril de leur vie. Il y a aussi de l’humour et, en particulier, une histoire entre la mule et le mathématicien Al-Khuwarizmi !

En fin de volume, une longue postface de Pascal Buresi éclaire le lecteur sur les Omeyyades, Abbassides, Chiites, sur l’esclavage musulman du Moyen-Âge, l’islam durant la période de la fin du 7e siècle au tout début du 10e siècle, la politique, les campagnes militaires… « Quoique régulièrement attaquées, les bibliothèques ne disparaissent pas, elles changent seulement de propriétaires. » (p. 263).

Cette bande dessinée, au-delà de son contenu artistique et historique, est un beau livre, relié, aux tranches bleues, avec un signet. L’histoire de cette bibliomule et de ces compagnons de route – Tarid, Lubna et Marwan – est très bien racontée et dessinée, les couleurs sont chaudes contrairement à ce que la couverture bleue (couleur froide) laisse à penser. J’ai plongé avec plaisir dans cette histoire passionnante qui m’a appris des choses intéressantes. Le savoir est inestimable et, même si certains ont voulu le détruire par le passé et d’autres veulent toujours le détruire à notre époque, il reste toujours, il grandit même, il ne cesse de vivre, de grandir et il n’a pas de prix !

Vous n’êtes pas convaincus ? Allez lire cet article sur le site de Dargaud avec illustrations, extraits, vidéo et d’autres infos comme la pile des livres à sauver de Lupano et celle de Chemineau.

Pour les challenges BD : La BD de la semaine et Des histoires et des bulles (catégorie 28, une BD autour de l’art parce que pour moi, le savoir et tous ces beaux livres, avec des dessins, avec de belles couvertures parfois ornées de pierres précieuses, c’est de l’art). Plus de BD de la semaine chez Noukette.

Pour les autres challenges : Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 11, une bande dessinée ou un roman graphique), Challenge lecture 2022 (catégorie 41, un livre dont le titre comporte le nom d’une ville), Jeunesse young adult #11, Petit Bac 2022 (catégorie Lieu pour Cordoue) et Un genre par mois (le thème de janvier est fantasy ou aventure et j’ai lu cette BD le 29 janvier).

Lucie ou la vocation de Maëlle Guillaud

Lucie ou la vocation de Maëlle Guillaud.

Héloïse d’Ormesson, août 2016, 208 pages, 16 €, ISBN 978-2-35087-374-9. Il est paru en poche, Points, septembre 2017, 216 pages, 6,60 €, ISBN 978-2-75786-606-1.

Genres : littérature française, premier roman.

Maëlle Guillaud, née en 1974, est éditrice et Lucie ou la vocation est son premier roman. Son deuxième roman, Une famille très française, est paru en 2018.

Lucie, étudiante, est encouragée par Mathilde à entrer au prieuré. Sa mère et Juliette, sa meilleure amie (ses chapitres sont en italique), essaient de l’en dissuader mais Lucie devenue Marie-Lucie après ses vœux ira jusqu’au bout.

J’ai lu ce roman en entier car le sujet est bien traité mais je ne comprends pas du tout ce besoin d’aliénation soi-disant au nom de la foi que Lucie n’a même pas lorsqu’elle entre au prieuré ! Cette vie en communauté faite de privations et d’obéissance est basée sur un incroyable conditionnement… En plus, Lucie découvre les malversations de certaines sœurs ou de la mère supérieure : malveillances, coups bas, espionnage des sœurs, humiliations, gavage… Pourquoi se mentir à soi-même et aux autres ? Pourquoi avoir tellement peur de la vraie vie qu’on préfère s’en occulter ?

Attention, je n’ai absolument rien contre la foi qui, je pense, est quelque chose de personnel et pas de collectif. Mais chacun fait comme il l’entend du moment qu’il ne dérange pas les autres.

Quelques extraits

« Ici, c’est chacun pour soi et Dieu pour toutes. » (p. 45).

« Mais derrière ces murs clos, mon univers est aussi vaste que l’infini. Ne le vois-tu pas ? » (Lucie à sa mère qui lui rend visite).

« Les mois passent, les saisons défilent, mais le quotidien, lui, est lustré par des journées identiques aux précédentes. » (p. 97).

« Qu’a-t-elle fait d’autre depuis qu’elle est ici sinon écouter et répéter les réponses qu’on lui dictait. Elle a gommé sa personnalité […] A-t-elle progressé dans sa foi ? Elle en doute. Elle est devenue un pantin réglé et formaté à souhait. Qui ne pense plus. N’a plus de désir. Ni de rêves. Ni d’envies. Même son amour du Seigneur lui a été soufflé. » (p. 187-188).

Ce roman faisait partie des 68 premières fois 2016 et je remercie Nicole qui me l’avait envoyé. Il entre dans les challenges Bingo littéraire d’Hylyirio (n° 8, un livre dans votre pàl depuis plus de 5 ans), Challenge lecture 2022 (catégorie 21, un livre reçu mais il pouvait aller dans d’autres catégories) et Petit Bac 2022 (catégorie Prénom pour Lucie).